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Marylka/XV

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette (p. 156-162).
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XV



D eux heures sonnaient à la cathédrale quand Voytek regagna son hôtel. Tout habillé, il se jeta sur le lit, mais c’est en vain qu’il chercha à trouver un peu de sommeil, la fièvre lui martelait le cerveau. Au reste, de l’étage d’en bas montait un tapage infernal, et c’étaient des hourras, des trépignements mêlés de refrains discordants : sans doute, une troupe d’officiers russes entrés après le théâtre et qui faisaient la fête. Cette joie brutale l’écœura : elle contrastait trop avec le néant désolé de son âme.

Ainsi il lui avait fallu ce déchirement de tout son être pour lire clairement ce qui se passait en lui ! Ah ! combien la résignation, le stoïcisme qu’il affectait jadis étaient de vains mots ! et ce qui était vrai, c’est qu’il l’avait toujours aimée, cette Marylka, cette enfant rebelle et sauvage, que tour à tour il morigénait ou bien écoutait charmé ! Il l’avait aimée avec toute la religieuse ferveur de sa nature tendre. Elle avait été l’étoile de son rêve, le but inavoué de ses espérances, sa madone enfin. Et jamais elle n’en avait rien su…

« Marylka !… murmurait-il en comprimant entre ses mains son front brûlant, ma petite Marylka, est-il possible qu’elle ait menti !… » Un sanglot lui déchira la poitrine. Oh ! l’effondrement était trop épouvantable !

Et, un à un, il récapitulait encore une fois tous les événements de la soirée, et il revoyait la pâleur de la jeune fille, son émotion… et sa colère ensuite quand il l’avait interrogée ! Oh ! Dieu ! il croyait encore entendre siffler à son oreille les paroles hautaines qu’elle lui avait, jetées. Mais… si elle n’avait rien à cacher ! si le hasard seul l’avait fait rencontrer Thadée sur la route,… pourquoi, elle toujours si franche, elle qui ne voyait de mal dans rien, ne le lui avait-elle pas avoué ?…

La fièvre brûlait son front. Il sentait qu’il se heurtait à une énigme. Une sourde irritation le prenait contre lui-même, contre le monde entier. Ah ! mieux valait partir,… retourner à la campagne, reprendre sa vie solitaire, et le travail ! le travail qui sauve, qui tue la pensée,… fuir surtout au plus vite la ville, cette agglomération malsaine de mensonges, de passions viles, où l’âme la plus pure finit par se déflorer !…

Il boucla sa valise, mais le souvenir impitoyable le poursuivait comme un cauchemar. Puis il se rappela l’expression si tendrement anxieuse avec laquelle elle l’avait regardé le soir de leur première entrevue à Lublin, quand il lui avait parlé de son projet de visite en Podolie, et le trouble qui s’était ensuite emparé d’eux…

Avait-elle alors soupçonné les rêves insensés qu’il avait échafaudés, et le véritable motif de sa déception lorsqu’il avait appris son installation définitive à Lublin ?… C’est qu’il comprenait si bien que, dans ce milieu artificiel et mondain, imbu de morgue et de préjugés, son âme simple s’atrophierait, qu’elle serait prise dans un inextricable engrenage et bien plus éloignée de lui que lorsqu’elle vivait au fond de ses steppes. Fallait-il, hélas ! que ses prévisions se fussent si tôt réalisées !… Il semblait vraiment que de l’accumulation de tous ces faits se dégageât une inéluctable fatalité. Oh Dieu ! pourquoi donc était-il au monde ? et surtout pourquoi avait-il reçu en partage une âme si accessible à la souffrance ?… Et puis dans quel but ces souffrances ? seraient-elles une expiation nécessaire ? rachèteraient-elles peut-être des fautes commises par d’autres ?… Il est des êtres à qui le mot bonheur ne s’appliquera donc jamais ?…

Ayant ordonné d’atteler il descendit. Comme il traversait la cour, il aperçut deux cosaques tenant par la bride un superbe alezan qui s’efforçaient, malgré les ruades de l’animal, de le faire pénétrer dans la grande salle enfumée du restaurant, où banquetait une bruyante troupe d’officiers. L’arrivée de l’animal fut saluée d’acclamations et de hourras ; un dragon ordonna aussitôt de lui verser, dans un seau de bois, force bouteilles de champagne, et tandis que le cheval, ahuri par cette boisson pétillante et inusitée, se cabrait, la bande de jeunes fous rangée en demi-cercle autour de lui se fit apporter flegmatiquement de grossière eau-de-vie.

Au milieu de la fumée épaisse, Voytek distingua son cousin. Il paraissait très animé. Un uhlan s’était mis à jouer une langoureuse valse de Tchaïkowski. Thadée se leva, empoigna une belle fille aux lèvres de carmin qui se dandinait provocante, une fleur au corsage, et fit quelques tours avec elle. Puis, s’arrêtant soudain, il jeta à la figure du garçon un billet de dix roubles.

« De l’eau-de-vie !… encore de l’eau-de-vie, cria-t-il, je propose de boire à la santé de la belle des belles ! »

Tous les yeux se tournèrent vers la danseuse.

« Non, dit-il dédaigneusement, ce n’est pas elle la dame de mes pensées ; celle dont je porte les couleurs s’appelle Marylka ! »

Son regard était vague, sa langue embarrassée, pourtant il se redressa le verre en main :

« Hourra pour Marylka ! cria-t-il.

— Hourra pour Marylka ! répétèrent en chœur tous les officiers en se pressant autour de lui pour l’interroger sur cette nouvelle conquête.

— Elle est blanche comme un lis du Dniester, ses cheveux ont des reflets dorés, ses yeux des éclairs de flamme, ses épaules… » À ce moment il fallut à Voytek toute la force de sa volonté pour ne pas aller souffleter son cousin.

Mais à quoi bon un scandale pareil qui compromettrait cent fois plus la jeune fille !

La fête tournait à l’orgie, une orgie morne, sans gaieté. On s’était remis à boire tout en brisant en mesure les verres et la vaisselle, puis un porte-enseigne ayant aperçu le seau de champagne abandonné par le cheval s’avisa d’en vider le reste dans le piano. Cet exploit fut accueilli par des hurlements, et les danses recommencèrent. Alors Voytek écœuré, l’âme bouillonnante de rage impuissante, regagna sa briska, et, ayant fouetté vigoureusement ses chevaux, les lança à fond de train sur la chaussée.