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Marylka/XIV

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette (p. 144-155).
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xiv



L e souvenir de la jeune israélite hantait le cerveau de Marylka, et, par tous les moyens, elle cherchait à la revoir, s’informant d’elle auprès des domestiques… Un après-midi, ayant fui le salon qui regorgeait de monde, elle aperçut, dans le grand jardin situé derrière la maison, Lia, qui, serrée dans un châle sombre, s’esquivait par la petite porte ouvrant sur la campagne. L’idée fantasque d’aller la rejoindre lui vint aussitôt. Elle courut s’envelopper, elle aussi, d’un voile de gaze noire, atteignit la porte basse, et suivit la jeune fille.

La route plate et aride aboutissait au cimetière, et il fallait toute la magie merveilleuse d’un soleil couchant pour mettre un voile de poésie sur ce coin désolé.

Lia marchait si rapidement qu’il était difficile de la suivre. Arrivée près du mur funèbre, la juive fit un crochet, parut s’orienter, puis brusquement enfila un petit sentier et disparut. À ce moment une troupe de soldats parut dans le chemin : Marylka effrayée n’eut que le temps de se jeter dans le cimetière dont la grille était entr’ouverte.

C’était un vaste champ d’une tristesse infinie, planté d’arbres noirs, semé de tombes délabrées qui s’effritaient, dévorées de salpêtre.

Marylka s’était mise à marcher au hasard, mais elle avait l’âme oppressée à cause de l’idée de tous ces morts entassés là en cet espace restreint, depuis tant d’années. Dans les grandes plaines de Podolie, on ne marchandait point avec une telle parcimonie la terre aux pauvres défunts !… Mais comme elle retournait à la grille, espérant rejoindre Lia, elle vit que la porte s’était subitement refermée et ne put, malgré ses efforts, parvenir à l’ouvrir. Une terreur la prit alors. Sans être peureuse, l’idée d’être enfermée à la tombée du jour dans ce champ des morts lui causait une impression pénible.

Le soleil descendait toujours, enveloppant d’une lueur sanglante une partie du cimetière, tandis que l’autre se noyait déjà dans les demi-ténèbres. La route était déserte maintenant, et seul le cliquetis lugubre de quelque couronne métallique se balançant aux branches d’une croix coupait le silence.

Peut-être y avait-il une issue le long du mur : elle marcha.

Soudain une clameur immense, qui semblait s’échapper de milliers de poitrines, monta solennelle dans la plaine, et c’était comme si toutes les âmes de ceux qui dormaient là d’un éternel sommeil se fussent réveillées dans ce crépuscule rouge de sang pour crier au ciel leur supplique.

Et les voix montaient, montaient toujours, emplissant de leur bruit de tempête la lugubre enceinte ; puis brusquement elles s’éteignirent, et ce fut le silence. Un tertre était là : Marylka, y étant montée, vit par-dessus le mur bas une foule compacte et recueillie de soldats, et elle comprit alors, aux grands feux allumés çà et là, qu’elle était près du camp et avait assisté à la prière du soir.

Rendue plus brave à cette pensée, elle retourna à la grille, et ayant réussi, cette fois, à faire jouer le pêne, elle s’apprêtait à sortir, quand des pas sonnèrent sur la route, et elle reconnut Lia accompagnée d’un officier dont la tournure particulièrement élégante ne lui était pas inconnue. Ils se parlaient très bas, elle émue, suppliante, avec des sanglots dans la voix, lui très calme, essayant de la convaincre.

Effarée, Marylka s’était rejetée en arrière ; mais, au moment où la route faisait un crochet, l’officier ayant relevé la tête, elle reconnut Thadée. Toute bouleversée d’avoir surpris ce secret, et comprenant seulement à présent l’imprudence de sa conduite, elle reprit le chemin de la villa, s’efforçant, malgré son agitation, de ralentir son pas, afin de donner à Lia le temps de rentrer avant elle.

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Les visites de Voytek étaient rares à la villa en raison de l’accueil un peu dédaigneux que lui faisait Catherine. Très fier, il avait deviné le mobile secret de la vieille demoiselle et se tenait à distance. Aujourd’hui, cependant, la tentation avait été trop forte. Ayant appris que le régiment de Thadée était de passage à Lublin, il se demandait si l’admiration si chaleureuse de l’officier avait résisté à ces deux années d’éloignement. Tant de folles équipées s’étaient succédé dans son existence depuis cette époque ! Il avait aimé si souvent, ou fait semblant d’aimer, compromis tant de femmes dans des mondes si divers !

Comme la soirée était superbe, Voytek avait pris par les champs afin de jouir plus longtemps du merveilleux coucher du soleil. Au moment où il atteignait la palissade qui entourait le jardin de la villa, il vit venir à lui, dans le crépuscule, Thadée en uniforme de dragon accompagné d’une femme dont le visage et la taille svelte se dérobaient sous les plis vagues d’un châle. Discrètement il avait rebroussé chemin sans être aperçu, mais pas si vite cependant qu’il n’eût vu la jeune femme s’élancer furtivement par la porte d’un jardin qui n’était autre que celui de la villa. Surpris de cette coïncidence, il regagna tout rêveur l’entrée principale du logis et pénétra dans la maison. Tout le monde y était en émoi : Marylka, disait-on, avait disparu depuis plus de deux heures, et maintenant que l’obscurité arrivait, l’anxiété était à son comble. Affaissée dans son fauteuil, Rose accusait Catherine d’avoir été trop sévère pour la petite.

« Oui, répétait Kanounia en s’essuyant les yeux, j’avais bien dit à Mademoiselle que la petite colombe finirait par s’envoler !… Et qui sait où elle est maintenant ? Sur la route de Konopka peut-être, ou bien à la rivière ? Dieu garde !… »

Les vieux, tout désorientés de ce cataclysme dans leurs habitudes, erraient ahuris, émettant vaguement l’idée d’aller dans tous les sens à la recherche de la jeune fille, mais toutefois ne bougeant pas.

L’arrivée de Voytek fut une délivrance.

« Laissez-moi faire », dit-il, et, suivant son idée, il se précipita vers le jardin. À ce moment, Marylka, haletante, serrant encore convulsivement autour de ses épaules le châle dont elle était enveloppée, émergea d’une allée ; mais, devant l’expression bouleversée de Voytek, elle devina qu’il se passait quelque chose… Sans doute on s’était aperçu de son absence, et elle allait encore avoir des ennuis !

« Enfin, vous voilà ! s’écria-t-il… D’où venez-vous donc ?… La maison est sens dessus dessous… Vos pauvres tantes vous croyaient déjà enfuie,… noyée, que sais-je !… » Vainement il essayait de maîtriser son irritation.

Elle le regarda un peu froidement :

« Vraiment, dit-elle en haussant les épaules, voilà bien des histoires pour peu de chose ! » Et, passant devant lui, elle s’élança dans la direction du salon.

« Jésus ! comme elle est pâle ! Mais d’où venait-elle donc ? que lui était-il arrivé ? »

Sans se démonter, avec un de ces sourires impertinents que Voytek se souvenait lui avoir vus si souvent jadis :

« Eh bien !… quoi ?… Il faisait-chaud,… j’ai fait une promenade ; le cimetière était ouvert… j’en ai fait le tour… et me voilà… Qu’y a-t-il de si extraordinaire dans tout cela ?

— C’est bien, dit Catherine : nous causerons plus tard ! Vous avez bouleversé toute notre société, et j’ai cru que votre tante allait se trouver mal !… »

Peu à peu les groupes s’étaient reformés, le calme était revenu et les conversations réprimaient leur train. Seul Voytek demeurait perplexe. Un doute horrible, une image obsédante torturait son esprit.

De loin, il observait Marylka, dont le visage restait d’une blancheur inaccoutumée. Elle allait, venait, causant avec les uns, ou bien, souple et câline, s’agenouillait devant tante Rose et lui baisait les mains comme pour solliciter son pardon. Et il épiait avec une fixité intense ces lèvres si pures, au contour angélique. Oh ! Dieu ! auraient-elles appris déjà la leçon de mensonge ? Lui aussi était d’une pâleur de cire, et tout ce calme, tout cet empire sur soi dont il était si fier avait disparu. Il n’était plus à présent qu’un juge qui veut savoir, interroger à tout prix !

Elle traversait justement le salon, très calme, souriante presque. Alors, avec un emportement inattendu, il courut à elle :

« Vous avez été horriblement imprudente ce soir !…

— Comme vous me dites ça, fit-elle avec une moue : c’est vous qui allez me sermonner maintenant, parce que j’ai esquivé une semonce ? »

Mais il ne l’écoutait plus, poursuivant son idée fixe :

« Vous êtes une enfant inexpérimentée, et vous ne comprenez pas que la vie est une chose grave,… remplie d’embûches,… de dangers !… »

Ah çà !… mais qu’est-ce qu’il avait donc ?

« Voyons ! tant de façons pour une pauvre petite promenade au cimetière !… J’en faisais bien d’autres à Konopka !

— Là-bas, ce n’était pas la même chose… Ici, vous oubliez que nous sommes en ville… les promenades y sont plus dangereuses, on peut y faire des rencontres… » Il s’arrêta. Sa voix était si âpre qu’elle en fut effrayée. « Oui, répéta-t-il, des rencontres !… »

Elle était devenue pourpre.

« Je ne sais ce que vous voulez dire ?

— Marylka, je vous en supplie, dites-moi la vérité. Osez-vous m’affirmer que tantôt, sur la route, vous n’avez rencontré personne ? »

Un instant, elle hésita, surprise. Jamais elle ne l’avait vu dans un état pareil ; la colère semblait le dominer, et brusquement son orgueil, à elle, éclata à son tour ; le rouge de l’indignation envahit son front :

« Pourquoi m’interrogez-vous de cette façon insultante ? dit-elle… Quels comptes ai-je à vous rendre ?… Eh bien ! si j’avais même rencontré quelqu’un sur cette route, que vous importerait ?… Ne suis-je pas libre ?… »

Elle semblait grandie, ses lèvres étaient frémissantes, et un éclair de révolte jaillissait de ses prunelles d’un bleu sombre.

Pourtant elle sentait bien, en lui parlant, que la colère l’emportait trop loin, qu’elle s’en repentirait plus tard ; mais c’était plus fort qu’elle ; son cœur était bouillonnant, sa tête en feu, elle ne se connaissait plus…

« Oh oui ! vous êtes libre,… bien libre, murmura-t-il sourdement, d’une voix pleine d’amertume… Je m’étais figuré que j’étais votre ami. Bah !… encore une illusion de moins !… Et maintenant… je n’ai plus qu’à m’en aller… »

Elle n’eut pas aux lèvres un mot pour le retenir… Très pâle, appuyée à la muraille, elle le regarda saluer une à une toutes les personnes du salon, puis étendre la main vers la portière et disparaître.

Au moment où le jeune homme franchissait la porte cochère de la maison, un fiacre s’arrêta devant lui, et Thadée, accompagné de deux de ses amis, en descendit.

Alors Voytek s’engouffra dans la grande rue, noire, mal pavée, et longtemps il erra au hasard, essayant en vain d’arracher cette douleur nouvelle qui s’était despotiquement installée dans son cœur.