Massiliague de Marseille/p1/ch04

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Éditions Jules Tallandier (p. 75-92).


IV

LE MENSONGE DE FRANCIS


— Où est donc le señor Massiliague ?

— Où sont donc mes guides Francis et Pierre ?

— À huit heures du matin on ne dort plus.

— Ils devaient me prendre à l’aube, afin de poursuivre notre voyage.

Ces répliques clamées par Fabian Rosales et par son hôte, le jeune Cigale, s’entre-croisèrent au milieu de l’étonnement général.

Sur la table de la salle à manger, le petit déjeuner du matin était servi. Des vases de terre contenaient du lait fraîchement trait, du maté, du café, du pulque.

Dolorès Pacheco, Vera, Inès, Annina avaient déjà pris place. Elles considéraient l’hacendado et Cigale d’un air interrogateur. Et comme Fabian répétait :

— Où est donc le señor Massiliague ?

Vera répondit étourdiment :

— Il n’est pas rentré.

Tous les yeux se portèrent sur la jeune fille qui rougit et baissa la tête avec embarras.

— Pas rentré ? Que veux-tu dire ?

Le trouble de la fillette augmenta encore… elle ouvrit la bouche, tenta de parler, mais la voix s’étrangla dans sa gorge, et après un geste d’impuissance, elle se cacha le visage de ses mains.

Cette mimique incompréhensible accrut l’inquiétude des assistants. Par bonheur, Inès se décida à parler. Brièvement, elle dit sa conversation de la veille avec Vera ; comment celle-ci avait porté le sospiriano sur la fenêtre de Scipion ; comment, ne pouvant dormir, elle s’était levée, et avait ainsi aperçu le Marseillais s’éloignant de l’hacienda avec un inconnu.

— Il n’est pas revenu, balbutia tristement Vera.

À présent tous demeuraient silencieux.

Soudain la voix de la Mestiza s’éleva anxieuse. :

— Un guet-apens.

Les assistants frissonnèrent.

— Oui, reprit-elle avec force. L’indépendance des peuples a pour ennemis tous ceux qui vivent de l’oppression. Je suis certaine que l’homme associé par moi à la recherche du Gorgerin d’alliance est mort ou en danger.

Son accent avait fléchi en prononçant ces paroles lugubres ; mais sa faiblesse ne fut que passagère.

Dolorès se redressa de toute sa hauteur et d’un ton frémissant :

— En danger, il faut le sauver ; mort, il faut le venger !

Et se tournant vers Vera, dont les yeux brillaient.

— Dans quelle direction s’est-il éloigné ?

— Il a gagné le bois de Las Très Marias (les trois Maries) que vous voyez là-bas.

— Bien.

Prenant dans sa poche un sifflet d’or, la Mestiza en tira un son strident.

Presque aussitôt, la porte s’ouvrit et sur le seuil parut un Indien. Le nouveau venu avait le torse couvert d’une blouse de toile, serrée à la taille par une ceinture de cuir, encore revêtue de fourrure, qui supportait tout un attirail guerrier : machete (sabre d’abatis), navaja, cartouchière, poche à tabac. Une culotte large s’arrêtait aux genoux de l’Indien, laissant la jambe nue, sur laquelle s’enroulaient les lanières de mocassins, tels des serpents fauves sur une colonne de bronze.

Une toque de peau abritait le crâne du guerrier. Une plume d’aigle y était fixée, indiquant que son propriétaire avait rang de chef. De fait, l’indigène commandait aux Indios Mayos, dont Dolorès avait fait son escorte.

L’homme rouge s’était arrêté à trois pas de cette dernière. Immobile, il semblait attendre qu’elle lui adressât la parole. Mais ses yeux noirs, sans cesse en mouvement, scrutaient l’expression des visages.

— Le Puma (lion d’Amérique), dit la Mestiza, donnant à l’Indien le nom que sa légèreté lui avait mérité dans sa tribu, le Puma est un chef renommé parmi les Mayos dont les territoires de chasse sont baignés par le grand golfe de Californie.

Un sourire satisfait éclaira la face bronzée du Mayo.

— Il m’est dévoué, continua la jeune fille.

— Je suis à toi, doña Mestiza, comme le pulque est à l’aloès.

— Je le sais. Aussi est-ce à toi, chef, que je m’adresse pour retrouver l’homme blanc qui avait voué sa vie à la recherche du Gorgerin sacré, derrière lequel tous les Sud-Américains marcheront un jour.

Le Puma inclina la tête pour exprimer qu’il avait compris.

— Ce matin, un personnage inconnu est venu frapper à sa fenêtre, le señor Massiliague l’a suivi. Où est-il maintenant ?

— Les Mayos le sauront, doña.

Et pivotant sur la pointe des pieds, le chef quitta la salle. Tous se précipitèrent sur ses traces.

Dehors, le Puma modula la plainte de l’alligator à l’affût.

— Il ordonne à ses compagnons de s’armer et de le joindre, expliqua Dolorès.

En effet, de plusieurs points différents des cris semblables s’élevèrent. Le Mayo hocha la tête, puis il se dirigea vers la fenêtre qui s’ouvrait sur la pièce où Massiliague avait passé la nuit. Une bordure de pierre cernait le pied de la maison, formant un chemin solide bordé par une pelouse.

Le Peau-Rouge s’agenouilla sur les pavés et considéra les herbes voisines.

Ohao ![1] fit-il doucement.

Tous se penchèrent, comprenant que le Mayo avait découvert une trace ; mais ils eurent beau écarquiller les yeux, ils ne distinguèrent rien.

— L’Oiseau babilleur a passé par là, reprit le Puma désignant une touffe de gazon.

— L’Oiseau babilleur. ?… C’est ainsi que tu nommes le señor Massiliague ?

— Oui, doña. Près de lui était un blanc robuste, de taille moyenne.

— C’est vrai, appuya Vera, c’est vrai. Comment voyez-vous cela ?

— La terre révèle tout à ses enfants rouges, répliqua le chef avec l’emphase de ses congénères. Elle me dit que l’homme est du Nord. Son empreinte est plus longue que celle des blancs du Sud.

Se relevant, l’Indien se prit à suivre une ligne invisible pour ceux qui l’entouraient :

— Ils se promenaient en causant, poursuivit le Mayo… les hommes au visage pâle ne peuvent marcher sans que leur langue soit agitée.

— Ah ! chef ! interrompit l’hacendado, je serais curieux de savoir comment vous reconnaissez les traces d’une conversation ?

— L’Indien est muet. Son pied se pose toujours de même.

« Les faces pâles parlent : ils se tournent vers celui auquel ils s’adressent, et leur trace trahit ce mouvement.

La Mestiza approuva de la tête. Elle, qui, riche, adulée, avait courageusement revendiqué son origine indienne, se donnant elle-même le titre de « Métisse », était heureuse de voir l’indigène fournir une preuve de la merveilleuse perspicacité des chercheurs de traces.

Mais les neuf Mayos placés sous les ordres du Puma accouraient en armes, tenant leurs chevaux par la bride. L’un d’eux avait également en main la monture du chef.

Sans un mot, celui-ci montra le sol.

Les Mayos se penchèrent une seconde, puis tous firent entendre leur guttural :

— Ohao !

En même temps que le Puma, tous se trouvèrent en selle.

— Suivons-les, s’écria le Parisien Cigale, très intéressé par l’aventure. Je croyais que les sauvages n’étaient malins comme cela que dans les romans de Gustave Aimard, de Chevalier, de Gabriel Ferry. Je m’aperçois que je me trompais.

— Vous avez raison, déclara l’hacendado. Qui sait d’ailleurs si vos guides n’ont pas eux-mêmes été victimes…

— Nos braves chasseurs ? Sapristi… Mais alors, ils auraient été surpris, car ce ne sont pas des gaillards à se laisser occire sans se défendre. Or, les coups de fusil, cela s’entend…

— C’est vrai… En route, nous verrons bien.

Quelques minutes plus tard, les chevaux étaient amenés par des serviteurs. Fabian, Dolorès, Cigale se mettaient en selle, et adressant un salut aux señoritas Rosales désolées de n’être pas de l’expédition, ils s’éloignaient au grand trot, précédés par les Mayos.

Le Puma tenait la tête de la petite troupe. Sans une hésitation, il traversa les plantations d’aloès. Les traces, du reste, étaient nettes sur le sol poussiéreux où se plaît l’arbuste épineux.

À la lisière du bois, le chef mit pied à terre et se glissa dans le fourré, après avoir recommandé à ses compagnons de l’attendre.

Son absence dura un quart d’heure à peine.

— L’Oiseau babilleur est prisonnier, dit-il laconiquement.

— Prisonnier, s’écria Dolorès, de qui, de qui ? Parle, chef, parle donc.

— Gens du Nord.

— Des Américains ?

— Oui. L’un l’a conduit ici. D’autres cachés l’ont surpris au passage, attaché. Des chevaux étaient entravés à deux cents mètres à peine.

Cigale écoutait de toutes ses oreilles.

— Et mes guides ? dit-il enfin.

— Pas sur même piste… n’ai pas cherché ailleurs, la doña n’avait pas ordonné.

La jeune fille murmura :

— Les chasseurs n’ont rien à craindre. Le « Champion » seul était visé par les Nordistes.

— Puma, veux-tu nous conduire à leur poursuite ?

— Oui, doña.

Les longs éperons indigènes labourèrent les flancs des coursiers et toute la troupe s’élança au galop.

En un instant, on eut contourné le bois. La plaine s’étendait à perte de vue, nue, sablonneuse, parsemée de loin en loin de plantes épineuses… À l’horizon une bande sombre indiquait les rives boisées du Rio Grande.

Le bras du chef s’étendit dans cette direction.

Son geste n’eût-il pas été clair, que tous eussent compris en considérant le sol.

Les ravisseurs de Massiliague n’avaient pas pris la peine de dissimuler leurs traces. Les sabots de leurs montures, lancées au triple galop, avaient profondément entaillé la terre meuble.

On ne pouvait craindre de se tromper.

Avec la rapidité d’une avalanche, les cavaliers dévoraient l’espace. Les végétations, qui couvraient les berges du fleuve, grandissaient à vue d’œil. On les atteignit et l’on déboucha sur la rive même, à cinq ou six cents mètres du présidio de San Vicente, dont le clocher se dressait au-dessus de la cime des arbres.

Mais là, la piste s’interrompait brusquement. On eût pensé que les fugitifs avaient poussé leurs coursiers à l’eau, et traversé le fleuve à la nage.

Les Mayos se concertèrent un instant, puis ils se divisèrent en deux détachements dont l’un remonta le courant, tandis que l’autre le descendait au contraire.

Ce dernier du reste n’alla pas loin. À peu de distance, les guerriers firent halte, lancèrent un cri aigu qui ramena tous leurs compagnons auprès d’eux.

— Un gué, expliqua le Puma.

— Un gué, répéta Dolorès avec un accent impossible à rendre… Alors ils ont franchi le fleuve… ils sont sur le territoire des États-Unis.

La simple constatation de ce fait assombrit tous les visages.

Désormais Massiliague était captif, en pays ennemi, où lois, habitants, milices, intérêts, seraient opposés aux souhaits des Sudistes.

Est-ce que décidément la cause du Sud était condamnée ? Est-ce que le rêve patriotique de la Mestiza devrait à jamais renoncer à entrer dans la réalité ?

Comme tous restaient là, pâles, frémissants, indécis, le Puma appuya brusquement sa main sur l’épaule de Cigale et montrant l’autre rive :

— Guides, dit-il.

Le Parisien regarda du côté désigné et eut un cri :

— Vous dites vrai, mon ami rouge. C’est Francis, c’est Pierre !

En effet, les Canadiens, droits en selle, descendaient la berge opposée, faisaient entrer leurs chevaux dans le lit du Rio Grande, et, suivant les sinuosités du gué, se dirigeaient vers la troupe de la Mestiza.

Celle-ci eut un mouvement. Un instant, on eût pu croire qu’elle allait pousser son cheval à la rencontre des chasseurs ; mais Rosales retint l’animal par la bride :

— Attendez donc, dit-il doucement.

Francis et Pierre approchaient rapidement. Sur leurs visages, que l’on distinguait à présent, se lisaient la tristesse, l’embarras.

À quelques pas, Gairon porta la main à son sombrero et s’adressant à Cigale :

— Je vous demande pardon, señor, si je ne vous ai pas pris à l’aube, comme cela était convenu. Votre présence ici me dit que vous savez ce qui est arrivé… Vous comprenez donc que le plus pressé était de suivre l’homme en danger.

— Vous avez sagement agi, commença le Parisien.

Mais la Mestiza l’interrompit, son anxiété ne lui permettant pas de patienter plus longtemps.

— Que savez-vous ?

Le Canadien s’inclina derechef et dirigeant son cheval sur le terrain à sec :

— Mon engagé et moi nous dormions encore ce matin, quand un bruit de voix, puis le galop précipité d’une troupe de chevaux nous réveillèrent en sursaut. Au désert on est curieux… tout ce qui ne s’explique pas pouvant contenir un danger. D’un coup d’œil, nous nous comprîmes, et avec précaution nous explorâmes le bois. En un point voisin de la lisière, une courte lutte avait eu lieu. Un homme était venu de l’hacienda, en compagnie d’un autre, et là, il avait été assailli par des gens embusqués.

Le Puma écoutait comme les autres, hochant la tête d’un air approbateur :

— J’ai vu ces choses, murmura-t-il.

— Ah ! c’est vous, chef, s’écria Francis, qui avez conduit la señorita jusqu’au fleuve. Alors vous devinez notre raisonnement. Un homme, hôte de l’hacienda, les traces de chaussures ne permettaient pas de supposer qu’elles appartenaient à un peone… Un hôte donc avait été surpris, enlevé. Il importait avant tout de savoir qui avait commis le rapt et dans quel but on agissait. Nos chevaux étaient remisés dans une casa de vedero (guetteur, surveillant des champs) voisine. Nous les sellâmes et nous nous lançâmes sur la piste. Le Rio Grande del Norte atteint, nous découvrîmes aisément le gué. Sur la rive opposée, les traces reprenaient. Nous n’eûmes aucune peine à reconnaître la route que nous avons parcourue ces jours derniers avec le señor Cigale. Les ravisseurs se dirigeaient donc vers le fort Davis.

— Le fort Davis, répéta Dolorès. Alors ce malheureux Massiliague serait aux mains des Nordistes ?

— Hélas ! doña, reprit le Canadien, cela ne saurait faire doute. Voici d’ailleurs ce que j’ai trouvé…

Il tendait en même temps à son interlocutrice, un bouton de métal, sur lequel un numéro, cerné d’étoiles, était gravé.

— Qu’est-ce ? demanda-t-elle.

— Un bouton d’uniforme des garde-frontières de l’Union, perdu certainement par un des hommes de la troupe qui a opéré à San Vicente.

La Mestiza ne répondit pas. Elle avait courbé la tête, son corsage se soulevait avec violence.

— Oh ! gémit-elle, la cause du Sud doit-elle succomber dès le premier effort ? Le « Champion » accepté par tous est captif ; l’œuvre est frappée de stérilité.

Alors la voix tremblante de Francis s’éleva :

— Doña, dit le Canadien ; la vie des chasseurs est une longue guerre contre les hommes et contre les choses. Elle apprend à ne jamais désespérer. Un guerrier tombe, un autre le remplace… Le fusil qui tonne ne s’inquiète pas du nom du tireur, il sert bien quiconque a le regard juste et la main sûre.

Elle l’interrogea du geste :

— Je veux dire, continua-t-il, tandis que le tremblement de son organe se marquait de plus en plus, je veux dire : Massiliague est réduit à l’impuissance, ne perds pas ton temps à le rechercher. Sa captivité prendra fin, le jour où tu triompheras.

Et avec une sorte de ferveur :

— Car tu es l’âme de l’Indépendance du Sud… Toi libre, rien n’est perdu. Étends la main sur le front d’un vaillant et celui-là deviendra ton serviteur, ton « Champion ». Tu es la tête qui conçoit, qui dirige ; il sera le bras qui exécute.

À présent la Mestiza s’était redressée. Ses grands yeux, où brillait une flamme, se fixaient sur le chasseur.

— Chasseur, fit-elle enfin, tes conseils sont inspirés par un esprit sage. Mais quel guerrier aura le courage d’accepter désormais la mission dont tu parles, qui aura la prudence nécessaire au succès ?

— Moi, répliqua tout bas Gairon.

— Toi ?

— Moi, qui ai vu le jour au Canada, moi, descendant de Français, moi un Celte[2] comme celui que les Nordistes ont pris.

— Vous aurez ainsi deux bras au lieu d’un, s’exclama Pierre, car un bon engagé ne quitte pas son chef de file.

— Acceptez, reprit Francis. Le temps de conduire señor Cigale jusqu’à Piedras Negras et nous serons à vos ordres…

— Pas même ce retard, fit alors Cigale en se mêlant à la conversation, car je proposerai à la señorita un troisième bras, le mien. Je rentrais en France pour servir mon pays ; il me semble que je le servirai plus encore en restant ici quelques semaines. Acceptez, mademoiselle, acceptez ; faites-nous la grâce de nous commander.

Le jeune homme souriait et son sourire dérida les visages graves de ses auditeurs.

Dolorès elle-même se rasséréna, tendant la main à ses nouveaux alliés :

— Señores, j’ai appris qu’il y a cruauté à refuser ce qui est offert de bon cœur. J’accepte donc l’aide que vous voulez me donner. Puis avec un soupir :

— Rentrons à l’hacienda. Nous tiendrons conseil.

Et tous tournèrent bride. Seulement Cigale se rapprocha de Dolorès :

— Mademoiselle, a-t-on le télégraphe au présidio de San Vicente ?

— Oui, pourquoi ?

— Parce que je veux annoncer à des amis d’Europe que je stationne ici.

Elle approuva d’un signe de tête et le Parisien s’éloigna au galop dans la direction de la bourgade.

Au télégraphe il expédia ce télécablogramme :

« À son Altesse, le prince Rundjee.
« Moscou, 23, avenue Sous-Kremlin (Russie),

« Reste en Amérique pour servir intérêts français. Un mois, deux peut-être nécessaires. Lettre suivra. Attends votre avis que suivrai aveuglément. À vous, à Na-Indra, à Anoor, dévoué jusqu’à la mort… »

« Signé : Cigale. »

Cette dépêche transmise, le jeune homme se promena à travers la petite agglomération.

Il déjeuna dans une osteria (hôtellerie), où on lui servit del boccan, c’est-à-dire de la viande découpée en lanières et séchée au soleil et du quiritone, sorte de ragoût sans viande, composé de riz, de piments, de tomates et de citrons.

Le Parisien absorba le tout sans murmurer, bien que l’assaisonnement de ces mets lui arrachât mainte grimace. Mais à la limite du désert, il est sage de ne pas se montrer trop difficile.

Aux curieux qui l’interrogèrent avec l’indiscrétion enfantine de ces populations de la frontière, il déclara sans sourciller qu’il voyageait pour son agrément, qu’il se proposait de gagner la Vera-Cruz et de là Cuba, puis l’Europe, où il mettrait en ordre ses notes sur les contrées, les peuples, les coutumes.

Des chenolas (filles de la basse classe) vinrent promener leurs haillons crasseux autour de lui, cherchant évidemment à obtenir quelques talcos (monnaie de cuivre valant huit centimes) ; mais le Parisien n’était pas d’humeur à prêter attention à leurs visages barbouillés.

Vers le soir, Cigale se rendit de nouveau au bureau du télégraphe.

— Une réponse est arrivée pour le señor, lui déclara l’employé en lui remettant un papier rose sur lequel s’alignaient des lettres noires.

Et le voyageur lut :

« Al señor Cigale,
« San Vicente (Coahuila, Mexique)
.

« Savons ce qui se passe au Mexique. Approuvons tous décision prise. Cœurs suivront. Temps consacré à l’Amérique comptera comme service en France ; ai obtenu Administration russe négocier avec ministère français. Courage, prudence et souvenir ami. »

« Signé : Rundjee. »

Cigale eut un cri de joie.

Ceux qu’il avait quittés en Chine étaient rentrés sans accident à Moscou. Ils applaudissaient à sa résolution et lui envoyaient, viatique de tendresse, ces trois mots, origine de tout héroïsme : Courage, prudence, souvenir ami.

À diverses reprises, il porta le télégramme à ses lèvres, puis il le plia, le glissa sur son cœur, et quittant l’office télégraphique, il bondit à cheval, en criant :

— Maintenant, plus de sentiment ; des actes. Cigale, mon vieux camarade, souviens-toi que tu es parigot, le parigot qui connaît l’argot mais non les obstacles. Sursum corda ! dirait le Cigale bien élevé que l’instruction a transformé, ce Cigale qui jadis aurait prononcé avec la Dame aux sept petites chaises : « Sursaute, cordage ! » Mais le Cigale de la rue que j’étais autrefois est devenu un lettré qui connaît ses auteurs.

Puis, rendant la main à son cheval, il reprit le chemin de l’hacienda Rosales.

Comme il dépassait le petit bois où s’était accompli l’enlèvement de Massiliague, il lui sembla percevoir un bruit de voix.

D’un mouvement brusque il retint sa monture et prêta l’oreille. Sans doute, il avait été le jouet d’une illusion, car il n’entendit plus rien.

Il se remit en marche en murmurant : — Je me suis trompé. C’est la brise du soir qui chuchote dans le feuillage.

Et d’un temps de trot il gagna l’hacienda où il fut accueilli à bras ouverts.

Cigale ne s’était point mépris, comme il le pensait. C’étaient bien des voix humaines qui avaient frappé son ouïe.

Dans une éclaircie du bois, où la lune projetait sa lueur argentée, Francis et son engagé campaient.

Continuant la comédie commencée la veille, ils avaient prétexté de leur horreur pour les habitations et avaient ainsi obtenu, sans éveiller les soupçons, licence de passer la nuit à la belle étoile.

Et maintenant seuls, dans le bruissement des feuillages agités par le vent, sous la lueur mélancolique de l’astre nocturne, ils s’entretenaient à voix basse.

Un instant, ils s’étaient interrompus au passage de Cigale. Jusqu’à ce que le jeune homme se fût éloigné, ils observèrent un silence prudent, puis Gairon reprit d’un accent hésitant, l’accent de celui que le remords assiège et qui cherche à se tromper lui-même :

— Que dis-tu, Pierre ?

— Dame ! À bien prendre les choses, vous avez bien fait d’obéir au nommé Joë Sullivan.

— C’est bien là ta pensée ?

— Bien sûr. Vous me connaissez assez pour savoir que ma langue n’aime pas lancer le mensonge.

— Tu es franc, mon brave compagnon.

— Eh bien alors, croyez-moi. Si vous aviez refusé de vous offrir à la Mestiza pour l’aider à rechercher le Gorgerin en question, est-ce que vous vous figurez que notre « engageur » se serait contenté d’empocher notre refus et de se croiser les bras ?

— Non, sans doute.

— Il aurait déniché un autre serviteur. Avec de l’or, on embauche toujours assez de coquins pour une mauvaise besogne.

Francis secoua mélancoliquement la tête :

— C’est ce qui m’a décidé.

Et avec un profond soupir :

— Seulement, je suis malheureux, Pierre, malheureux au point que j’aurais joie à m’introduire dans la bouche le canon de ma carabine et de lâcher le coup.

— Bon ! En voilà un moyen de raccommoder les affaires. Vous, mort… le Sullivan soudoie un des coquins dont je parlais à l’instant…

— Oui, oui, je me rends compte de cela.

D’un ton sombre, le chasseur ajouta :

— Jolie situation, je ne peux même pas me tuer !

L’engagé considérait son compagnon d’un air attristé. Aucun mot consolateur ne se présentait à son esprit. Il comprenait l’impasse dans laquelle l’acte signé au Yankee avait poussé Francis, l’avait poussé lui-même.

Ils étaient, de par leur signature, les serviteurs de Joë pour près de sept mois encore.

Sans doute, bien des gens auraient pensé que l’honneur n’est point entamé lorsque l’on rompt un engagement dont le but est une action méprisable ; mais les coureurs de prairies ont un code de loyauté à eux. Manquer à la parole donnée, qu’elles qu’en soient les conséquences, leur apparaît comme une félonie.

— Je dois mentir à la noble Mestiza, s’exclama Gairon avec une véhémence soudaine, marcher à ses côtés en la trahissant, apprendre d’elle la cachette du joyau, gage de l’émancipation des Sudistes, et faisant le jeu des Saxons du Nord, des ennemis de ma propre patrie, leur livrer le Gorgerin d’alliance.

D’un geste violent, il brisa une branche qui était à sa portée.

— Et cela, je ne veux pas le faire… Je ne veux pas que la doña, la sainte créature, soit désespérée ; je ne veux pas qu’elle méprise le pauvre chasseur Francis, dont l’ambition serait de mourir pour elle.

Les yeux de Pierre exprimèrent l’étonnement :

— Eh là ! eh là ! chef, — les engagés appliquent volontiers ce titre au chasseur qui les commande. — Vous m’avez l’air de mettre votre cœur en opposition avec votre cervelle. Vous signez noir et vous désirez blanc.

— Tais-toi, ordonna durement Francis.

Mais son accent s’adoucit aussitôt :

— Pardonne-moi, mon brave camarade, pardonne-moi. Je ne vois pas clair en moi-même. Jusqu’à l’instant où nous sommes entrés dans Mexico, je croyais que les hautes futaies, les prairies sans limites, les fleuves aux eaux limoneuses, les montagnes escarpées pouvaient seuls fixer l’attention d’un homme sensé. Du jour où j’ai mis le pied dans la cathédrale, parmi le peuple attentif, mon âme s’est transformée. Je n’ai plus vu, plus entendu que la Mestiza…

— Bon ! Des idées de mariage, commença l’engagé en riant.

Mais Francis le regarda si sévèrement que le rire se figea sur ses lèvres.

— Mariage ? Ce mot a pu sortir de ta gorge sans la brûler. Moi ! le trappeur grossier, n’ayant d’autre qualité que d’être sûr de ma carabine… et elle, la sainte, l’inspirée, celle que des millions d’hommes ont acclamée, adorée à l’égal d’une madone…

— Là, là, chef, ne vous fâchez pas… À mon idée, un homme, qui abat un bison à cent pas, n’est point un mari à dédaigner… avec lui, on est assuré que le gibier ne manquera pas à la maison…

— Tu es fou.

— Si vous voulez… Vous êtes le chef, je ne suis que l’engagé. Vous parlez, je dois dire amen. Seulement, je serais curieux de savoir ce que vous souhaitez que je pense.

Le Canadien haussa les épaules sans répondre.

La Logique terre à terre de son compagnon l’embarrassait.

Quoi ? il avait signé la promesse de servir fidèlement Sullivan durant une année. Que celui-ci l’employât à telle ou telle besogne, qu’importait ! Aucune responsabilité ne pouvait rejaillir sur lui, puisqu’il était le serviteur. Le maître seul est responsable des ordres qu’il donne.

Alors pourquoi compliquait-il à plaisir sa situation ? Pourquoi s’avisait-il de sympathie pour celle qu’il était chargé de combattre ? Lui, dont toute l’existence avait été si simple, si nette, se résumant dans cette devise : Je dois, je paie ; par quel artifice, par quel philtre, avait-il acquis les sentiments complexes qu’il découvrait en lui ?

Est-ce que Pierre avait raison ? Est-ce qu’il aurait commis l’insigne stupidité de laisser son âme s’envoler vers la Mestiza ? Avait-il imité le coyote (chien des prairies) qui, la nuit, aboie aux étoiles comme si les lampes d’or de la voûte céleste pouvaient être émues par ses cris ?

Non, non, mille fois non… Et pourtant, alors que ses lèvres se crispaient pour formuler la dénégation énergique, au fond de son être, une voix mystérieuse, jamais entendue jusqu’à cette heure, murmurait :

— Si, tu es l’insensé, si, tu es le coyote.

L’athlétique Canadien se passa la main sur le front pour chasser ces réflexions importunes ; mais la pensée n’est point une visiteuse facile à mettre à la porte. Plus obstinée, plus tenace, elle représentait les mêmes choses à l’esprit de Francis.

Enfin, le géant appuya le bras sur l’épaule de son engagé :

— Pierre, fit-il d’une voix douce.

— Chef ?

— Tu estimes comme moi que trahir la doña est mal.

— Oui, mais le moyen de faire autrement ?

— Il existe peut-être.

À cette déclaration, Pierre eut un sursaut :

— Vous l’avez trouvé, chef ?

— Je le crois.

— Et vous me le direz ?

— À l’instant.

— Vous ferez bien, car c’est peut-être que ma cervelle est épaisse, mais cela me paraît joliment difficile de rester les engagés du nommé Sullivan et de ne pas exécuter ses ordres.

— Nous les exécuterons.

— Ah ? murmura le compagnon de Francis d’un air ébahi… Nous les exécuterons. Alors nous trahirons la doña ?

— Non.

— Non ?

Pierre se prit le crâne à deux mains :

— Tenez, chef, j’ai vu un jour, dans un journal, une espèce d’image que les gens des villes appellent un rébus. — Dans les villes, n’est-ce pas, ils n’ont pas les joies de la prairie et ils s’ingénient à chasser leur ennui. — Eh bien, ce que vous me contez me produit le même effet que cette image… cela me donne mal à la tête.

Un sourire attristé entr’ouvrit les lèvres de Gairon.

— Je m’explique. Pendant sept mois encore, nous appartenons à Joë Sullivan.

— Oh ! ça, c’est clair.

— Quels sont ses ordres ? Remplacer ce brave garçon, qu’il tient prisonnier, auprès de la Mestiza.

— Toujours clair. C’est fait cela.

— Bien. En second lieu, nous devons suivre la doña jusqu’à la cachette du collier.

— Oui.

— Une fois là, le lui enlever pour le rapporter à Joë.

— Tout cela, c’est de l’eau de roche.

Francis se rapprocha de son compagnon et, abaissant la voix, il lui murmura à l’oreille :

— Si la Mestiza ne parvenait à prendre le bijou inca-atzec qu’après l’expiration de notre engagement, nous ne serions plus tenus de le lui voler.

Le visage de Pierre s’éclaira.

— Je comprends.

— Ah !… Et tu approuves ?

— Naturellement. Mais cela dépend du hasard seul.

— Non encore, cela dépend de nous.

— Alors, je n’y suis plus.

Une seconde, Gairon demeura la bouche ouverte sans proférer aucun son. On eût dit qu’il n’osait prononcer les paroles décisives.

Enfin ses sourcils se froncèrent ; ses traits contractés trahirent l’effort, et la voix devenue rauque :

— En temps ordinaire, nous souhaitons arriver vite aux territoires de chasse. Nulle précaution ne nous paraît superflue pour dépister les Indiens qui nous barreraient le passage.

— Oui.

— Aujourd’hui, faisons le contraire. Si j’ai bien saisi le sens des ordres de la doña, nous devons traverser le Texas et nous enfoncer dans les solitudes du territoire indien.

— C’est ce qu’il m’a semblé entendre.

— C’est un voyage de deux à trois mois… qu’il s’agit de faire durer le double, le triple. Pour cela, accumulons nous-mêmes les obstacles ; négligeons les précautions usuelles. Attirons sur nous les Peaux-Rouges, les pirates du désert, les garnisons américaines.

— Et, conclut philosophiquement Pierre, faisons-nous fusiller, poignarder, scalper, torturer de toutes façons.

Francis eut un regard sévère :

— Si tu as peur, va-t’en ; je te rends ta liberté.

Les traits de l’engagé se couvrirent d’une teinte livide :

— Peur… Si un autre que vous, chef, disait cela, je ne donnerais pas un cent (environ cinq centimes de monnaie des États-Unis) de sa peau. Cependant je dois vous faire remarquer qu’avec votre combinaison, on a de fortes chances d’arriver au bout de sa carrière avant l’heure fixée par le destin.

— Je te le répète. Si cela ne te convient pas, tu es libre de me quitter.

— Un engagé n’est jamais libre d’abandonner son chef.

— Alors ?

— Je vous suivrai partout, même au diable.

Les mains des deux hommes se cherchèrent, s’étreignirent nerveusement :

— Donc, reprit Francis avec une fervente exaltation, nous périrons pour elle, avec elle, s’il le faut ; mais le gage de l’union sudiste n’ira pas aux Yankees.

— Comme il vous plaira, chef.

Le Canadien se frotta les mains :

— À cette heure, je me sens le cœur plus léger, et rien ne s’oppose à ce que je fasse le signal convenu, destiné à apprendre au guetteur, laissé par Sullivan, que tout a marché au gré de ses désirs.

Après un temps, il ajouta :

— Tout, oui, excepté cette chose ignorée qui, aujourd’hui, a parlé en moi pour la première fois…

Ce disant, il s’était dressé sur ses pieds.

Son compagnon l’imita, et tous deux traversèrent le bois, suivant une ligne oblique, qui les conduisit à la partie de la lisière opposée à celle qui faisait face à l’hacienda Rosales.

Là, les chasseurs dressèrent un bûcher de bois sec, auquel ils mirent le feu.

Une flamme claire pétilla bientôt dardant ses langues blanches vers le ciel.

Tout au loin, une autre lueur s’alluma.

— On nous répond, fit joyeusement Francis ; notre signal a été aperçu.

Et dispersant du pied les tisons enflammés :

— Inutile d’entretenir plus longtemps un phare que des indiscrets s’étonneraient de voir.

Quelques étincelles, quelques grésillements encore ; de nouveau l’obscurité régnait en maîtresse sur la plaine.

— Dormons, reprit le Canadien d’un ton assourdi. Nous avons rempli l’engagement signé devant Sullivan… ; maintenant il faut tenir la promesse que nous avons faite devant le ciel.

— Mourir pour elle, répéta gravement Pierre en se découvrant, les yeux levés vers la voûte sombre où scintillaient les constellations.

— Mourir avec elle, s’il le faut, acheva Francis.

Un moment encore, les deux hommes restèrent debout, absorbés par une muette invocation, puis ils s’enveloppèrent lentement dans leurs couvertures et s’étendirent sur le sol.

Dans le grand silence de la nuit, les chasseurs dormaient, insoucieux du redoutable serment prononcé à l’instant. Ceux qui, par le fait d’une conception étroite de l’honneur, allaient provoquer le trépas, reposaient, et la lune, comme une lueur amie, pailletait de blanc les feuillages, les troncs moussus, les herbes, autour d’eux.

  1. Ohao ! (Bon !) Ce mot correspond au Ochs ! des Indiens du Nord.
  2. Les Canadiens français se considèrent comme des Celtes, et non comme des Latins. Ils ont raison d’ailleurs. L’Irlande, le pays de Galles, l’Écosse, la France, la Belgique, la Hollande, le Hanovre, toute l’Allemagne jusqu’à l’Elbe, la Suisse, une partie de l’Autriche, l’Italie, l’Espagne, le Portugal, étaient habités par les Celtes. La conquête romaine fut un accident de la vie de ces peuples et, par erreur, les moines latinistes du moyen âge répandirent cette affirmation fausse que les pays catholiques étaient de race latine. Les premiers, les Canadiens, les Irlandais, les Gallois ont recouvré la conscience de leur véritable atavisme. En France, dans l’Allemagne celte, beaucoup de bons esprits travaillent à rendre aux nations l’idée juste de leur race et de leur tradition. Peut-être un jour prochain verra-t-il luire l’aurore de la Confédération des Celtes du monde, c’est-à-dire de la race supérieure à toutes les autres.