Massiliague de Marseille/p2/ch03

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Éditions Jules Tallandier (p. 262-290).


III

Massiliague cache ses soupçons
pour les transformer en certitude


— Et la doña Dolorès, docteur ?

— Hors de danger. Avant quinze jours, elle sera en état de reprendre son voyage.

— Bé, ça m’ôte un poids de l’estomaque, mon cher docteur ; car la pauvre petite femme, je n’aurais pas donné une chiquenaude de son existence… Elle avait été traversée de part en part… ; la balle, entrée par la poitrine, était ressortie par le dos. Té, une véritable lunette. Enfin, tout est bien qui finit bien.

Ce court dialogue s’échangeait, deux mois après le retour de Massiliague, entre l’aimable Marseillais et un médecin, amené à grand’peine de la bourgade la plus proche.

Ce jour-là, Scipion Massiliague semblait tout réjoui.

Ses compagnons avaient remarqué que, depuis sa rentrée parmi eux, sa verve paraissait tarie.

Une secrète préoccupation assombrissait le joyeux garçon, une préoccupation trahie par le pli profond qui barrait son front.

À quoi donc songeait le Provençal ? À une chose bien simple. Lors de son départ de Chicago, il avait voyagé en chemin de fer. Or, on se souvient qu’il avait ainsi surpris une conversation mystérieuse de Joë Sullivan avec Bell.

Et, de cette conversation, il résultait clairement que des traîtres, à la solde dudit Sullivan, faisaient partie de l’escorte de la Mestiza.

Et ces traîtres, d’après les paroles du policier et de son serviteur, étaient les Canadiens.

Le sombre désespoir de Francis, durant les semaines où la jeune fille avait été en danger de mort, ses regards égarés, certaines paroles échappées au remords de l’infortuné, n’avaient fait qu’accroître dans l’esprit du Marseillais la certitude de la culpabilité de celui qu’il observait.

Mais les craintes, qu’inspirait à tous l’état de Dolorès, l’avaient empêché, jusqu’à cette heure, de passer aux actes. La jeune fille, en effet, s’était débattue longtemps contre la mort.

Peu à peu, cependant, sa jeunesse avait triomphé du mal. Maintenant, elle était hors de danger, et l’esprit libre, Massiliague allait pouvoir se livrer à son enquête.

— Bon, se dit-il en quittant le docteur, je n’ai plus qu’à marcher de l’avant, et comme mon esprit ne se trompe pas sur le couquinasse, je le démasquerai avant peu.

Et après un silence :

— Car il faut que ce drôle soit démasqué… et puni… il faut qu’il ne puisse nier ni se défendre.

Comme pour faciliter, sa besogne, Francis qui avait assisté de loin à la conversation du Marseillais avec le médecin, l’arrêta au passage :

— Bonjour, monsieur Massiliague.

Scipion, se tournant vers lui, murmura :

— Té, je te vois venir, mon bon !

Puis, la figure épanouie par un large sourire :

— Eh ! c’est ce digne chasseur, mon remplaçant comme Champion des Sudistes.

— Oh ! remplaçant, fit doucement Gairon auquel avait échappé l’intention ironique de son interlocuteur… remplaçant… les circonstances m’ont permis d’être utile à celle dont vous vous étiez fait le défenseur, voilà tout !

— C’est ce que je veux dire, pécaïre.

— Et vous avez vu le docteur ?

Il y avait une angoisse dans la voix de Francis.

— Té, oui, je le quitte à l’instant.

— Et ?

— Et il m’a déclaré qu’il n’y avait plus l’ombre de danger.

— Ah !

Le visage du Canadien s’était éclairé. Le chasseur saisit les mains de son interlocuteur et les serra avec force.

Dans son attitude, dans sa physionomie, la sincérité éclatait à ce point que Scipion se confia in petto :

— C’est drôle. Il a pourtant l’air d’un brave homme.

Mais, élevant la voix :

— Cela vous fait plaisir ?

— Ah ! s’écria Gairon, si vous aviez pu mesurer, mon inquiétude, vous comprendriez que je renais… que l’espoir en rentrant en moi me rend la vie.

— Eh bien, vivez tout à votre aise… le disciple d’Esculape a été très affirmatif : la señora Dolorès est hors de danger.

Sur ce, il quitta le Canadien.

— C’est curieux, monologuait Scipion tout en marchant à petits pas… C’est curieux. On jurerait que ce digne Francis appartient corps et âme à notre chère blessée… Et pourtant… Bon, conclut-il avec un haussement d’épaules, on verra bien.

Paisiblement, il regagna sa tente. Pour y rentrer, il dut frôler un jeune peone qui était assis sur un quartier de roche. Il reconnut Coëllo.

— Tiens, pitchoun, que fais-tu là ?

— Je rêve, señor, répondit l’interpellé.

— Tu rêves, les yeux ouverts, comme le lièvre de la fable. Continue, mon garçon, continue le rêve, il a du bon.

Et il disparut sous le cône de toile qui lui servait d’habitation.

Coëllo l’avait suivi du regard.

— Oh ! murmura le pseudo-peone. Il n’a jamais reconnu en moi Vera Rosales qui l’aime. Ai-je donc eu tort d’espérer, de craindre, de risquer de mécontenter mon père pour conquérir le cœur de ce Français ?

Un instant, elle demeura les yeux fixes, le front coupé par une ride indiquant l’effort de la pensée.

— Tort ou raison, reprit-elle enfin, peu importe, puisque mon cœur est invinciblement attiré vers lui…

Elle se tut encore, puis acheva d’une voix tremblante :

— Je vais savoir… La lettre que j’ai glissée sous sa tente, durant son absence… Il la verra, et mon sort se décidera.

La jeune fille, en effet, profitant de la sortie de Massiliague, avait pénétré dans sa tente, y avait déposé une lettre qui, du moins elle l’espérait, allait amener une explication, au cours de laquelle il lui serait possible d’apprendre si elle devait conserver l’espoir de devenir l’épouse du Marseillais.

La mignonne Vera, après avoir supporté tant de fatigues, tant de dangers, pour celui que son cœur ingénu avait distingué, ne se sentait plus la force de garder le silence, de rester en face de son héros sous la forme obscure et pseudonymique du peone Coëllo. Et, retenant son haleine, frémissante d’anxiété, elle demeurait là, considérant de ses grands yeux troublés la toile de la tente qui lui dérobait la vue de Scipion.

Soudain, elle tressaillit.

L’organe sonore de Massiliague se faisait entendre :

— Cap de dious ! le service de la poste, il se fait même dans le désert !

Vera appuya sa main sur son cœur et bégaya :

— Ma lettre. Il a trouvé ma lettre.

Un bruit de papier déchiré parvint jusqu’à elle.

— Il la décachette, fit la jeune fille.

C’était vrai. Le brave Scipion venait de déchirer l’enveloppe et, curieux comme on l’est à Marseille, il lisait :

« Señor,

« Au désert, la franchise est forcée. Le temps manque pour les longues hésitations, pour les phrases embrouillées où se complaisent les habitants des villes.
xxxx« De même que, lorsque l’aigle rapide passe dans le ciel, le chasseur doit épauler et faire feu, de même quand passe l’homme qui paraît être celui que l’on attend, la fiancée émue doit le lui dire sans détours.
xxxx« L’aigle ou le fiancé se seraient bientôt éloignés et auraient disparu, l’un dans les profondeurs bleues du ciel, l’autre dans l’immensité fauve du désert.
xxxx« Voilà pourquoi naguère, hôte fugitif de don Fabian Rosales, vous avez trouvé sur le rebord de votre fenêtre le bouquet de sospiriano, qui dit au cavalier : « Señor, une fiancée songe à vous. »
xxxx« Voilà pourquoi, ici, au Val Noir, vous recevez cette lettre qui vous répète : « Une fiancée songe à vous. »
xxxx« Si vous avez pitié de la souffrance de celle qui attend sans oser espérer, écrivez vous-même, laissez votre missive sous votre tente et éloignez-vous.
xxxx« Celle qui a tracé ces lignes saura entrer en possession du précieux papier.

Signé :xxxxxxxxxxxxxx
« Le bouquet de sospiriano. »

Quand  il eut achevé sa lecture, Scipion Massiliague se tapa à plusieurs reprises sur la tête :

— Té, que signifie ?

Puis soudain, il se précipita vers l’entrée et apercevant la jeune fille, sans deviner que son accoutrement de peone pouvait cacher sa mystérieuse correspondante :

— Hé, Coëllo, dit-il, il y a longtemps que tu es là, pitchoun ?

Interloquée au suprême degré, Vera perdit la tête et murmura :

— Oui, señor.

— Alors, tout va bien, mon garçon… tu me donneras le mot de la charade.

Avec son impétuosité naturelle, il vint à elle, lui prit la main, et curieusement :

— Tu as vu la señora qui est entrée dans ma tente, hé ?

Complètement bouleversée par le tour imprévu de l’entretien, la pauvre fillette bredouilla inconsciemment :

— Oui, señor.

— Oui… Per lou diable, voilà qui est bien. Et comment est-elle ?

Le faux Coëllo demeura bouche bée.

— Bon, continua Scipion, je comprends. Tu faisais pas attention. À ton âge et par cette température, on rêve plus qu’on ne regarde… Tu as vu passer une dame sans chercher à distinguer ses traits.

— En effet, c’est cela, réussit à prononcer la jeune fille.

— Je ne t’en veux pas, jeune Coëllo… Seulement je vais te proposer une affaire.

— Une affaire ?

Essellente, encore. Écoute.

— J’écoute, señor.

— Voici une once d’or mexicaine… Eh bien, pécaïre, elle est à toi si tu me découvres ma correspondante… Tu saisis, je l’appelle « correspondante », parce qu’elle m’a écrit… Elle demande que je lui réponde… Té, je suis poli, je répondrais si je la connaissais ; mais en ce moment je ne puis pas donner ma signature à une personne qui se cache.

Ahurie, Vera inclina la tête machinalement.

Quoi ? On lui promettait une once d’or, à elle, pour découvrir celle qui avait signé : Le bouquet de sospiriano.

C’était comique et désespérant. Ainsi, depuis deux mois qu’il était revenu parmi ses compagnons, Scipion n’avait pas un instant soupçonné son déguisement. Oh ! il ne l’aimerait jamais !

— Donc, poursuivit Massiliague, s’enfonçant de plus en plus dans son erreur, tu vas te mettre en quête.

— J’obéirai, señor.

— Et aussitôt que tu auras du nouveau, fais-moi signe. Je suis très désireux de connaître la señora sospiriano… Au moins, elle a quelque chose d’original… et dame, l’originalité ne court pas les rues à notre époque.

Puis, pirouettant sur les talons :

— Une once d’or, Coëllo, n’oublie pas.

Vera se trouvait seule.

Grande était sa perplexité.

Devait-elle rire de la situation qui lui était faite ? Devait-elle pleurer ?

Certes, il lui semblait burlesque d’être chargée, contre récompense honnête, de se rechercher elle-même. Oui, mais son cœur épris ressentait une torture de n’avoir pas été devinée.

Rêvant, tantôt le sourire aux lèvres, tantôt les larmes aux yeux, la jeune fille gagna les limites du campement. À l’ombre d’une roche, elle s’étendit sur le sol et continua de ressasser les mêmes pensées.

Insensiblement, ses idées devinrent confuses, se brouillèrent, s’effacèrent. Le sommeil avait tiré ses nuages sur son esprit.

Quand elle reprit conscience d’elle-même, la nuit était venue et la lune brillait au ciel.

La jeune fille se souleva doucement sur le coude et promena autour d’elle un regard surpris.

Elle se sentait reposée, le trouble qui tourmentait son cerveau avait disparu. Plus rien ne bougeait au camp, la plaine entourant la colline demeurait silencieuse. Le calme des choses encourageait au calme de l’âme.

Soudain, elle prêta l’oreille.

De l’autre côté du rocher auquel s’adossait le faux peone, on parlait. On parlait comme en rêve, d’une voix sourde, haletante.

Il sembla à la fille de l’hacendado qu’elle reconnaissait la voix de Francis Gairon.

Un instant d’attention la convainquit qu’elle ne se trompait pas.

Et les mots que le Canadien prononçait entraient en elle comme des coups de poignard, car ces mots contenaient un terrible aveu.

Prise par la volonté de savoir, elle rampa autour de la pierre qui lui dissimulait le causeur.

Elle atteignit son extrémité et avança la tête avec précaution.

Francis et Pierre dormaient côte à côte.

Mais tandis que le second reposait avec le calme, que donne une conscience tranquille, le premier s’agitait, se contorsionnait, comme si une douleur aiguë l’eût oppressé.

Sur le front de celui-ci perlaient des gouttes de sueur, ses traits se contractaient.

— Oh ! fit-il d’une voix haletante… pardonne, pardonne, Dolorès, je t’ai tuée, pour t’éviter l’esclavage.

Vera frissonna de la tête aux pieds.

Que disait donc le dormeur ? Il s’accusait d’avoir frappé Dolorès… De quelle Dolorès s’agissait-il ? Était-ce de la Vierge mexicaine, pour l’existence de laquelle tous tremblaient depuis deux mois ?

Mais Francis eut un soubresaut. Ses mains se crispèrent sur sa poitrine.

— Là ! là ce papier maudit qui me fait l’engagé de Joë Sullivan… Il me brûle… Pardonne, j’avais signé, je ne pouvais manquer à ma parole.

La jeune fille dut s’appuyer au rocher pour ne pas tomber. Le nom de Joë Sullivan était connu de tous les Mexicains de la frontière.

Pour eux, il représentait le Nordiste sans pitié, sans scrupules, capable de tout pour atteindre son but.

Et le chasseur se disait son agent !

Comme clouée au sol, Vera Rosales restait à la même place, les yeux rivés sur cet homme qui se lamentait même dans le sommeil.

La trahison est ce qui stupéfie le plus la jeunesse, sincère parce qu’elle est la jeunesse, parce que tous ses sentiments sont simples et forts.

Vera se demandait si elle ne rêvait pas.

Il lui semblait impossible que le chasseur canadien, en qui la Mestiza avait mis sa confiance, eût trahi, eût commis le crime le plus lâche, l’assassinat le plus odieux.

Une horreur invincible la secouait. Et dans son rêve vengeur, le Canadien continuait à s’accuser.

Mais bientôt une idée se fit jour dans l’esprit de Vera. Elle ne songea pas à confier sa découverte à son père, à un des compagnons de la Mestiza. Non, guidée par son affection juvénile, elle murmura :

— Il doit tout savoir. Il fera justice.

Il, c’était Massiliague.

Aussitôt dit, aussitôt fait. À reculons, la jeune fille contourna de nouveau le rocher, puis avec des précautions infinies, elle se dirigea vers la tente du Marseillais.

Autour de celle-ci régnait le silence comme partout ailleurs.

La portière de toile était relevée pour laisser pénétrer à l’intérieur l’air tiède de la nuit, et les rayons de la lune, tamisés par l’étoffe, permettaient de distinguer confusément Scipion, étendu tout habillé sur une natte.

Il dormait.

Un moment, Vera hésita, mais elle eut un geste volontaire, énergique.

— C’est le salut de tous qui est en jeu, fit-elle à haute voix. Les convenances habituelles ne doivent pas m’arrêter.

Et délibérément elle entra, s’approcha du dormeur et lui frappa sur l’épaule.

Ah ! Scipion Massiliague connaissait le repos du juste, car il ne bougea pas et continua son somme, la bouche entr’ouverte distillant une paisible respiration.

La jeune fille le secoua de nouveau. Peine inutile. Agacée, elle réunit toutes ses forces et balança la couchette comme eût pu le faire une mer agitée.

Du coup, Scipion se décida à ouvrir un œil.

— Vé, fit-il d’une voix mal assurée, est-ce qu’il y aurait des moustiques par ici !

Mais sa phrase se termina par une exclamation.

— Mille diablos !… je ne me trompe pas, c’est Coëllo.

Elle mit un doigt sur ses lèvres :

— Chut !

— Du mystère, reprit gaiement Scipion en mettant toutefois une sourdine à sa voix, du mystère… Aurais-tu gagné ton once d’or, mon brave ?

À ce rappel de sa propre situation, Vera rougit légèrement. Mais l’obscurité empêcha son interlocuteur de s’apercevoir de son trouble et elle répondit :

— Non. J’ai trouvé autre chose que je ne cherchais pas.

— Autre chose ?

— Oui. Vous m’aviez chargé de découvrir une señora.

— Sans doute.

— Eh bien ! le hasard m’a fait rencontrer un homme.

— Un homme ?

— Et, qui plus est, un traître.

Cette fois, Massiliague sauta sur ses pieds, et se prenant la tête à deux mains :

— Que tu me racontes, pitchoun. Un traître… un traître à qui, à quoi ? Parle donc. Tu me laisses là sur une jambe au milieu de ton histoire…

« Enfin, veux-tu parler ?

— Dès que vous m’en laisserez le temps, je ne suis ici que pour cela.

— Va donc, Coëllo, je serai muet comme une dorade en bouillabaisse… Alors, nous disons un traître.

— Oui, señor, un agent de Joë Sullivan.

— Joë Sullivan, le gredin qui m’avait fait prisonnier.

— Lui-même.

— Et cet agent… que le diable de l’Esterel le grille… cet agent, où est-il ?

— Dans le camp, señor.

— Dans le camp !

Scipion avait saisi les mains du faux Coëllo.

— Tiens, fit-il, tu as des mains fines comme une dame.

Ce qui rendit Vera toute tremblante.

Mais le Marseillais, tout aux nouvelles qui venaient ne lui être révélées, ne s’arrêta pas à son observation, et revenant aussitôt au sujet de l’entretien :

— Quand est-il arrivé, cet agent, quand ?… Je n’ai pas entendu dire qu’un étranger se fût présenté aujourd’hui.

— Il s’est présenté le jour même où vous étiez séparé de nous, señor.

— Vé… mais alors, je le connais, il fait partie de l’escorte !

Et se bourrant la tête de coups de poings :

— Triple criquet que je suis… Pécaïre ! voilà ce que c’est que d’être réveillé en sursaut. On est obtus comme un baril d’anchois… Parbleu ! je le connais, le traître… Je le crois… mais apprends-moi, mon bon, comment il t’a fait ses confidences.

— Sans s’en douter, señor.

Scipion fronça les sourcils :

— Aurais-tu l’intention de me faire damner avec tes réponses de rébus ? — Il se calma, immédiatement, et reprenant son sourire : — je comprends. Tu as surpris une conversation.

Vera inclina la tête pour affirmer.

— Avec qui ?

— Avec sa conscience.

Et arrêtant la parole sur les lèvres du bouillant Provençal, la jeune fille acheva :

— Il dormait. Sa conscience veillait sous la forme d’un rêve.

— Il parlait à haute voix ?

— Vous l’avez dit, señor.

— Et il s’accusait ?

— D’avoir tué la Mestiza à cause d’un papier qu’il porte sur sa poitrine. Je n’ai pas très bien suivi cela, mais je pense que c’est un écrit de Joë Sullivan.

Massiliague ne répondit pas.

Le front penché sur le sol, il semblait réfléchir.

— Il aurait voulu tuer la Mestiza, gronda-t-il au bout d’un instant… Oh ! oh ! mon gaillard, tu as été bien près de réussir, mais à présent je suis là… À deux de jeu, mon brave… As pas pur, tu trouveras à qui parler.

Puis revenant à son interlocutrice :

— Coëllo, dit le Provençal, ta démarche me prouve que tu es tout dévoué à Dolorès Pacheco ?

— Ma vie est à la doña.

— C’est bien. Alors tu es prêt à m’obéir, à tout faire pour démasquer et punir les coupables ?

— Tout. Je vous le répète… Ma vie est à la Vierge mexicaine.

— Parfait. Tu es jeune, mais tu es carré… Té, en France, le poète l’a dit : La valeur n’attend pas le nombre des années… C’est en langue d’Oï, moins musicale que la langue d’Oc, mais c’est vrai, tout de même.

Il appuya familièrement la main sur l’épaule du pseudo-peone, sans remarquer que ce dernier frissonnait à ce contact.

— Écoute, petit, poursuivit-il. Nous pourrions réunir nos amis, leur faire part de ce que tu as entendu. Ce serait simple, rapide… mais pas sûr du tout.

— Pas sûr ? l’aveu du coupable ?

— L’aveu, comme tu y vas. Des paroles prononcées en dormant, ce n’est pas une preuve, cela. Le chasseur nierait.

Vera eut un haut-le-corps.

— Le chasseur, je ne l’ai pas nommé, vous saviez donc ?…

— Je soupçonnais, pitchoun, comme un homme qui, engagé dans une mauvaise affaire, a pour règle d’ouvrir l’œil. Je reprends. Le chasseur nierait… arguerait d’un songe lugubre, et Dolorès, étant la bonté même, le croirait. Dès lors, le coquin, mis sur ses gardes, serait insaisissable et pourrait nous rouler tout à son aise.

— C’est vrai, reconnut la jeune fille devenue pensive.

— Tu es intelligent, ma caillou, tu conçois de suite. Ça va marcher tout seul. Primo, tu vas faire un nœud à ta langue.

— Vous exprimez ainsi que je tairai ce que je sais.

— Très intelligent, décidément. C’est cela même, tu ne répéteras à personne ce que tu m’as dit.

— J’obéirai.

— De mieux en mieux. Pour moi, je vais chercher la preuve matérielle de la trahison, et je te donne mon billet que, si malin que l’on soit au Canada, on n’est pas de force avec Marseille.

Pour finir, Scipion secoua énergiquement la main du faux peone :

— À cette heure, va te reposer, bravounetto.

— J’y vais.

— Et surtout ne t’inquiète pas. Je veille sur Dolorès, elle n’a plus rien à redouter.

La recommandation était inutile. Dès la première entrevue, Vera avait accepté, comme parole d’évangile, la faconde du Marseillais. Peut-être, avec cet instinct merveilleux des natures primitives, avait-elle discerné le vrai courage de cet enfant de Provence, aussi capable d’exagérer l’héroïsme de l’action que le lyrisme du récit.

Rassurée, puisqu’il affirmait la Mestiza en sûreté, elle sortit, gagna sa tente et s’étendit sur sa couchette en murmurant :

— Il m’associe à l’œuvre de justice, je suis plus près de sa pensée qu’auparavant. Merci à la Madone qui a permis cela.

Avec la ferveur familière des habitants des Républiques espagnoles, elle mêlait naïvement la Madone aux émotions tendres de son âme.

Le lendemain, de grand matin, Scipion appela son fidèle Marius. Entre le Marseillais de Marseille et le Marseillais du Texas eut lieu une courte conversation à voix basse.

Après quoi tous deux se munirent d’une boîte de fer-blanc, qui avait jadis contenu des conserves, et ils descendirent vers la plaine.

On ne les revit qu’a l’heure du déjeuner.

Aux questions curieuses de Rosales, de Cigale et des Canadiens, ils répondirent qu’ils étaient allés herboriser.

Et comme on s’étonnait de la passion subite de Scipion pour la recherche des plantes, il s’écria avec l’aplomb merveilleux de ses compatriotes :

— Vé, mais c’est une passion d’enfance. Dans les Alpes provençales, j’ai fait des lieues avec mon herbier. Si j’ai négligé une étude attrayante, depuis mon arrivée dans le nouveau monde, c’est que j’ai été employé sans cesse à autre chose. Mais puisque la maladie de notre chère Mestiza me laisse des loisirs, je retourne à mes premières amours.

Quant à Marius, mis en verve par le speech de Massiliague, il affirma qu’aucun Texien ne connaissait les plantes comme lui-même.

Le repas terminé, les deux « botanistes » — ils avaient incontinent été appelés ainsi — quittèrent de nouveau le campement.

Cette fois, par exemple, ils s’enfoncèrent dans les rochers qui, de gradin en gradin, descendaient vers le Lac Noir, et bientôt leurs compagnons les perdirent de vue.

Longtemps ils marchèrent, escaladant des blocs de basalte, suivant des sentiers escarpés. Enfin, Scipion fit halte.

— Vé, fit-il, je pense que nous sommes assez loin.

— Je pense de même, riposta Marius.

— Alors, arrêtons-nous et procédons à notre petite opération.

Sur ce, les deux hommes entassèrent les herbes sèches, les branches d’arbustes que, depuis leur départ, ils avaient cueillies le long de la route.

D’une gibecière dont il s’était muni, Marius tira une gamelle de métal, un bidon. Celui-ci était rempli d’une eau légèrement teintée de jaune, que l’opérateur versa dans le récipient.

Toujours de son sac, le Texien fit sortir un certain nombre de feuilles, d’épis de graminées spéciales à la flore de la prairie. Il parut les doser avec soin et les plongea enfin dans le liquide.

— Tout est prêt, déclara-t-il alors. Je visse le couvercle, j’allume le feu et, dans deux heures, nous aurons le scapleteletl que je vous ai promis.

— Tu es sûr, Marius ?

— Absolument. Tous les vaqueros de la frontière mexicaine connaissent cela comme moi. Vivant au milieu des dernières tribus indiennes insoumises, nous sommes exposés chaque jour à tomber entre les mains de ces vermines. Et quand on est prisonnier des Peaux-Rouges, il faut s’attendre à souffrir mille morts.

Avec un haussement d’épaules, Marius conclut philosophiquement :

— Mourir, ça n’est pas une affaire… Nos pères s’en sont tirés, nous nous en tirerons bien aussi, mais souffrir durant des heures, des jours parfois… Voilà qui est effrayant.

— Et le scapleteletl ? interrompit Massiliague, que les réflexions de son compagnon n’intéressaient évidemment pas.

— Ce suc, extrait de diverses plantes à l’aide d’alcool étendu d’eau, procure, suivant la dose, le sommeil avec l’anéantissement de la sensibilité, soit l’anéantissement de la sensibilité sans sommeil. Tout vaquero s’aventurant dans la prairie en emporte avec lui. Mais il ne faut pas que les Indiens puissent s’en emparer. Alors, voici comment on procède : sous le bras, on pratique une incision dans la peau, on y introduit un petit cylindre d’os poli. Au bout de huit jours, on a ainsi obtenu une véritable petite poche dans le cuir, une poche qui ne se referme plus. On extrait le morceau d’os et on le remplace par un petit tube de verre épais, contenant quelques gouttes de scapleteletl. De la sorte, si l’on est pris par les diables rouges, on est certain de ne pas souffrir. Le moment de supplice venu, on ingurgite le contenu de son tube et l’on ne sent plus rien. Les damnés rouges attribuent notre impassibilité à notre grand courage. On les laisse dire, car cela les rend plus prudents. Tenez, quand je résidais au Texas, il y avait, dans la ferme où j’étais employé, un vieux vaquero que l’on avait arraché aux Indiens, alors que déjà ces bêtes à face humaine l’avaient attaché au poteau du supplice. On lui avait, il est vrai, extirpé les ongles des mains quand on le délivra. Eh bien ! c’est très douloureux, l’arrachement des ongles… Pourtant le vieillard nous jura sur son honneur éternel qu’il n’avait ressenti autre chose qu’un léger chatouillement.

— Alors, grommela Scipion, coupant sans façon la parole au narrateur, prépare ta drogue, tandis que je vais herboriser ; nul ne doit se douter que mon amour pour la botanique est une simple galéjade.

De fait, nul ne soupçonna la ruse pendant les quinze jours qui suivirent.

La convalescence de Dolorès marchait à grands pas ; maintenant la blessée se levait et faisait sur le plateau de courtes promenades.

— Encore une semaine, déclara un matin le docteur, et elle pourra se remettre en route.

L’homme de l’art ne se trompait pas. La huitième journée n’était pas terminée que le campement semblait en ébullition. Chacun déployait une activité fébrile. On devait partir le soir même, à la fraîcheur de la nuit.

Cœur de Feu qui, après la victoire, s’était éloigné avec ses guerriers, avait reparu. Cette fois, une dizaine de Séminoles seulement l’accompagnaient, tenant en mains des chevaux pour la petite troupe de la Mestiza.

Le jeune chef apportait des nouvelles graves.

Entre le Val Noir et la frontière du territoire indien, les soldats nordistes formaient une ligne de postes qu’il s’agissait de traverser sans attirer l’attention.

Joë Sullivan, agissant pour le compte du gouvernement, avait appelé les chefs séminoles en conseil et leur avait dit en substance :

— La Mestiza s’est engagée dans une entreprise que nous jugeons mauvaise pour les États-Unis. Par tous les moyens, nous l’empêcherons de réussir et nous considérerons comme des ennemis ceux qui lui prêteront leur concours. Rentrez dans vos, villages et demeurez simples spectateurs d’une aventure, où vous n’avez à espérer que des horions.

— Les Séminoles continua Cœur de Feu, ont acquis la prudence en même temps que la civilisation. Jadis, à de telles paroles eût répondu un cri d’indignation. Aujourd’hui, ils se sont inclinés et m’ont abandonné. Moi seul et les quelques guerriers qui me suivent prêterons assistance à la Vierge mexicaine, à celle qui se dévoue à l’affranchissement des peuples hispano-indiens.

Présent à cet entretien, Massiliague avait hoché la tête d’un air satisfait :

— Vé, dit-il, après cela, il faut tenir conseil.

— Conseil, répliqua Dolorès, et pourquoi ? Dussé-je rester seule, je lutterai jusqu’au bout.

— Et nous ne vous quitterons pas ! s’écrièrent Fabian, Cigale, Coëllo, le Puma.

Le Marseillais rit bonnement.

— Moi non plus, je ne pense pas à vous laisser seule… Une jeune fille abandonnée dans la prairie, ça manquerait de chevalerie… Les Provençaux, ils ont vaincu la tarasque (dragon fabuleux) de Tarascon, donc ils se soucient des Nordistes comme d’une bastide en ruines. Je voulais proposer simplement de prendre le thé tous ensemble et de donner chacun son avis sur le moyen le plus sûr de tromper la vigilance de nos ennemis.

Et aussi paisible que s’il n’avait aucune arrière-pensée :

— Si vous ne voulez pas tenir conseil, acceptez toujours le thé… Mon fidèle Marius a une recette merveilleuse et je vous conterai une histoire de mon pays.

On le sait, la bonhomie de Scipion était irrésistible.

Tous se déclarèrent prêts à prendre, avant le départ, la boisson parfumée que préparait Marius.

Et ce point acquis, le Marseillais s’en fut retrouver son confident.

— Tu es bien sûr de l’effet de ta drogue ? lui glissa-t-il à l’oreille.

— Sûr comme d’avoir le nez au milieu du visage.

— Eh bien ! c’est pour ce soir. Tu serviras le thé, en ayant soin de ne mettre du scapleteletl que dans les tasses des Canadiens.

— Entendu.

Et Coëllo, s’étant approché, murmura d’un air inquiet :

— On lève le camp ce soir… Les traîtres chasseurs nous accompagnent.

Scipion lui répondit avec son inimitable faconde :

— Non, pitchoun, ils resteront ici. Je les démasquerai avant le départ.

Le faux peone s’inclina. Flatté de la confiance absolue qu’exprimait son jeune visage, Scipion lui pinça gaiement l’oreille :

— Tu le connais en hommes, petit Coëllo, c’est bien… continue, tu seras mon ami.

— Votre ami, répéta l’interpellé, tandis qu’une rougeur ardente montait à ses joues !

— Eh oui, cela te fait donc grand plaisir ?

— Oh ! señor ! un plaisir que vous ne pouvez soupçonner !

— Tant mieux ! tant mieux ! Tu es gracieux comme un véritable Phocéen… Va, petit, va, je suis content de toi.

Cet ordre amical ayant été exécuté aussitôt, Massiliague, au comble de la satisfaction, confia à Marius :

— C’est surprenant, comme les gens de ce pays ont des natures vibrantes. Vois ce petit, Marius, il vibre comme un Marseillais, dont il a d’ailleurs la perspicacité.

Le moment était mal choisi pour parler de la clairvoyance des habitants de la grande cité méditerranéenne, car ni Massiliague, ni Marius, n’avaient deviné la gentille Vera sous les habits de Coëllo.

Pour elle, elle s’éloignait ravie.

— Il m’a dit : tu seras mon ami. Dans l’amitié, on donne une portion de son cœur ; à force de dévouement, d’affection, je conquerrai le reste.

Et ce jour-là, Fabian Rosales, qui veillait sans en avoir l’air sur la romanesque enfant, remarqua que ses yeux rayonnaient de bonheur.

On devait partir vers huit heures du soir. À cinq, tout le monde se réunit sous la tente de Dolorès.

L’hacendado, le Parisien Cigale, Coëllo, le Puma, Cœur de Feu, Francis et Pierre entouraient la jeune fille.

Scipion, tandis que Marius apportait à chacun sa tasse de thé, infusé selon toutes les règles de l’art, Scipion parlait :

— Chers amis, rien ne dispose à bien marcher autant qu’une bonne histoire. C’est une bonne histoire que je veux vous conter.

Et tout bas à Coëllo, assis auprès de lui et dont les regards ne le quittaient pas :

— Attention, pitchoun, quand j’aurai fini, le traître, il sera hors du combat.

Puis à voix haute :

— Donc, je vais vous dire comment j’ai hérité le mobilier de mon cousin Marcassou et comment je n’ai jamais pu m’en servir.

À ce début, toutes les lèvres sourirent.

— Cela vous semble drôle, reprit imperturbablement l’orateur. Tant mieux. Je commence. Mon cousin Marcassou était un brave homme comme tous les Marseillais, et aussi un homme brave, comme tous les Marseillais également. C’est à cause de cette double qualité que son mobilier me devint inutilisable.

— Bon, interrompit Cigale, il avait une bravoure désastreuse pour les meubles.

— Juste, mon bon ; mais assez de préambules. Je vous narre le récit à la première personne, tel je l’ai trouvé couché dessus le testament du digne Marcassou.

Et enflant la voix, scandant les phrases de gestes que seuls esquissent les riverains de la Joliette, Scipion commença :

— C’est mon cousin qui parle : « Mon bon Massiliague, tu as connu Bombardade, un grand, gros, fort comme un teuf (Turc), dont la bastide, avec son jardinet, bordait la route de Marseille à Aubagne. Tu l’as connu, je te dis… et surtout sa fille, la Louisette, une brune opulente, avec des pieds de duchesse et des mains… d’impératrice.

La Louisette vous avait aussi un œil, ou plutôt deux yeux, car elle n’était point borgne ; deux yeux, dis-je, brillants à faire prendre le soleil pour une chandelle. Ah ! Couquinasse. Ces yeux lançaient des rayons à cuire un œuf en trois secondes… Je reçus l’un de ces rayons incendiaires, et mon cœur flamba. J’appelai aussitôt les pompiers, c’est-à-dire le mariage, car lorsqu’un brave garçon brûle pour une honnête fille, le pompier tout indiqué, c’est le conjungo. »

Tout le monde riait. Quant à Coëllo, ses regards exprimaient l’ahurissement le plus complet.

Évidemment, l’intellect de Vera n’entrevoyait aucune relation entre le conte du Marseillais et la confusion du traître Francis Gairon.

Scipion paraissait ravi.

Il leva sa tasse emplie du breuvage originaire de Chine, et la portant à ses lèvres :

— Buvez tous, mes petits oiseaux, buvez tous pour désaltérer l’orateur !

Le moyen de résister à pareille invitation ?…

Toutes les tasses se vidèrent comme par enchantement. Le Provençal cligna des yeux, coula un regard en coulisse vers le Canadien, puis se penchant vers le faux Coëllo :

— L’affaire est dans le sac, mon petit ami, elle est dans le sac.

Déjà Marius s’empressait à remplir les tasses.

— Et le récit ? demanda Cigale.

— Oui, oui, le récit, répétèrent les assistants.

— Ou bien, continua le Parisien, nous serions fondés à croire que vous avez commencé une histoire dont vous ignorez la fin.

À cette proposition audacieuse, Massiliague se cabra.

— Monsieur Cigale, s’écria-t-il, cela pourrait arriver à un habitant de Paris, mais un Marseillais, il connaît toujours la fin d’une histoire vraie.

— Parlez donc, je vous prie.

— Et je ne me fais pas prier, veuillez le constater ; je reprends la quasi-lecture du testament de mon cousin Marcassou, épris de la Louisette Bombardade.

Aussi gravement que s’il eût débité tout autre chose qu’une de ces fantaisies, fleurs de la Canebière, Scipion parla :

— « Donc, moi, Marcassou, un jour que Bombardade était sorti… Dame, avant de m’esposer aux discussions du père, je voulais savoir si les idées de sa demoiselle, elles cadraient avec les miennes — donc, je me présente à la bastide.

— Té, bonjour, la Louisette, que je dis.

— Té, bonjour, Marcassou, qu’elle riposte.

— Et autremain, toujours bon pied, bon œil, que je continue.

— T’es pas myopre, qu’elle susurre, donc tu dois être rassuré sur l’œil ; quant au pied, si tu veux le juger, tourne-toi un peu pour voir.

Elle faisait mine de me botter… Un ange, cette Louisette !

— Laisse ton pied, que je fais en soupirant, c’est de ta main que je désire te parler.

— Ma main, si une gifle doit te satisfaire…

— Eh non ! ma mie, s’agit pas de la main frappeuse, mais de la main conjugale.

— Conjugale !…

Elle soupira si fort que bien sûr les moulins de l’Estaque tournèrent. Et elle rougit, la pauvre, comme un coucher de soleil. La fanfare du Vieux-Port lui aurait donné aubade si elle l’avait vue arborer ainsi la couleur de la République.

Enfin, de sa voix la plus douce, elle laissa tomber ces paroles :

— Ta proposition m’honore, Marcassou… d’autant plus que tu es venu à une heure de relevée, c’est-à-dire au moment le plus brûlant de la journée. Tu plains pas ta peine, mon bon, et cela m’est un gage de la sincérité de ton affection.

— Alors, tu consens, eh ?

— Je n’ai pas dit cela.

— Tu n’as pas dit le contraire non plus.

— C’est vrai.

Et elle secoua sa jolie tête que couvraient des cheveux noirs si touffus qu’elle aurait pu se cacher derrière et dire : Je n’y suis pas. Tout le monde l’aurait cru.

— Seulement… fit-elle enfin.

— Dis ton seulement.

— Ainsi fais-je… j’ai prononcé un serment.

— Bah !

— Oui. J’ai juré à mon père, l’honorable Bombardade, de vivre à ses côtés jusqu’à son dernier soupir, à moins…

Elle s’arrêta.

— À moins ?… fis-je, haletant comme un asthmatique.

— À moins qu’un fiancé ne verse son sang pour moi… Ainsi, Marcassou, fais-toi blesser pour moi, ou tuer même, si tu préfères… et ma main est à toi. »

Personne ne songeait à interrompre le causeur.

Amusés par sa faconde, par sa verve intarissable, les auditeurs oubliaient l’avenir, dont les ténèbres leur cachaient encore bien des souffrances et des fatigues.

En dépit de l’attention générale, nul ne remarqua le regard rapide que Scipion échangea avec Marius, lequel remplissait, à ce moment même, les tasses des chasseurs canadiens. Personne… n’est point juste. Vera avait surpris le signe d’intelligence, sans en comprendre le sens par exemple, et ses yeux se fixèrent sur le Provençal avec une expression interrogative.

Il ne parut pas s’en apercevoir, et continua paisiblement :

— Se faire déchiqueter pour se marier ! Pécaïre, la chose demande réflexion. Le premier mouvement du cousin Marcassou fut de se poser cette question :

— Une femme tout entière vaut-elle la perte d’une phalange du petit doigt ?

Mais les yeux de la Louisette l’enveloppaient de flammes. Ébloui, il s’écria :

— Convenu, ma caille ; convenu, ma suave, tu auras ton massacre.

Et là-dessus, il quitta la bastide et regagna son logis, où je lui laisse reprendre le fil de son mémoire :

« Je restai huit jours à hésiter. Oh ! as pas pur (n’aie pas peur), c’était pas manque de courage… En fait de bravoure, un lion est une mazette auprès de moi… Mais j’ai un goût raffiné… et je cherchais une chose remarquable, inédite, renversante.

Quand on cherche, on trouve… les horions plus aisément que la fortune, je le reconnais. Mais dans l’espèce, je cherchais des horions, tout était donc pour le mieux. Mon idée était admirable, tout simplement, et malgré ma modestie bien connue, je dus la reconnaître admirable. C’était de me faire blesser par Bombardade lui-même, par ce père qui avait reçu le serment de la Louisette.

Avec cela, Bombardade était le premier chasseur de casquettes de la région… Ses duels de jeunesse… qu’il nous contait volontiers… étaient innombrables.

Il maniait le fusil comme M. Lebel, et le fleuret… comme saint Michel, le prévôt d’armes du paradis. C’était un adversaire digne de moi, Marcassou. »

Massiliague s’interrompit soudain, poussa un cri :

— Ah !

Mais avant que quiconque eût eu le temps de le questionner :

— Ce n’est rien, dit-il ; j’oublie de boire, et je m’aperçois que parler donne soif.

Un éclat de rire souligna cette déclaration et nul, dans le cercle, ne pensa que l’exclamation du Provençal avait été causée uniquement par ce fait que Francis et Pierre venaient de vider leurs tasses de thé, dans lesquelles Marius — ainsi qu’il l’indiquait un moment plus tôt à son allié par un regard, d’intelligence — avait mêlé le soporifique scapleteletl.

— Courage, señor, fit sérieusement Rosales, nous sommes anxieux de connaître la fin de la recherche de votre cousin Marcassou.

— Grand merci pour lui, répliqua le Marseillais, toujours prêt à la riposte.

— Tu parles comme nos poètes inspirés, appuya gravement le Puma qui, de même que tous les Indiens, adorait entendre narrer des contes.

— Oh ! fit modestement Scipion, à Marseille, nous sommes tous comme ça ; mais puisque vous le souhaitez, je cède le dé de la conversation à Marcassou :

« Sitôt mon parti pris, sitôt en route. Bombardade se promenait dans son jardin. Je l’aborde poliment :

— Bonjour, Bombardade.

— Té, c’est Marcassou, et ce qui t’amène ?

— Un service que j’attends de toi.

— Un seul, c’est peu.

— J’aime une personne du sexe joli.

Bombardade se mit à rire :

— Diable… que veux-tu que j’y fasse ?

— Voilà. La personne, elle m’a dit : Il faut te battre pour conquérir, mon cœur.

— Eh bien ! bats-toi.

— Justement, j’espère que tu m’aideras… mon bon Bombardade… Accorde-moi un petit duel, en amis.

Mais Bombardade recule, sa face s’empourpre, il lève les bras au ciel :

— Un duel, malheureux… on ne sait jamais comment ça tourne… c’est très dangereux.

Et, paternel, ce brave des braves continue, la voix tremblante :

— Dangereux pour toi, s’entend… car pour moi… Mais je suis rangé ; de dix-huit à vingt-cinq ans, j’ai jeté ma gourme… toujours sur le terrain… j’ai tué six cents… ou six mille individus… Soyons modérés… mettons six mille… c’est assez !… c’est assez !…

En parlant ainsi, il était beau comme une incarnation de l’Humanité.

À ma place, un autre aurait tremblé ; moi, j’insistai :

— Que ça te fait, Bombardade, puisque…

— Ça me fait que je suis ton ami ; arrive voir.

Il m’entraîna au fond de son jardin. Là, dans un angle, une grande cible était appliquée au mur.

— Regarde, fit-il d’un ton sombre… tous les jours, à deux heures, je fais six balles et je ne peux pas mettre hors du noir. En duel, je voudrais te ménager, et malgré moi, je t’atteindrais en plein cœur. Non, Marcassou, non… cherche un adversaire moins adroit que moi.

Rascasse ! Je suis têtu comme une mule. Et puis, les bonnes idées ne courent pas les rues, même à Marseille. Je m’étais juré que Bombardade me blesserait pour me faire gagner la Louisette, eh bien ! il me blesserait, per lou diable !

Seulement, il me blesserait sans le faire esprès, voilà tout.

Chaque jour, à deux heures de relevée, il tirait six balles. Dès demain, je serai derrière la cible et il m’atteindra. Troun de l’air, té, on aime ou on n’aime pas. Mon sang coulera, et la Louisette sera mon épouse.

Dans la nuit, je creusai un trou à travers le mur de la bastide, juste en arrière de la cible, et le lendemain, à deux heures sonnant à toutes les horloges, j’étais là, debout devant le trou de la muraille.

Mon corps était protégé par une cotte de mailles, mes membres par des brassards et des jambières. Je n’avais laissé à découvert qu’un seul point de mon individu… Un point où il me semblait qu’une blessure serait peu grave… Dame ! on raisonne, quand on aime… on veut se conserver… pour se dévouer à sa fiancée.

Ce point, quel est-il ?… Té, c’est difficile à dire… Ce point, c’est cet organe modeste… qui suit toujours son maître et n’eut jamais l’idée ambitieuse de se mettre en avant ; cet organe si utile pour s’asseoir, auquel les civilisés appliquent une voilette que l’on dénomme fond de culotte. »

Chaque phrase du narrateur soulevait un succès d’hilarité. Scipion allait toujours, mais ses yeux, sans cesse en mouvement, se posaient à tout instant sur les chasseurs canadiens, qu’une soudaine préoccupation semblait avoir saisis.

Leurs regards vagues, leur apparence absorbée, contrastaient avec la gaieté de leurs compagnons.

— J’ai presque fini, déclara Massiliague. À deux heures, Bombardade fit son carton habituel et atteignit Marcassou, qu’il ne soupçonnait pas, masqué par sa cible. Mais un garde-champêtre, témoin inattendu de… l’accident, dressa un procès-verbal. Il y eut un jugement, amendes et cætera, si bien que Bombardade se brouilla avec mon cousin, et que la Louisette refusa de l’épouser… parce que le sang avait coulé, non pas pour elle, mais contre son père. Bref, Marcassou mourut garçon.

— Mais, objecta Cigale, je ne vois pas en quoi tout cela vous a mis dans l’impossibilité de vous servir du mobilier de votre parent ?

— Té, c’est juste, j’oubliais de vous le dire : la balle qui avait frappé mon cousin ne put être extraite.

— Bon.

— Et le pauvre Marcassou fut condamné, pour le restant de ses jours, à ne jamais s’asseoir qu’à moitié.

— Bon encore.

— Alors les chaises, les fauteuils, où les autres se carraient, il les prit en horreur, de telle sorte qu’il en arriva…

— À quoi donc ?

— À se faire fabriquer des demi-chaises… tout à fait insuffisantes pour moi.

Dolorès elle-même fut emportée dans le courant d’hilarité qui se produisit à cette conclusion inattendue.

Seuls, Pierre et Francis ne riaient pas. Depuis un instant leurs yeux s’étaient fermés et, appuyés l’un contre l’autre, ils dormaient.

Et soudain Massiliague se dressa. Sa figure joviale avait revêtu une expression triste, presque tragique.

— Mes amis, dit-il, je vous ai conté une galéjade pour permettre à Marius de verser à ces chasseurs canadiens le soporifique qui les a endormis. Maintenant, je veux vous narrer des choses sombres, qui vous feront peut-être juger que ces hommes ne doivent pas se réveiller.

Le rire se figea sur les lèvres des assistants. Les regards de tous convergèrent sur le Marseillais.

Celui-ci s’approcha lentement de Francis.

— Coëllo ? appela-t-il.

Le faux peone se releva.

— Cet homme disait, durant son sommeil, qu’un papier lui brûlait la poitrine, n’est-ce pas ?

— Oui, señor.

— C’est bien.

Lentement, Scipion fouilla dans la blouse du Canadien. Au bout d’un moment, il présenta à Dolorès un vieux portefeuille de cuir éraillé par l’usage.

— Prenez ceci, mademoiselle, et regardez s’il ne se trouve pas, à l’intérieur, un papier où le nom de Joë Sullivan figure à côté de celui de ce chasseur.

Il y eut un silence.

Le nom de Joë Sullivan, de cet ennemi redouté, venait de tomber comme un coup de tonnerre parmi ces gens si joyeux tout à l’heure.

— Joë Sullivan, murmura la Mestiza.

— Lui-même… Veuillez seulement inspecter le portefeuille.

Durant quelques secondes, Dolorès parut hésiter. Sans nul doute, il lui répugnait, à elle, loyale, de surprendre ainsi les secrets d’un homme qui avait été son compagnon de route.

D’un regard rapide, elle embrassa l’assistance. Aucun de ceux qui l’écoutaient ne protesta, et Cigale traduisit l’impression générale en disant :

— Ma foi, pour voir, il faut regarder… Il n’existe aucun autre moyen pratique.

Comme tous opinaient du bonnet, la Vierge mexicaine ouvrit le portefeuille.

Plusieurs papiers s’en échappèrent, qui passèrent aussitôt de main en main.

— Ah ! s’exclama douloureusement la jeune fille, voici les deux signatures.

De ses doigts tremblants, elle présentait à ses amis le double du contrat d’engagement signé, près de onze mois plus tôt, par Francis Gairon et Joë Sullivan.

Un murmure irrité s’éleva :

— Un traître !

— Un agent des Nordistes !

Mais Massiliague leva la main et le silence se rétablit comme par enchantement.

— Mes amis, commença le Provençal, tout à l’heure vous jugerez le coupable. Auparavant, il faut que vous connaissiez toutes les pièces du procès. Je vais vous dire comment j’ai été mis sur la voie de la vérité.

Nettement, sans circonlocution, parlant avec la concision d’un homme sans imagination, Scipion narra son évasion de Chicago, la rencontre de Joë Sullivan dans le train. Quand il eut achevé, il se tourna vers le pseudo-Coëllo :

— À ton tour, petit. Dis ce que tu as entendu.

Toute fière d’être mêlée à l’aventure, Vera conta comment elle avait surpris les confidences faites en rêve par le chasseur. Elle dit comment ce dernier s’était accusé du meurtre de Dolorès.

Celle-ci pâlit, tandis qu’un murmure d’indignation bourdonnait au-dessus de l’assemblée.

Quand Vera eut achevé, Scipion reprit la parole :

— Maintenant, vous n’ignorez plus rien. Quel est votre avis ?

D’une seule voix, tous répondirent :

— Cet homme a mérité la mort !

La pâleur de Dolorès s’accentua encore.

— La mort, redit-elle… c’est une terrible responsabilité de tuer… Encore faudrait-il donner à l’accusé la possibilité de se défendre.

Si doux, si suppliant était l’accent de la jeune fille, qu’un souffle de pitié caressa le cœur des assistants. Tous inclinèrent la tête pour acquiescer à la proposition de la Vierge mexicaine.

Mais Scipion éclata de rire.

— Fort bien. Nous allons lui permettre de se défendre. Mais, pour prononcer un plaidoyer, l’avocat a seulement besoin de la liberté de sa langue.

Et, appelant Marius :

— Té, mon bon, ficelle-moi ce chasseur… ; enlève les armes de son engagé… ; parfait… À présent, fais-lui boire le spécifique de ton narcotique, afin qu’il ouvre les yeux et réponde à la señorita Pacheco.

À mesure qu’il parfait, Marius exécutait ses ordres. Il entourait Francis d’un lacis serré de cordelettes, il s’emparait des armes de Pierre auquel, par un surcroît louable de précautions, il attachait les mains derrière le dos.

Après quoi, il tira de sa poche un petit flacon à demi rempli d’un liquide rougeâtre. Il en versa quelques gouttes dans la tasse du Canadien, additionna ce remède d’un peu de thé, puis, écartant les dents du dormeur, il le força à avaler la mixture.

L’effet fut instantané.

Un frisson agita le corps de Francis, une rougeur couvrit ses pommettes… À deux ou trois reprises, ses paupières battirent et enfin ses yeux grands ouverts se fixèrent avec une expression étonnée sur son entourage.

Le silence général sembla l’impressionner.

Il voulut faire un mouvement ; mais, alors, il sentit les cordes qui enserraient ses membres.

Ses regards s’abaissèrent sur lui-même, pour se relever bientôt sur ses juges.

Seulement, dans ses yeux, il y avait plus de tristesse que de surprise.

— Francis Gairon, dit lentement la Mestiza. Vous, en qui j’avais mis ma confiance ; vous qui, sans y être forcé, m’avez priée de vous associer à mon œuvre d’émancipation, vous êtes l’engagé, l’associé, le serviteur, la chose de notre pire ennemi.

Elle lui présenta l’acte trouvé dans le portefeuille.

— Ce papier ne laisse aucun doute… Qu’avez-vous à répondre ?

D’un ton déchirant, mais froidement résolu, le Canadien répondit :

— Rien.

— Rien, répéta douloureusement la jeune fille. Rien. Réfléchissez. Songez que tous ici vous condamnent et que votre silence leur donne raison… Mais, croyez-moi, n’écoutez pas un entêtement né d’une fausse conception du courage… Je souhaite pouvoir vous épargner… Je souhaite qu’en dépit des apparences, il me soit permis de vous considérer comme innocent.

Ces paroles de pitié émurent le Canadien. Une grosse larme coula sur sa joue, mais avec force, presque brutalement :

— Que puis-je dire ? Je suis l’engagé de Joë Sullivan pour un mois encore. Si j’affirmais que j’ai regretté d’avoir signé, vous ne me croiriez pas… Alors, quoi bon ?

— À quoi bon ? À me démontrer que vous ne me haïssiez pas, qu’une part de l’accusation au moins est inexacte, que vous n’êtes point celui qui a cherché à me tuer.

Elle s’arrêta. Un éclair avait passé dans les yeux du chasseur.

— Si, fit-il, je suis celui-là… Mais, à cette heure suprême de l’assaut, alors que le chef des assaillants vous entraînait prisonnière, je n’ai pas agi en traître… Je vous aimais mieux morte que captive… et j’ai fait feu.

Les assiégeants grondèrent sourdement, mais Dolorès leur imposa silence de la main et, à leur profonde surprise, elle prononça ces mots :

— Je vous crois.

Peindre la reconnaissance qui resplendit dans les yeux de Gairon est impossible.

— Merci, reprit-il. J’ai eu un bon sentiment, vous ne m’en jugez pas incapable, cela me suffit… Pour le reste, la preuve qui est entre vos mains écarte toute discussion. J’ai trahi votre confiance, frappez !

Une hésitation singulière faisait battre le cœur de la Mestiza.

— Malheureux ! s’écria-t-elle, savez-vous ce que vous demandez ?…

— Oui, doña.

— La justice de la Prairie est sommaire.

— Je le sais. Mais, en avouant, j’ai moi-même prononcé mon arrêt.

— Vous avez…

— J’attends la mort.

Ceci fut dit sans forfanterie. Et tous ces hommes, animés contre l’accusé d’une colère justifiée, ne purent cependant s’empêcher de reconnaître que le chasseur faisait montre d’un vrai courage.

— Il me reste une prière à vous adresser.

— Parlez.

— Pierre, mon engagé, m’a suivi en vertu du contrat qui le liait à moi. Il ne doit pas être rendu responsable de ma faute.

— Depuis un instant, Pierre, réveillé à son tour par Marius, suivait l’entretien avec une attention extrême ; mais, aux dernières paroles de Francis, il se leva vivement :

— Pardon, pardon, chef, pas de ces histoires-là. Je ne suis pas un de ces avocats beaux parleurs, comme il y en a chez nous dans les tribunaux, mais je sais ce que parler veut dire. Je n’ignorais pas que nous appartenions à Joë Sullivan… J’ai assisté à tout, je vous ai aidé en tout. Par conséquent, si on vous envoie chez le Grand Esprit, comme disent les Indiens, j’ai le droit d’être du voyage… et je réclame.

Cette fois, le tribunal improvisé approuva du geste. La vaillance, la loyauté ont des accents qui forcent la sympathie, même des ennemis.

La Mestiza surprit ce mouvement, et soudain, mue par un désir de clémence qu’elle ne s’expliquait pas bien elle-même :

— Vous avez été coupables envers moi seule, dit-elle. C’est donc à moi qu’il appartient de punir.

Les Canadiens s’inclinèrent.

— D’après l’usage de la Prairie, vous devriez mourir. Je répugne à verser le sang. Nous allons partir tout à l’heure… Vous resterez ici, séparés de nous à jamais. Fasse le ciel que le repentir touche votre cœur, que vous vous efforciez de racheter le mal que vous avez fait.

Elle dominait l’assemblée de toute la hauteur de sa générosité.

Aucune voix ne s’éleva contre sa sentence.

Cependant, la nuit était venue.

— En route ! ordonna la jeune fille.

Et elle quitta la tente, où les Canadiens demeurèrent seuls. Quelques instants plus tard, les Mayos du Puma arrachèrent les piquets, enlevèrent la toile, laissant assis à terre les deux chasseurs.

Ceux-ci virent toute la petite troupe en selle. Ils entendirent les sabots des chevaux sonner sur la pente rocheuse de l’éminence. Puis ils aperçurent encore une fois l’escorte de la Vierge mexicaine filer à travers la plaine. Enfin tout disparut à leurs yeux. À ce moment même, un homme se dressa auprès d’eux.

C’était le Puma.

— Chiens, dit le chef mayo, la doña vous a fait grâce de la vie, mais moi je n’ai pas pardonné comme elle. Je devais rester en arrière, vous rendre vos armes… Je les ai jetées dans le Lac Noir. Elles dorment au fond des eaux. Pour vous, je coupe vos liens avec ce couteau, et je vous le laisse. Que la faim et les bêtes sauvages fassent ce que la noble Mestiza n’a pas voulu faire.

Ce disant, il tranchait les cordes qui emprisonnaient les poignets de Pierre, jetait le couteau aux pieds de l’engagé, puis sautant sur son cheval appelé par un léger sifflement, il partit à fond de train. Si rapides avaient été ces derniers mouvements, que le Mayo avait disparu avant que les chasseurs fussent revenus de leur étonnement.