Massiliague de Marseille/p1/ch05

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Éditions Jules Tallandier (p. 93-107).


V

AU FORT DAVIS


Quand les légions de César eurent soumis la Gaule, les Romains, avec des troupes peu nombreuses, maintinrent le calme dans le pays en construisant des camps retranchés (castra) sur les points culminants.

Dominant les plaines environnantes, chacun de ces forts rappelait sans cesse aux vaincus que les soldats de la ville (Urbs, par un u majuscule, selon l’orgueilleuse orthographe des citoyens de Rome) avaient, outre l’avantage de la discipline, celui de la position stratégique. Une pareille constatation était une invite éloquente à la prudence, à la soumission.

Mais les Romains, originaires, d’après la tradition virgilienne, de l’Asie Mineure (émigrants de Troie en flammes), étaient devenus, de par leur croisement avec les peuples d’Italie, des Celto-Asiates, unissant à la cruauté de l’Orient la générosité des Celtes, la race supérieure de l’humanité, celle où se recrutent les poètes et les soldats, c’est-à-dire ceux qui immolent leur âme ou leur corps sur les autels du rêve idéal ou de la patriotique réalité.

Aussi, après les premiers excès qui accompagnèrent la victoire, les légions se montrèrent-elles douces aux tribus gauloises, leur inculquant les principes d’une civilisation plus raffinée. Une seule classe fut persécutée, celle des druides dépositaires de la philosophie de Gaule, dont la religion effarouchait les faciles philosophes panthéistes, dont l’imagination avait peuplé l’Olympe de dieux, de demi-dieux, de héros, attribuant le ciel à Jupiter, les enfers à Pluton, les mines à Vulcain, l’océan à Neptune, en entourant ces personnages sacro-saints d’esprits bons ou mauvais.

Imitant la tactique des Romains, les Américains des États-Unis ont hérissé les hauts plateaux de leur pays de forts, dans lesquels de petits détachements tiennent garnison ; seulement, comme ils sont de race saxonne, la race sanglante, cruelle et pratique, ils ont usé de leur supériorité d’armement et de position, pour détruire les Peaux-Rouges, premiers habitants du sol.

Quelques centaines de mille Indiens errent encore aujourd’hui dans les plaines du « territoire non organisé du Texas » et du « territoire indien », reste misérable d’une population de plusieurs millions d’indigènes, qui disparaîtra vraisemblablement avant un siècle.

Les terres occupées par ces malheureux représentent encore, il est vrai, une superficie double de celle de la France ; mais si l’on songe que, depuis l’année 1880, les colons saxons ont confisqué une étendue huit fois plus considérable, après avoir détruit les habitants rouges, on comprend que les jours des Indiens sont comptés.

Il suffit de comparer la colonisation celtique du Canada et du Sud-Américain, où les colons se sont mêlés aux peuples indigènes, sans les éliminer, à celle des Saxons pour voir combien sont différentes les races rivales, celte et saxonne.

Pour l’humanité, pour les destinées de la terre, puissent les Celtes triompher un jour de leurs ennemis séculaires !

Le fort Davis, situé au centre du fouillis de collines désigné par les Espagnols sous le nom de sierra Santiago (chaîne de Saint-Jacques) ; par les Yankees, sous celui d’Apaches mountains (montagnes apaches), est un vaste quadrilatère bastionné. Au centre de l’ouvrage se trouvent la caserne, le logis des officiers, la résidence du capitaine-commandant.

Cette dernière, construite sur le modèle des maisons espagnoles, avec un spacieux patio (cour) intérieur, sur lequel s’ouvrent les appartements et un toit en terrasse, semblait être le théâtre d’un événement d’importance.

Devant la porte d’entrée, les soldats de la garnison, à l’uniforme gris, étaient réunis en un groupe curieux. Les yeux interrogeaient avidement les deux lieutenants Wilde et Raper, et le cornette Jankins, qui, debout sous le vestibule, causaient avec animation.

Chaque expression du visage des officiers, chacun de leurs gestes étaient notés, commentés par les troupiers.

Soudain, parut une grande fille brune, servante de mistress Hodge, épouse du commandant.

Elle dit aux officiers quelques mots que les curieux n’entendirent pas et s’éloigna.

Le lieutenant Wilde la suivit.

Tandis que les soldats se perdaient en conjectures sur la portée de cet incident, Wilde, toujours précédé par la domestique, traversait le patio. Une fontaine en occupait le milieu, lançant un jet d’eau qui retombait en poussière liquide dans une vasque de marbre multicolore, et rafraîchissait ainsi l’atmosphère brûlante.

Le long des murs, une véranda à colonnettes ménageait aux habitants une promenade ombreuse, où les dames étaient assurées de pouvoir mettre la délicatesse de leur teint à l’abri des ardeurs du soleil.

Sous l’auvent, les portes ouvertes permettaient à l’air de pénétrer à l’intérieur des appartements.

La servante se dirigea vers l’une des ouvertures et la désignant à l’officier :

— C’est là, monsieur le lieutenant.

Puis, après une révérence familière et mutine, révérence de soubrette de comédie, elle s’enfuit vers les communs.

Wilde la suivit un instant des yeux, frisa sa moustache, rouge comme ses cheveux, et franchit la porte qui lui avait été indiquée.

Dans la salle, que les jalousies abaissées maintenaient dans une pénombre bleutée, trois hommes étaient assis autour d’une table, sur laquelle se voyaient un carafon de whisky et des verres.

L’un était Joë Sullivan.

Les deux autres portaient les titres et noms de capitaine Hodge, commandant le fort Davis, et de révérend Forster, pasteur et administrateur du Texas.

Le commandant apparaissait comme un de ces hommes incolores dont on ne dit rien. Son visage éteint, ses cheveux blond fade, ses yeux clignotants de myope dénotaient la faiblesse, le défaut d’initiative.

Tout autre se montrait le pasteur Forster. Grand, maigre, sec, la face ascétique, des yeux noirs ardents, profondément enfoncés sous l’arcade sourcilière, le nez carrément coupé, le front têtu, tout en lui indiquait l’être volontaire jusqu’à la cruauté.

Ministre du culte méthodiste, intrigant et habile, Forster avait réussi à se faire nommer gouverneur du Texas. De suite, en cette immense province, on avait senti sa main. Chefs de forts-frontière, magistrats municipaux des agglomérations clairsemées sur la surface du territoire, juges, nommés avec l’assentiment de la supreme court (cour suprême), doctors-professors, teachers, learning-schoolers, primars, etc., tous avaient reconnu chez le pasteur une volonté à laquelle on ne résistait pas.

Ce méthodiste habile semblait avoir repris les procédés de gouvernement des cardinaux politiques Richelieu et Mazarin.

Or, cet homme étrange était arrivé la veille au soir au fort Davis, une heure après Sullivan qui ramenait Massiliague prisonnier et les soldats avec lesquels il avait accompli son hardi coup de main.

Joë contait justement les détails de l’expédition au capitaine Hodge. Il exultait, déclarant qu’il allait conduire son captif à Washington, lorsque l’on annonça le révérend Forster.

Celui-ci, introduit aussitôt, avait exhibé un ordre du Conseil fédéral, lui octroyant toute autorité en ce qui concernait les mesures à prendre relativement à Scipion Massiliague, Dolorès Pacheco, et généralement tout individu se rattachant de façon quelconque à l’affaire de la Confédération du Sud-Américain.

Et comme Sullivan se récriait, furieux d’être replacé au second rang, le pasteur lui dit tranquillement :

— Mon cher sir, je ne conçois pas votre mauvaise humeur. Vos services sont connus ; on les récompensera magnifiquement. Espériez-vous davantage ?

— Non, répliqua le Yankee d’un ton rogue.

— En ce cas, reprenez un visage souriant. Je resterai à votre égard un ami, et je ne ferai pas ressortir la maladresse de votre conduite.

— La maladresse ?

— Le mot vous choque, je le déplore, mais il est le seul juste. Persécuter ceux qui se dévouent à une cause, c’est faire des martyrs, créer une tradition, accentuer une évolution qui se serait éteinte d’elle-même en face de la seule indifférence.

Sullivan ricana :

— Alors, à votre avis, il fallait laisser la Mestiza arriver tranquillement au gîte du Gorgerin d’alliance, il fallait…

— Il fallait réfléchir, interrompit sèchement le gouverneur. En réfléchissant, vous auriez reconnu la nécessité de permettre à la señorita Dolorès de continuer son voyage sans encombre, jusqu’à l’heure où des Indiens, ceux-là même qu’elle proclame ses amis, ses alliés, l’auraient massacrée avec sa suite pour la punir de leur avoir menti.

À cette singulière proposition, Joë ne trouva rien à répliquer, mais son regard, son geste interrogèrent.

— Vous ne semblez pas comprendre, expliqua le pasteur avec une imperceptible nuance de dédain, je vais tenter de vous rendre la chose tangible.

Et après un temps :

— Jadis, les Atzecs habitaient des territoires, dont la science n’a pu encore préciser l’emplacement, mais qui étaient situés à l’intérieur des pays occupés actuellement par les États-Unis. Cette contrée inconnue était désignée sous le nom de Tchicomoztoc ou des Sept Cavernes, et la nation se subdivisait en sept tribus : Yapica, Tiacochcalca, Huitznahuac, Cihuatepaneca, Tchalmeca, Tlacatecpneca et Izquiteca.

« Plus intelligentes, plus civilisées, comprenant bien que leur union était la garantie de leur force, ces sept tribus soumirent les nations comanche et apache, s’ouvrant ainsi un chemin vers le Mexique. Par le Rio Grande del Norte, des émigrants descendirent vers le Sud et finirent par se fixer dans la vallée de Mexico.

« À l’arrivée des Espagnols, quelques-uns, plutôt que de subir le joug des conquistadores, évacuèrent le pays, et rejoignant le Rio del Norte, revinrent dans leur patrie d’origine. Les Comanches et Apaches, redevenus indépendants depuis longtemps, mais toujours pénétrés de respect pour les Atzecs, leur livrèrent passage sans lutte. Ainsi les fugitifs purent s’enfoncer dans les déserts où coule le fleuve, et disparaître sans laisser de traces. Où sont leurs descendants ? Je l’ignore, et personne aux États-Unis ne saurait m’éclairer à ce sujet.

Sullivan écoutait. Son visage exprimait si clairement combien l’utilité de ce résumé d’histoire atzèque lui échappait, que Forster s’en aperçut :

— Ne vous impatientez pas, cher sir ; pour vous faire voir clair, il était nécessaire d’allumer la lanterne. Ce qu’il nous faut, c’est, d’une part, de soulever contre la señorita Dolorès l’inimitié des Indiens, afin qu’ils la suppriment eux-mêmes, sans que nos milices aient à se mêler de l’exécution ; et, d’autre part, afin d’obtenir cet effet, de convaincre les Peaux-Rouges que cette jeune personne romanesque vise la popularité au moyen d’une imposture.

— Si vous réussissez à leur persuader cela, je suis prêt à me déclarer un imbécile garçon, indigne de dénouer les lacets de vos brodequins.

Le pasteur eut un regard d’une cinglante ironie :

— Je n’exige point de vous des affirmations aussi désobligeantes à votre endroit. Il me suffit de savoir que vous avez l’humilité de les penser.

Puis sans s’apercevoir de la rougeur du Yankee, cinglé jusqu’aux moelles par l’impertinence de la réplique :

— À cette heure, l’œuvre de désagrégation est commencée. Des émissaires indiens, dont je suis sûr, vous entendez bien, absolument sûr… parcourent les villages apaches, les bourgades comanches… À cette heure encore, des journaux sud-américains, subventionnés par moi, préparent des articles que j’ai inspirés. Or, vous figurez-vous ce que disent mes envoyés ce qu’écrivent les journalistes ?

— Ma foi non.

— Eh bien, ils répandent une histoire de ma façon, une histoire qui va jeter le doute dans bien des esprits, une histoire qui rendra impossible la Confédération et amènera certainement la mort de la malheureuse insensée dont l’imagination a bouleversé le continent américain.

Il est impossible de rendre la pitié hypocrite, la cruauté larmoyante avec lesquelles ces derniers mots lurent prononcés.

Encore que les scrupules ne le gênassent guère, Sullivan frissonna. Il venait d’entrevoir l’abîme de l’âme du pasteur.

Celui-ci pariait toujours :

— L’histoire, la voici. Le Gorgerin inca-atzec, commandé par le roi péruvien Huascar et par le roi mexicain Montezuma, le Gorgerin aux six pendeloques d’opale, aux six pendeloques de lapis-lazuli, ce Gorgerin n’a jamais été exécuté. Il est resté à l’état de projet, dessiné par un artiste ignoré — ce dessin existe, en effet, et je m’en sers — mais les orfèvres, les joailliers n’ont point été conviés à le fabriquer.

— Ah ! murmura Joë déconcerté par la prodigieuse fourberie que son interlocuteur développait cyniquement devant lui… La Mestiza est ainsi accusé de mensonge…

— Accusée… et convaincue… Les dessins relatifs au Gorgerin ont été envoyés à un bijoutier réputé de Paris… Eh ! Eh ! les temps sont durs pour la bijouterie, les bonnes aubaines sont rares… Bref, ce brave homme proclame urbi et orbi que le joyau lui a été commandé par doña Dolorès Pacheco qui, dans quelques semaines, le recevra dûment empaqueté, cacheté, ficelé, après avoir eu un délai normal suffisant pour simuler la recherche du « totem nouveau ».

Certes, Sullivan était un bandit. Un assassinat lui paraissait la chose la plus naturelle du monde, dès l’instant qu’il servait ses intérêts, mais la duplicité du gouverneur le révolta.

— Tout cela est de la calomnie.

— Vous l’avez dit, cher sir, vous l’avez dit. La calomnie, cette arme des infâmes papistes, que moi, pasteur méthodiste, je n’emploie qu’à regret… ; la calomnie que je réprouve, mais que mon patriotisme excuse. Au surplus j’ai envoyé aujourd’hui même un courrier à l’hacienda de San Vicente, où la señorita Dolorès s’était arrêtée… ; j’avise cette pauvre jeune fille des dangers qui l’entourent, je la supplie de ne pas poursuivre sa marche vers le Nord. En un mot, je donne aux États-Unis l’attitude la plus correcte en cette affaire, et j’espère que tous les gouvernements apprécieront la noblesse de nos procédés.

— Mais si elle se laisse persuader, fit Joë respirant plus librement, la Mestiza sera sauvée.

Les yeux de Forster se fermèrent à demi et avec un regard oblique de félin :

— Elle serait sauvée, en effet, si elle suivait mes conseils ! Mais hélas ! la colère divine s’abat sur elle. Mon courrier envoyé, j’ai appris qu’elle avait quitté San Vicente depuis une semaine, remontant vers le Nord en longeant le Rio Grande, de sorte que mon émissaire ne saurait plus la rencontrer.

Et levant les bras au ciel, le perfide personnage psalmodia :

— De sorte que l’infortunée créature est perdue, bien perdue. Ainsi l’a voulu le Très-Haut. Prions pour elle, cher sir, prions et résignons-nous. Les desseins de la Providence sont impénétrables, et il n’appartient pas à l’homme de chercher à les comprendre. Sorti de la poussière, destiné à y retourner, je me prosterne et je crie des profondeurs de mon humilité : que la volonté du Tout-Puissant s’accomplisse maintenant et dans les siècles des siècles.

Les cheveux de Sullivan se dressèrent sur sa tête en entendant les paroles du pasteur. L’indolent capitaine Hodge lui-même éprouva une sorte de commotion. Mais aucun des deux ne prononça un mot.

Forster les épouvantait. Ils venaient de comprendre que cet homme sinistre briserait comme verre tout obstacle placé en travers de sa route. La plus respectueuse critique même attirerait sa redoutable colère sur l’imprudent qui l’aurait formulée.

Satisfait sans doute de leur soumission :

— Il se fait tard, conclut le pasteur. Capitaine Hodge, faites-moi donner une chambre. N’importe laquelle, avec une natte pour m’étendre. Je ne suis pas de ces êtres qui se complaisent dans les douceurs du luxe. Je suis habitué à mener mon corps rudement, s’il le faut, et j’ai su souvent, dans ma vie, accepter d’un cœur joyeux les privations.

Puis, changeant de ton :

— Demain, je verrai le prisonnier Massiliague. Je ne doute pas de le gagner à notre cause. Les Français sont intelligents et ils ont horreur de la fourberie.

C’était la présence du gouverneur qui, le lendemain matin, provoquait la curiosité des soldats de la garnison du fort Davis, curiosité qui fut portée à son paroxysme lorsque la servante de mistress Hodge vint chercher le lieutenant Wilde pour le conduire dans la salle où le commandant de l’ouvrage et le pasteur étaient déjà installés en face l’un de l’autre.

L’officier s’était arrêté sur le seuil.

— Wilde, commanda le capitaine Hodge, prenez deux hommes avec vous et amenez ici le… — il hésita une seconde, puis continua : — le voyageur enfermé dans la casemate N° 2.

Le lieutenant salua et, pivotant sur ses talons, prit le pas gymnastique, afin de marquer à son supérieur son empressement à exécuter ses ordres.

Alors le pasteur se tourna vers Joë Sullivan qui, le visage renfrogné, assistait silencieusement à l’entretien :

— Sir Joë Sullivan, vous semblez mécontent. Vous avez tort. Vous serez magnifiquement récompensé de votre zèle. Et dans mon rapport sur la question, j’éviterai de dire combien naïfs me paraissent les arguments que vous avez employés jusqu’ici.

Le Yankee se leva à demi :

— Naïfs ?

— Sans doute… ; rasseyez-vous.

Sullivan obéit.

— Écoutez-moi avec calme. Supposez que le champion du Sud, Massiliague, je crois ?…

— Oui, Scipion Massiliague.

— Ait été occis, comme vous le souhaitiez primitivement. Supposez que le chasseur canadien engagé par vous découvre, aidé par la Mestiza, la cachette du Gorgerin atzec-inca ; supposez même qu’il le vole, qu’il nous l’apporte. Cela empêchera-t-il la Mestiza, les Mayos qui l’accompagnent, les Indiens chez lesquels elle se rend, d’affirmer l’existence du précieux totem ? Non, n’est-ce pas ?…

Et comme Joë, avec un regard significatif, posait la main sur la poignée du machete passé à sa ceinture, le révérend Forster fit entendre un rire moqueur :

— Vous êtes expéditif, digne sir. À la rigueur, on pourrait détruire la petite troupe de la Mestiza, mais oseriez-vous assurer, que la même opération s’effectuera avec certitude contre une ou plusieurs tribus du territoire indien ?

Cette fois, le Yankee garda le silence. La question l’embarrassait.

— Non, n’est-ce pas ? poursuivit le pasteur. Avouez-le donc de bonne grâce. Ma combinaison au contraire fait disparaître tous les risques. Les Comanches massacrent la Mestiza et ses compagnons. Le joaillier parisien livre le Gorgerin. Que reste-t-il dès lors de l’Union du Sud ? Rien : l’objet qui devait les rallier est faux. En outre, qui oserait accuser les États-Unis d’être pour quelque chose dans un soulèvement des peaux-Rouges, soulèvement que nos milices réprimeront avec une exemplaire sévérité, et dont le résultat sera probablement la suppression du territoire indien et sa constitution en État ?

Mais Sullivan secoua la tête :

— Avez-vous une objection à formuler ? continua Forster sans se départir de sa politesse cauteleuse, parlez sans crainte ; toute critique justifiée m’est agréable.

— Eh bien, votre combinaison, mon révérend, ne supprime pas le danger principal.

— Qui est ?

— L’existence du véritable Gorgerin.

Le rire du gouverneur s’accentua :

— Vous ne réfléchissez pas, cher sir. Savez-vous où est ce Gorgerin ?

— Non.

— La Mestiza et son escorte massacrées, quelqu’un pourra-t-il désigner l’endroit ?…

— Pas davantage.

— Alors, c’est comme si ce joyau n’existait pas ; un objet introuvable est égal à zéro. Je vais même plus loin. Le bijou fût-il découvert, que, grâce au doute jeté par mes soins dans l’esprit des populations, il passerait pour apocryphe… Donc…

— Je m’incline.

— Et bien vous faites. Vous verrez que je sais tenir compte des bonnes intentions.

Puis, d’un ton, léger qui contrastait avec le sens des paroles :

— À propos, vous n’avez pas une amitié profonde pour les chasseurs canadiens Francis et Pierre ?

— Une amitié… ma foi, non.

— Ce ne vous serait pas un chagrin cuisant s’il leur arrivait malheur ?

— J’hériterais de deux mille dollars que je n’aurais plus à leur payer.

— Alors, tout est au mieux ! Dans une entreprise comme la nôtre, quand on déchaîne les Indiens, il est assez difficile de leur dire : « Frappez ceux-ci, épargnez ceux-là. »

— En effet.

— D’ailleurs, des chasseurs accoutumés à la prairie doivent savoir se tirer d’affaire tout seuls.

— Je partage votre avis, mon révérend.

À ce moment, un bruit de pas, accompagné de cliquetis d’acier, retentit dans le patio.

Le gouverneur mit un doigt sur ses lèvres et vivement :

— Voici notre homme. Il s’agit de le gagner à notre cause, afin que la France ait à nous remercier d’avoir protégé un de ses nationaux contre les embûches tendues par les fourbes Sud-Américains. La France, c’est l’opinion de l’Europe avec nous.

Dans l’encadrement de la porte, Scipion Massiliague paraissait, escorté par le lieutenant Wilde et par deux miliciens armés.

En apercevant Sullivan, le Marseillais tomba en arrêt :

— Té, fit-il, c’est ce drôle !

Le poing fermé, il fit un pas vers Joë, mais ses gardiens le retinrent aussitôt.

— Lâchez-moi, mes colombes, s’écria le brave garçon… le temps de lever le pied deux ou trois fois en l’honneur de ce faquin…

Et comme les soldats le maintenaient de plus belle, il regarda alternativement le lieutenant Wilde et le capitaine Hodge :

— Bagasse ! Des officiers s’opposent à ce que je botte un couard, un bonneteur du duel, qui résout une affaire d’honneur par un coup de Jarnac ! Gentlemen, le mépris pousse dans mon cœur, comme un cactus dans une serre !

Le brave Méridional était lancé, sa verve inépuisable allait cingler les assistants durant de longues minutes ; mais la voix sèche du révérend Forster se fit entendre :

— Silence, disait le gouverneur. Silence, monsieur Massiliague. Veuillez me prêter une oreille attentive. Ensuite, vous vous fâcherez tout à votre aise, si vous croyez encore la colère justifiée.

— Je préfère me fâcher tout de suite, rugit Scipion.

— Le retard sera minime, reprit imperturbablement le pasteur. Répondez seulement à cette question. Que pensez-vous de sir Sullivan ici présent ? Est-il votre ami ?

Massiliague éclata de rire :

— Tenez, vous êtes un farceur, vous… Vous me déridez… Sullivan, mon ami ! Pécaïre, il m’aime comme le lapin aime le chou… Toutes dents dehors.

— Vous vous trompez.

— Je me trompe ?…

— Entièrement. La preuve est qu’en vous provoquant, en vous enlevant, en vous amenant ici, au fort Davis, sir Joë exécutait mes instructions et avait pour but de vous arracher aux mains de gens qui surprenant votre bonne foi, vous conduisaient à une mort certaine et sans gloire.

L’audacieuse affirmation du gouverneur médusa Scipion. Forster profita de son mutisme momentané pour continuer d’un ton emphatique :

— Au milieu de l’univers encore réactionnaire, flottent les drapeaux de deux républiques sœurs : les États-Unis, la France ! La sympathie la plus vive, née d’un commun amour de la liberté, existe entre les deux pays. Voilà pourquoi moi, gouverneur du Texas, j’ai voulu protéger un Français contre les entraînements de sa généreuse nature…

— En m’enfermant dans une casemate, interrompit le Marseillais recouvrant enfin la voix. En effet, j’y étais protégé contre le froid, le chaud et la lumière.

Mais la plaisanterie ne démonta pas le pasteur.

Celui-ci daigna sourire du bout des lèvres, puis avec calme :

— Ne vous hâtez pas de juger. Permettez-moi, avant toute chose, de vous conter l’histoire vraie du Gorgerin d’alliance, dont vous ne connaissez à cette heure nue le roman.

Les lèvres du Marseillais s’entr’ouvrirent… on eût cru qu’une exclamation allait en jaillir. Point. Elles se refermèrent sans avoir laissé échapper aucun son.

Forster parla donc.

Il développa avec force commentaires la fable imaginée par lui pour jeter le trouble dans l’esprit des Sud-Américains : la commande du Gorgerin à un joaillier parisien, le voyage de recherches simulé.

— Comédie politique, conclut-il, à laquelle vous êtes mêlé par hasard et dont je ne veux pas que vous partagiez les dangers et le ridicule.

Massiliague avait écouté. Son visage, d’abord grave, s’était éclairé peu à peu.

— Eh ! pitchoun, s’exclama-t-il, voilà qui est machiné de même qu’un vaudeville du grand théâtre de Marseille. Je retire mon épingle du jeu… Pécaïre, il faudrait être coquillage comme une huître de la Madrague pour s’obstiner… Je renonce, je renonce. Je vais de ce pas m’embarquer pour l’Europe. Un tour sur la Cannebière me vaudra mieux qu’une course dans le désert.

Il disait cela avec une telle rondeur que Forster ne douta pas d’avoir joué son interlocuteur.

En véritable homme du Nord, d’ailleurs, il avait le mépris inné des gens du Midi, légers, hâbleurs, prompts à sacrifier aux qualités brillantes de l’imagination la faculté solide de raisonnement.

Aussi s’efforça-t-il de rendre aimable sa face ascétique :

— Hélas ! cher monsieur, je ne puis, à mon grand regret, vous rendre la liberté.

Scipion le considéra avec un étonnement profond :

— Vous ne pouvez ?…

— Les circonstances, cher monsieur, les circonstances. À cette heure, savez-vous ce qui rampe autour du fort ?

— Non.

— Des espions chargés de vous reprendre, de vous ramener à l’aimable Mestiza, de vous replonger plus avant que jamais dans les bizarres conceptions de cette jeune fille au cerveau exalté.

Le Marseillais inclina la tête d’un air convaincu :

— Alors je reste prisonnier.

Le révérend leva les mains vers le plafond.

— Prisonnier ! Fi ! le vilain mot. Vous êtes libre d’aller, de venir dans l’enceinte du fort. À la première occasion, je vous ferai conduire sous bonne escorte à la gare du railway, et par le Nouveau Mexique, le Kansas, le Missouri et l’Illinois, vous parviendrez à Aurora, à quelques lieues de Chicago, où le chef du district militaire vous offrira un amical asile, jusqu’à ce que luise le jour attendu qui mettra fin à la folle équipée de la señorita Dolorès Pacheco.

— Donc, me laisser dorloter, résuma Scipion ; manger, boire, dormir et me promener avec des amis préposés à ma garde.

Forster s’inclina.

— Ça me va, poursuivit le Marseillais ; vivre dans la bombance me convient. Pour commencer, j’accepterai sans façon une chambre confortable et une collation abondante.

— Le capitaine Hodge va vous conduire.

Déjà l’officier blond s’était levé sur un signe du pasteur.

Scipion lui prit familièrement le bras :

— De gardien vous devenez hôtelier, capitaine. Troun de l’air ! Je vous félicite, et moi aussi, de cet avancement.

Puis saluant Joë et le gouverneur :

— Sans rancune, mes chers bons, sans rancune. Je vais me substanter, et ensuite, nous dirons du mal de cette petite espiègle de Mestiza… A-t-on jamais vu pareille folle ?… Me faire travailler dans les postiches !

Il entraînait en même temps le capitaine. Tous sortirent.

Alors Forster eut un rire grinçant de crécelle et frottant nerveusement ses mains sèches l’une contre l’autre :

— Pas forts, ces Français. Il a avalé l’hameçon sans difficulté.

— Oh ! appuya Sullivan, ces gens de France ne voient pas aussi loin que le bout de leur nez. Ce bavard avait donné tête baissée dans mon chapelet de duels, à Mexico, et sans l’intervention d’un peuple imbécile…

— Nous n’aurions plus à le nourrir, acheva le pasteur. Ne regrettez rien, mon fils, ce qui est arrivé tournera à la plus grande gloire des méthodistes et de la République des États-Unis.

Mais changeant de ton :

— Les soucis de la politique m’accordent une trêve. Excusez-moi de vous quitter.

Or, à cet instant précis, Scipion, laissé seul, dans une chambre claire et gaie, en face d’une table copieusement servie, mangeait à belles dents, tout en réjouissant sa pensée de ce monologue :

— Va bien, mon fils, va bien. Le gouverneur t’a servi une superbe galéjade de son pays. Compte qu’un citoyen de Marseille va digérer pareille balourdise… Tu m’as pris pour une bécasse, mon bon… attends… je vais t’assaisonner à l’huile. Vé ! N’ayons pas l’air d’avoir l’air… Le myope volontaire a de bons yeux… Une sardine ne bouche pas l’entrée du port… Je te glisserai entre les doigts… Dioubiban ! Et je joindrai cette petite Mestiza que tu traites de menteuse.

Il engloutit une énorme bouchée et termina :

— Pauvre bonhomme du Nord… ça veut souffler dans les voiles latines… Pas d’haleine, mon bon… À bon vent la tartane et gouverne bien… Le dernier qui rira, pitchoun, ça sera pas toi.

Comme on le voit, Scipion n’était pas aussi persuadé que le supposait le révérend Forster.

Du reste, aucun mot ne trahit la méfiance du joyeux Marseillais ; aussi quand, huit jours plus tard, on le conduisit à la gare du fort Davis et que le train se fut ébranlé, emportant Massiliague et deux officiers, affectés à sa garde, le pasteur s’écria le plus sincèrement du monde :

— Le plus difficile est fait. Occupons-nous à présent de Dolorès Pacheco.

Durant le voyage, Scipion causa gaiement avec ses compagnons. À le voir, nul n’aurait soupçonné qu’il dissimulait.

Comment se défier d’ailleurs d’un être dont la langue est sans cesse en mouvement, d’un être qui raconte sa jeunesse, sa vie, ses affaires commerciales, ses amitiés, qui semble professer pour la discrétion un mépris poussé jusqu’à l’épouvante ?

Les officiers échangeaient fréquemment des regards railleurs. Évidemment ils se gaussaient du pauvre sire. Tant et si bien qu’en arrivant à Aurora, après trois jours et trois nuits de sleeping-car, ces messieurs n’avaient plus aucune méfiance de leur prisonnier.