Massiliague de Marseille/p2/ch02

La bibliothèque libre.
Éditions Jules Tallandier (p. 240-261).


II

L’Esclavage ou la mort ?… Plutôt la mort


— Avant une quinzaine de jours, les Visages-Pâles seront à nous.

— Le chef dit une chose sage.

— Et les fils de Washington nous verseront l’eau de feu (alcool) ; ils nous feront présent de fusils à longue portée, d’étoffes, de cartouches.

Ces répliques s’échangeaient entre deux hommes, assis à terre dans la tente du Vautour Rouge, le chef comanche auquel le Canadien avait eu affaire au début du siège.

Le Comanche, sec, maigre, les muscles saillants comme des cordes, le crâne casqué de son scalp où des fils argentés se mêlaient aux mèches restées noires, escomptait les profits de la défaite prochaine de la Mestiza.

Son interlocuteur, un Apache celui-là, formait avec lui un contraste frappant.

Grand, massif de formes et d’allures, le visage strié des signes rouges indiquant dans sa tribu la marche sur le sentier de la guerre, le Bison — ainsi l’avaient surnommé ses compagnons, à cause de sa force prodigieuse — le Bison offrait l’apparence bestiale de l’animal auquel il devait son sobriquet.

Mais cette apparence était trompeuse. Rusé était l’Apache, ci à ce moment même il le prouvait, car il s’affermissait dans la confiance du Vautour Rouge, au moyen d’adroites flatteries, avec l’espoir d’obtenir une part plus large dans les cadeaux promis par les Américains en échange de Dolorès Pacheco.

— Nul autre que le Vautour Rouge ne pouvait mener à bien pareille entreprise, continua le Bison, nul autre ne serait arrivé au succès en économisant autant le sang des enfants rouges de la prairie.

Les yeux du Comanche brillèrent.

— Sage au conseil, prudent dans l’attaque, fit-il doucement.

— Oui, oui. Vaincre sans affaiblir sa tribu. C’est un exemple que tu donnes à tous, et les jeunes guerriers se souviendront de la leçon du plus grand de leurs chefs.

Quel que fût le flegme dont il s’entourait, le Vautour Rouge fut sensible à l’éloge, mais il dissimula sa satisfaction sous une apparence de modestie :

— Le crois-tu vraiment ? N’attribues-tu pas aux autres ce qui est seulement la pensée d’un guerrier avisé ?

Le Bison allait répondre quand un Indien fit irruption sous la tente.

C’était un enfant, seize ou dix-sept ans à peine.

— Pourquoi l’Ocelot trouble-t-il les chefs ? demanda sévèrement le Comanche.

Le nouveau venu salua et vivement :

— Un envoyé des Séminoles veut être entendu.

— Des Séminoles ?… répétèrent les Indiens avec un tressaillement.

— Oui.

— Un chasseur, sans doute ?

— Non, un chef renommé.

— Son nom ?

— Cœur de Feu. Le Vautour Rouge et le Bison échangèrent un regard inquiet.

— Ochs ! fit enfin le premier. La hache de guerre est enterrée entre les Séminoles et nous, c’est donc un ami qui vient rendre visite à des amis.

Mais l’Ocelot secoua la tête :

— C’est un guerrier qui apporte les paroles de sa nation.

Un silence suivit.

Les chefs affectaient le calme, mais une émotion intense vibrait au fond d’eux-mêmes. Malgré les bravades habituelles aux bravos de la prairie, ils ne se dissimulaient pas que l’entrée en scène des Séminoles réduirait à néant tous leurs projets.

De plus, connaissant l’antique attachement des tribus séminoles pour les Atzecs, ils pressentaient que la présence de Cœur de Feu se rattachait à celle de la Mestiza.

Toutefois ils ne firent rien paraître de leurs préoccupations et ce fut d’un ton calme que le Vautour Rouge ordonna :

— Conduis vers nous celui que tu as annoncé.

Le jeune Peau-Rouge s’éloigna aussitôt.

— C’est un ennemi que nous allons recevoir, murmura le Comanche dès qu’il se trouva seul avec le Bison.

Celui-ci inclina la tête pour affirmer.

— Nous ne sommes plus assez forts pour soutenir la lutte contre les Séminoles, reprit le vieux chef. Les plus braves guerriers apaches et comanches dorment sous le sol brûlant du désert. Il est loin le temps où nos tribus étaient nombreuses, irrésistibles. Naguère nous dictions des lois à tous les hommes rouges ; aujourd’hui il nous faudrait accepter les ordres de ces chiens de Séminoles.

Le Bison se pencha à son oreille :

— Tu crains que Cœur de Feu veuille protéger ceux que nous assiégeons ?

— Oui.

— Qu’il commande peut-être de leur laisser la route libre ?

— Oui, gronda encore le Vautour Rouge.

— S’il en était ainsi, que ferais-tu ?

À cette question précise, le Comanche courba le front ; puis, après quelques secondes de réflexion, il répondit, non sans une nuance d’embarras :

— La vie de nos guerriers est plus précieuse que les présents des fils de Washington.

— Tu céderais ?

— Oui.

De nouveau les interlocuteurs gardèrent le silence. Mais bientôt la voix du Bison s’éleva derechef :

— Le Vautour Rouge est un grand chef. Sa sagesse est supérieure à celle de tous ceux qui lui obéissent. Mais son esprit est comme la lumière du soleil : il ne saurait empêcher que des ombres subsistent au milieu de la clarté.

Et comme l’interpellé interrogeait du regard, l’Apache poursuivit :

— La prairie est pleine d’embûches. Un guerrier valeureux, tel que Cœur de Feu lui-même, peut y rencontrer la mort.

— Tu voudrais ?

— Je ne veux rien, ô le plus noble des Comanches ! je dis : un malheur est possible. Et s’il se produisait, qui donc oserait affirmer que nous avons été avisés à temps des désirs de nos frères bien-aimés, les Séminoles ?

— Chut ! fit vivement le Vautour Rouge, on vient. Mon frère le Bison me montrera le fond de son âme plus tard.

En effet, Cœur de Feu approchait, guidé par l’Ocelot.

Parvenu au seuil de la tente, il appliqua ses mains sur ses joues, les étendit en avant. Ces marques courtoises de respect données, il s’assit, les jambes croisées, en face de ses hôtes et demeura immobile, attendant que ceux-ci l’interrogeassent.

— Mon frère a fait une longue course, commença le Comanche. La poussière du désert a terni le lustre de sa chevelure.

— Cœur de Feu avait hâte de saluer le grand chef dont le nom signifie courage et sagesse.

— Le Vautour Rouge est touché de l’empressement de son frère qui, malgré sa jeunesse, égale déjà les plus braves guerriers.

Et avec une sollicitude feinte :

— Mais peut-être le corps de Cœur de Feu souffre-t-il de la faim. Lui plaît-il d’accepter une tranche de venaison ?

— Cœur de Feu n’entend pas la voix de la faim. À ses oreilles bourdonnent les paroles confiées à sa mémoire par l’assemblée de toute la nation séminole et il voudrait les répéter aux chefs qui l’écoutent.

Un regard rapide échangé avec le Bison, et le Comanche répliqua :

— Que mon frère parle ! Sa voix me réjouira.

Les politesses indiennes étaient épuisées. Les adversaires allaient entamer la partie grave de l’entretien.

— Le Grand Esprit qui a donné tant de lumières à ses enfants, les hommes rouges, commença le Séminole, leur a cependant laissé ignorer certaines choses, voulant par là leur montrer la nécessité de vivre unis et de s’aider dans leurs conseils.

— Telle a dû être la volonté du Grand Esprit, appuyèrent les auditeurs du jeune homme.

— La vue la plus perçante peut être obscurcie par le brouillard ; l’ouïe la plus fine ne perçoit plus le pas d’un ami, lorsque la terre tremble et que les génies du feu se combattent[1].

— Mon fils dit vrai.

— Le plus habile suiveur de pistes est dérouté lorsque le vent souffle en tempête et soulève, en épais nuages, la poussière dorée du désert.

— Tout cela est exact, déclara le Vautour Rouge, mais en cet instant le brouillard n’étend pas son manteau sur la plaine, le sol ne s’agite pas en longs frissons, le vent est muet. Les paroles prononcées arrivent bien à mon esprit, mais mon esprit ne les comprend pas.

— Parce que c’est sur lui que flotte la brume, chef, brume que l’assemblée séminole m’a chargé de dissiper.

À ces mots, l’interlocuteur de Cœur de Feu affecta une surprise profondément jouée.

— Comment, ma pensée serait masquée de ténèbres et je ne me suis pas aperçu de cela ? Comment les Séminoles ont-ils réussi à découvrir ce malheur ?

— En considérant tes actions.

— Mes actions. Qu’ont-elles de nuageux ?

— Je vais te le dire !

L’envoyé séminole demeura silencieux durant quelques secondes. Après quoi, d’une voix ferme et douce, il reprit :

— Tu es Comanche, celui qui s’assied auprès de toi est Apache. L’un et l’autre, vous appartenez donc aux tribus du Sud, vaincues, décimées, opprimées par les Américains du Nord.

Les interpellés inclinèrent la tête en manière d’acquiescement.

— Le seul sentiment que doivent vous inspirer vos vainqueurs est la haine. Votre seul désir doit être de secouer le joug ; votre tendresse doit aller seulement à ceux qui peuvent vous seconder dans cette entreprise.

Les yeux baissés, le Vautour Rouge et le Bison écoutaient.

Maintenant, ils ne doutaient plus. Cœur de Feu venait leur reprocher de combattre Dolorès Pacheco.

— Eh bien ! Quels sont vos actes ?

— Oui, quels sont-ils ?

— Vous assiégez étroitement la Vierge du Sud, fille inspirée par le Grand Esprit, qui tente de délivrer vos frères et vous-mêmes. Qui vous pousse à cela ? Vos propres ennemis, ceux qui vous ont arraché vos territoires de chasse, qui vous ont chassés de vos villages, ceux dont l’avidité ne s’est arrêtée qu’aux frontières du désert, non qu’elle fût rassasiée, mais parce que, là, elle ne voyait plus rien à prendre.

Les chefs restèrent muets, impressionnés par les brûlantes paroles du messager.

— Alors les Séminoles assemblés ont dit : Nos frères rouges se trompent. Sans nul doute les mauvais génies se sont plu à obscurcir leur raison. Et ils m’ont choisi pour venir vous faire entendre la vérité.

Tandis que le Séminole parlait, le Vautour Rouge réfléchissait. Un conseil de la puissante nation séminole était un ordre. Il fallait obéir, sous peine de déchaîner la guerre et d’amener l’anéantissement des derniers survivants des tribus apaches et comanches. Les Papagos, les Utapis, il en était certain, ne résisteraient pas une minute à la volonté dont Cœur de Feu apportait l’expression.

Et, avec la diplomatie de sa race, le Comanche contraignit son visage à sourire.

— Il me semble, en effet, que mes yeux se dessillent, que des bruits nouveaux parviennent à mes oreilles. Parle encore, mon fils, dis toute ta pensée. Sois le médecin de l’esprit du vieux chef.

Cœur de Feu sourit à son tour. Il sentait que sa négociation allait aboutir heureusement.

— Mon père, dit-il, n’est-il pas surpris d’avoir rassemblé des guerriers pour s’opposer au passage de la Vierge du Sud ?

— Si, si… en effet… Comment ai-je pu faire cela ?

— Trompé par les mauvais Esprits, certainement. Mais à présent que mon père voit, que lui suggère sa pensée ?

— De lever mon camp et d’entraîner mes guerriers hors de la route de celle que tu as nommée.

— Mon père a retrouvé toute sa sagesse ! s’écria Cœur de Feu, comme s’il avait été dupe de cette comédie. Le Grand Esprit en soit remercié !

Puis changeant de ton :

— Je ferai la première étape avec mon père et je retournerai auprès des miens leur dire : Réjouissez-vous, le Vautour Rouge a déjoué les maléfices des génies de la nuit.

Le Comanche ne parut pas comprendre l’injonction enveloppée dans la phrase polie.

Cordialement, il continua :

— Nous lèverons le camp demain matin. Que mon fils se repose aujourd’hui ! Il est parmi des amis. Il est maître ici comme au milieu de sa tribu.

L’entretien était terminé.

Les interlocuteurs alors se touchèrent la main, et l’Ocelot, appelé aussitôt, conduisit le Séminole à une tente, sous laquelle le loyal Indien se glissa et s’endormit.

Il n’eût pas trouvé le sommeil s’il avait soupçonné la conversation qui s’engageait à ce moment même entre les hommes auxquels il venait de parler.

Après son départ, un long silence avait régné sous l’abri de toile du Vautour Rouge.

Enfin, celui-ci avait murmuré :

— Ochs ! les Séminoles sont de grands guerriers.

— irrésistibles à la guerre, avait ajouté le Bison.

— Invincibles dans le conseil.

— Ils sont nombreux.

— Ils ont appris la discipline des blancs.

— Et les autres Indiens doivent s’incliner devant leur volonté.

Une nouvelle pause et les deux hommes avaient répété ensemble :

— Ochs ! les Séminoles sont de grands guerriers.

Puis l’Apache, baissant la voix, reprit :

— Le coyote est plus faible que le puma.

— Ainsi l’a décidé le Grand Esprit.

— Cependant le coyote a sa part de la chasse du lion.

— Cela est vrai, Bison. Tous les coureurs de la prairie savent cela.

— Savent-ils aussi pourquoi il en est ainsi ?

— Non.

— Je vais te l’apprendre. Le coyote est rusé. Pas assez fort pour attaquer les grandes bêtes, il suit le puma qui, lui, a la vigueur. Et quand celui-ci est repu, qu’il abandonne sa proie, le coyote accourt et trouve encore une large nourriture. Le puma chasse donc pour le coyote, le puma est le serviteur du petit loup des prairies.

Le Vautour Rouge eut un vague sourire :

— Oui, tes paroles sont véridiques, mais ici le puma séminole défend de chasser.

— Cela est vrai. Mais si nous avions enlevé le camp des Faces-Pâles hier, la défense des Séminoles serait arrivée trop tard et nous ne serions pas coupables d’avoir agi alors que nous ignorions les désirs de la grande nation.

— Que veux-tu dire, Bison ?

— Que nous savons quel jour l’ordre nous est parvenu, mais que les Séminoles ne le savent pas.

— Ils le sauront par leur messager.

— Si leur messager les rejoint.

— Oh ! tu ne prétends pas le frapper dans mon camp.

— Non, non, il est ton hôte, il est sacré… mais quand il l’aura quitté, il sera exposé à tous les hasards heureux pour les Comanches, pour les Apaches.

Brusquement, le Bison appuya la main sur l’épaule de son interlocuteur :

— Le Vautour Rouge est un grand chef.

— Le Bison, lui aussi, est un grand chef, riposta le Comanche. Son bras est terrible durant le combat, mais sa voix est agréable à entendre au conseil.

L’athlète rouge sourit, agréablement flatté par le compliment.

— Alors, il peut exprimer toute sa pensée ?

— Il le peut.

— Voici donc ce que son amitié lui suggère : Demain matin, nous lèverons le camp ; demain soir le Séminole, qui nous aura accompagnés, nous quittera.

— Oui je le crois.

— Si tu le veux, moi-même et l’Ocelot nous nous lancerons sur sa trace. Qui retrouve l’homme tombé dans le désert ? Personne. Les fauves dévorent sa chair et le vent disperse ses os réduits en poussière.

— Cela est ainsi.

— Toi, pendant ce temps, tu ramènes tes guerriers contre les Visages-Pâles qui, rassurés, ont quitté leur position avantageuse. Tu les extermines. Et plus tard, aux reproches des Séminoles, tu répondras : J’ignorais quels ils étaient. Lorsque le vaillant Cœur de Feu est venu m’apporter vos ordres, il était trop tard.

Comme on le voit, le géant ne manquait pas de ressources. Ce fut sans doute l’avis du Vautour Rouge, car il pressa la main de son compagnon et doucement :

— Bison, tu partiras avec l’Ocelot. Je te confie le soin de nous venger de l’insolence du jeune Séminole.

— Et toi ?

— J’exécuterai le plan que tu as tracé.

— En recommandant le silence à nos guerriers.

— Sois tranquille. La haine du Séminole chante en eux. Ils seront heureux de jouer ces hommes rouges qui nous oppriment aujourd’hui plus que les Américains eux-mêmes.

Une fauve lueur brilla dans les yeux sombres de l’Apache et les deux chefs se séparèrent.

Bientôt tout le camp fut en rumeur. Les guerriers avaient appris qu’on abandonnait le siège qui durait depuis de si longues semaines ; que l’on agissait ainsi sur l’ordre des Séminoles ; qu’un chef de cette dernière nation accompagnerait la troupe durant la première journée de sa retraite.

De là, colères muettes, trahies seulement par des gestes brusques, des regards étincelants.

Mais tous dissimulaient avec soin leur irritation. Tous comprenaient le danger de se mettre en lutte ouverte avec la nation indienne qui, à elle seule, peut armer plus de guerriers que toutes les autres tribus réunies.

À l’abri de sa tente, le Vautour Rouge observait tout, et son visage, peint d’ocre rouge, s’éclairait.

Les Indiens étaient prêts à toutes les trahisons. Le plan ourdi par l’astucieux Bison s’accomplirait jusqu’au bout.

Quant au chef apache, il avait entraîné l’Ocelot sous sa tente propre, et là lui parlait à voix basse.

Au tressaillement des narines du jeune homme, à l’animation de ses traits, à ses poings crispés, il était aisé de deviner que les paroles du géant allumaient en lui un courroux farouche.

Et de fait, quand, rendu à la liberté, l’Ocelot vint à passer auprès de la hutte de toile réservée à Cœur de Feu, il gronda sourdement :

— L’Ocelot enfoncera ses dents dans le Cœur de Feu, sans peur de se brûler la langue.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cependant, Francis Gairon, blotti dans une anfractuosité de rocher, attendait la nuit.

Elle vint lentement.

Alors, il sortit de sa cachette et, rampant dans l’ombre, il gagna l’étroite percée par laquelle, naguère, il avait quitté le Val Noir.

Aucun guerrier inca ne gardait le passage.

— Oh ! oh ! murmura le Canadien, mon ami Cœur de Feu a réussi dans son ambassade. Les diables rouges me semblent avoir levé le siège.

Cette supposition devint une certitude pour le chasseur, quand il arriva dans la crique basaltique au fond de laquelle tremblotaient les eaux du lac.

Les rives étaient désertes. Oui, décidément les Indiens s’étaient éloignés.

Ravi par cette constatation, Francis, obéissant à un de ces mouvements auxquels l’homme le plus fort obéit au sortir d’un grand danger, plia les genoux et, les bras tendus vers le ciel où scintillaient les innombrables étoffes, s’écria :

— Maître des mondes, des soleils, de l’Infini, sois béni d’avoir écarté la mort de la tête chère de Dolorès.

Une larme brûlante roula lentement sur sa joue. Il la fit sauter d’un coup de pouce rageur et, se redressant, il gagna la corniche de la falaise.

Une demi-heure plus tard, il parvenait sans encombre au point culminant de l’étroit chemin aérien.

À ses appels, les assiégés répondaient en lui jetant des lassos, grâce auxquels il se hissait au sommet de l’escarpement.

Dolorès, Fabian, Cigale, Pierre, Coëllo, le Puma, les Mayos l’y attendaient. Il serra les mains tendues vers lui et, d’une voix que l’émotion brisait :

— Les Indiens lèvent le siège, sur l’ordre de Cœur de Feu, chef séminole, qui a abandonné son père mourant pour venir délivrer la Vierge mexicaine.

Toutes les physionomies s’éclairèrent.

— Où est le Séminole ? demanda Dolorès.

— Au camp des Apaches. Il aura sans doute voulu s’assurer que ses injonctions étaient fidèlement exécutées.

Ce furent des exclamations joyeuses, des effusions, des serrements de mains.

— Ah ! s’écria la Mestiza en fixant sur Francis le rayon caressant de ses doux yeux, vous ne pourrez plus dire que vous n’êtes pas digne d’être présenté aux Sudistes comme un libérateur.

— Moi ? fit-il avec embarras.

— Vous-même, qui avez assuré le succès de notre expédition.

Il secoua tristement la tête :

— J’ai fait ce que tout autre eût fait à ma place. Je n’ai pas voulu que vous tombiez au pouvoir des bandits de la prairie.

— Et vous avez risqué votre existence…

— Pour ce qu’elle vaut… le risque était mince.

La Mestiza eut une moue impatiente :

— Je vous défends de parler ainsi… ; la vie d’un brave homme et d’un homme brave a une valeur inestimable.

— Oui, répéta Gairon d’un ton indéfinissable, la vie d’un homme et d’un brave homme… Vous avez raison… Mais est-on brave parce que l’on effectue une chevauchée à travers le désert ? Est-on brave parce que l’on trouve un courageux Indien qui vous prête son appui ?

— Oui, à mon avis du moins.

La jeune fille prononça ces dernières paroles avec une nuance d’humeur.

Elle était mécontente… pourquoi ?… Elle n’eût su le dire exactement. Elle s’irritait de la façon dont le Canadien rabaissait son dévouement.

Et lui, tout bas, s’injuriait, se reprochant d’accepter les compliments de celle qui ne pouvait deviner que son acte dévoué était seulement la conséquence logique d’une trahison.

Brusquement, Dolorès s’éloigna.

Au surplus, de graves préoccupations exigeaient sa présence.

Le blocus du Val Noir était levé. Qu’allaient faire les assiégés ?

Certes, l’intention de la Mestiza était de gagner le territoire des Séminoles ; mais, pour le faire, il fallait traverser deux cents kilomètres de plaines désertes, sans végétation, sans eau, sans ressources d’aucune sorte.

À cheval, le voyage eût duré quatre ou cinq jours. À pied, il demanderait le double de temps, le triple peut-être. Et les fidèles de la Vierge mexicaine devaient marcher, car leurs montures avaient été sacrifiées durant le siège.

— Au lieu de nous porter, elles nous soutiennent, avait dit plaisamment Cigale.

Oui, mais à présent elles manquaient.

On tint donc conseil.

Enfin le Puma éleva la voix :

— Je pense que l’on pourrait se reposer aujourd’hui et profiter de la journée pour choisir, parmi les bagages, les choses indispensables. On abandonnerait les autres, afin d’être aussi peu chargés que possible.

Ochs ! firent les Mayos survivants.

Les Européens acquiescèrent à cette résolution. Jusqu’à la nuit, le campement offrit l’aspect d’une cité en déménagement.

Enfin l’obscurité remplaça la lumière, les étoiles s’allumèrent au ciel. Tout était prêt.

On partirait le lendemain au crépuscule.

Et ravis d’être délivrés, heureux de penser qu’après quelques jours de fatigue, ils parviendraient dans la région amie habitée par les Séminoles, les compagnons de Dolorès s’endormirent au milieu du grand silence de la prairie.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À cette heure même une longue file de cavaliers serpentait à travers le désert.

Muets, dressés sur leurs selles comme des statues de bronze, les Indiens commandés par le Vautour Rouge revenaient vers le Val Noir qu’ils avaient abandonné la veille.

Au matin de ce jour, après une longue étape, pendant laquelle Cœur de Feu les avait accompagnés, les Apaches et les Comanches avaient établi leur camp à quarante milles de celui de Dolorès.

Cœur de Feu n’avait pas soupçonné les pensées traîtresses du Vautour Rouge. Après quelques heures de repos, il avait quitté le campement pour reprendre le chemin des territoires occupés par sa tribu.

Quarante minutes plus tard, deux cavaliers s’étaient élancés sur ses traces.

En eux, on eût pu reconnaître le Bison et l’Ocelot.

Ceux-ci allaient, en exécution du plan ourdi sous la tente du Vautour Rouge, essayer de surprendre et d’assassiner le brave Séminole, afin de pouvoir affirmer plus tard qu’ils n’avaient pas connu la volonté de sa tribu, et d’être ainsi libres de massacrer la petite troupe de la Vierge mexicaine.

On sait déjà que la Providence devait déjouer leurs projets.

Cœur de Feu, surpris par ses adversaires, était attaché au poteau du supplice, il allait mourir, lorsque Scipion Massiliague et Marius le sauvèrent.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

De nouveau, la Mestiza et son escorte étaient assiégés.

Un hasard providentiel les avait avertis du retour offensif du Vautour Rouge.

Coëllo, alias Vera, étant descendu au Lac Noir, avait aperçu les Indiens.

Bien vite, le faux peone était accouru faire part de sa découverte à ses compagnons. De telle sorte que les Apaches, qui espéraient surprendre leurs victimes, avaient été accueillis par une fusillade meurtrière.

Mais l’instant suprême était proche, les munitions allaient manquer.

Il restait à peine cinq cartouches par tireur. Un assaut encore, et les assiégés devraient se défendre à l’arme blanche, un contre cent, c’est-à-dire engager la lutte de désespoir.

Francis Gairon et Pierre devisaient tristement, assis sur des blocs de pierre à l’écart de leurs compagnons.

— Les diables rouges connaissent notre situation, disait Francis. Vois-les dans la plaine. Ils ne prennent pas la peine de se cacher ; ils savent que nous devons ménager nos dernières cartouches.

— Bon, je ne suis pas aveugle… et je vois cela comme vous, chef.

Gairon secoua la tête d’un air-navré :

— Oui, oui, les corbeaux du désert sentent la curée prochaine. Encore quelques détonations, et nos carabines seront dans nos mains des armes aussi inutiles qu’un éventail entre les doigts d’une femme.

— Je le crains.

— Et alors, continua le Canadien d’une voix sourde, nous ne pourrons plus défendre Dolorès ; guerriers indignes de ce nom, nous devrons abandonner aux Indiens le trésor dont nous avons la garde.

Et avec un geste violent :

— Elle, leur prisonnière ; elle, traînée d’étape en étape jusqu’au campement des Nordistes ; elle, ridiculisée, bafouée… L’espoir d’un peuple exposé aux risées des soldats. La Vierge mexicaine souffletée par la main brutale des soudards !

Le chasseur se cacha la figure dans les mains, un sanglot le secoua tout entier. Puis, il gémit, les paroles rendues indistinctes par la violence de son émotion :

— Tout cela par ma faute. Lâche et traître, je l’ai amenée dans ce piège. Ah ! j’ai envie de tout avouer a nos compagnons, de les supplier de faire justice.

Mais Pierre entoura de son bras le cou de son chef :

— À quoi bon maintenant ? Avouer serait priver la doña d’un défenseur. Il me semble que la seule chose à faire maintenant est de la défendre jusqu’à la mort.

— Jusqu’à la mort, répéta Gairon.

Puis, comme si une décision soudaine naissait dans son esprit :

— Jusqu’à la mort, as-tu dit ?

— Oui, chef.

— Et ne laisser aux assiégeants que des morts à scalper.

— Oui, encore.

Il y eut une sorte d’hésitation sur la physionomie de Francis… Son indécision fut courte d’ailleurs ; il reprit presque aussitôt avec une intonation étrange :

— La mort te semble donc la seule solution ?

— La seule, en effet.

— Pour tous ?

— Pour tous.

— Et il te paraît préférable pour la doña de tomber frappée mortellement d’une balle, que d’être capturée par l’ennemi.

Les yeux du chasseur interrogeaient avidement le visage de l’engagé. Celui-ci ne sourcilla pas.

— La mort plutôt qu’une captivité honteuse ! répondit-il sans hésiter.

— Merci. Elle mourra donc.

Sur ces mots, Gairon se découvrit et, les yeux fixés sur la voûte céleste, il sembla s’absorber dans un colloque muet avec l’infini. On eût cru qu’il implorait le souverain juge.

De fait, le Canadien se sentait presque devenir fou.

L’observation rigide de la parole donnée l’avait conduit à la trahison. Servant fidèle de l’honneur, il roulait à la honte.

Dans son cerveau simpliste d’homme accoutumé à vivre en face de la nature, la constatation déchaînait une tempête.

Toutes ses croyances s’effondraient d’un seul coup. À quoi se fier désormais, puisque le mal découlait du bien, la félonie de la loyauté, la vilenie de la noblesse ?

Et le ciel, impassible devant les tortures humaines, se couvrait d’ombre sous le pinceau bleuté de la nuit. L’immense farandole des mondes allumait ses étoiles. L’éternelle illumination des soleils de l’espace flamboyait au-dessus de ce groupe lamentable, captif au sommet de l’éminence du Val Noir.

À vingt pas des Canadiens, accroupis à l’abri de roches, le señor Rosales et le Parisien Cigale considéraient les environs avec inquiétude.

De temps à autre, l’hacendado tournait les yeux vers une forme allongée sur le sol à peu de distance. Il y avait alors dans son regard une expression de tristesse.

Le dormeur ou plutôt la dormeuse était Vera, en qui jusqu’alors Fabian, par une réserve exquise de père, n’avait voulu voir que le peone Coëllo.

Cigale s’aperçut de la préoccupation de son compagnon :

— Elle repose, fit-il doucement. Tant mieux. Ainsi elle oublie notre situation.

L’hacendado haussa les épaules :

— À quoi sert l’oubli ? Est-ce que l’oubli écarte le malheur ? Est-ce qu’il l’efface ? Non, non, l’oubli que les anciens avaient déifié n’est qu’un faux dieu. Il n’existe pas. Le souvenir s’éloigne, mais il ne disparaît jamais.

Et à mi-voix, comme se parlant à lui-même :

— Ai-je perdu la mémoire de l’épouse morte en France, du fils volé à la malheureuse ?…

Il saisit Cigale par le bras et presque rudement :

— Écoutez, seigneur parisien, écoutez. Dans quelques heures, il y aura ici beaucoup d’yeux fermés pour toujours. Si vous survivez, il faut que vous sachiez tout, afin d’apprendre la vérité à mes filles, demeurées là-bas a l’hacienda. Elles doivent pouvoir reconnaître leur frère si le ciel permet qu’elles le rencontrent un jour.

Il se tut soudain. Une douce voix venait de murmurer tout près de lui :

— Père, laissez-moi vous prendre dans mes bras ; père, accordez-moi le baiser dont ma légèreté m’a privée depuis le début de ce long voyage.

C’était Vera Coëllo.

Avant que l’hacendado eût pu répondre, elle reprit :

— Je dormais… Un rêve a visité mon esprit… si doux qu’il a chassé le sommeil. L’homme auquel J’ai offert les fleurs de sospiriano était libre, il accourait vers nous, il venait nous délivrer.

— Songe creux, pauvre enfant.

— Non, père, vérité. Je le sens, j’en suis sûre. Coëllo n’aurait pu vous parler de ces choses, j’ai osé reprendre mon nom de Vera pour vous apporter les paroles d’espérance.

Pour toute réponse, Fabian Rosales pressa la gentille señorita sur son cœur. À quoi bon maintenant lui reprocher le coup de tête, si naturel au Mexique, qui l’avait entraînée dans le danger ?

Au fond, la présence de la chère mignonne ne soutenait-elle pas le courage du père ?

Certes, l’hacendado souffrait de savoir Vera exposée, mais en même temps, il n’éprouvait pas la douleur d’être seul, loin de tous les êtres aimés.

Avec l’inconséquence de l’affection, il s’était surpris parfois à murmurer :

— Si je succombe, une de mes filles au moins sera là pour me fermer les yeux.

Et comme, à cette heure, la même pensée flottait encore dans son cerveau, l’organe du Parisien le fit tressaillir.

— Señor, disait Cigale, ou bien j’ai la berlue, ou bien il se produit dans la plaine une végétation spontanée que je ne comprends pas.

S’arrachant à l’étreinte de sa fille, Fabian s’approcha de Cigale qui, penché en avant, désignait la surface du désert.

— Tenez, là-bas, continua le jeune homme… Je jurerais que, dans la journée, il n’y avait que de sable… Eh bien, maintenant, n’apercevez-vous pas des buissons ?

— Si, en effet, déclara Rosales, après avoir considéré le point désigné.

Et, avec un cri :

— Mais cette poussée de buissons n’est pas unique… Là-bas, à droite, voici un massif de plantes qui n’existait pas davantage.

— En voici d’autres, d’autres encore… partout autour de la hauteur, appuya Vera.

Distraits de leurs préoccupations par la mimique expressive des trois personnages, Francis et Pierre vinrent à eux.

— Qu’est-ce ?

— Ces buissons !

Un rapide examen et les chasseurs prononcèrent ce seul mot :

— Indiens.

— Des Indiens ! s’écria Cigale. Où prenez-vous des Indiens ?

— Dans ces feuillages tout simplement.

— Dans ces… ?

— Oui. Une ruse dont ils sont coutumiers. Veulent-ils surprendre un ennemi, ils font, à l’aide de branchages, un buisson factice qu’ils dressent devant eux. Puis, à l’abri de cet obstacle, ils s’avancent insensiblement.

— Ainsi vous pensez… ?

— Que les chiens se disposent à nous attaquer. Ah ! si les munitions n’étaient pas si rares, je leur montrerais de quel bois se chauffent de braves chasseurs. Mais voilà… trop peu de cartouches. Il faut les laisser approcher pour qu’aucune balle ne soit perdue.

Et, montrant le poing aux broussailles, Pierre ajouta avec une fureur comique :

— Vermines du désert ! Ils se figurent qu’ils nous trompent avec leur stratagème, bon tout au plus pour des soldats de la milice.

En dépit de la gravité des circonstances, la colère de l’engagé dérida un instant les auditeurs, mais bientôt l’imminence du danger éteignit les rires.

Une attaque était chose terrible, à cette heure où les munitions manquaient.

Néanmoins, il fallait se préparer à la subir.

Tous les combattants furent appelés. Tous prirent leur poste de bataille. Le fusil en mains, le visage pâle, les traits contractés, chacun attendit l’assaut.

Dolorès seulement semblait ignorer la crainte. Ses grands yeux rayonnaient. Il y avait en elle tant de confiance que tous se sentirent ranimés lorsqu’elle parut au milieu d’eux.

Francis Gairon, emporté par un mouvement irréfléchi, plia le genou au moment où elle passa auprès de lui, le frôlant de sa jupe, et d’une voix étranglée, il murmura :

— Pardon !

Surprise, la jeune fille se retourna. Mais déjà Pierre avait bondi auprès de son chef. Sa main herculéenne enserrait comme dans un étau l’épaule du Canadien. Au regard interrogateur de la Mestiza, il répondit :

— Le chef souffre de vous savoir en danger, doña. Il prétend qu’il aurait dû être assez habile pour dépister les Indiens, pour vous conduire saine et sauve au terme de votre voyage.

Elle eut un doux sourire.

— Ne vous accusez pas, fit-elle lentement. De toute éternité, ce qui arrive était décidé. Il n’est pas au pouvoir de l’homme d’empêcher ce qui doit être. Sachez seulement que je vous suis reconnaissante de votre dévouement.

Elle s’éloigna.

Sombre, presque brutal, Gairon gronda :

— Pourquoi m’as-tu empêché de m’accuser ? Le suprême bonheur pour moi à cette heure serait d’expier, de rendre le dernier soupir sous ses yeux.

L’engagé ne jugea pas à propos de répondre et les deux hommes demeurèrent immobiles à la place où les avait surpris la venue de Dolorès.

De là, ils apercevaient toute la ligne des combattants. À dix pas d’eux étaient Cigale, puis Rosales, Coëllo, la Mestiza. Plus loin le Puma avait dispersé ses Mayos.

Tels des statues de bronze, les guerriers, masqués par des blocs de pierre, suivaient de leurs yeux étincelants les mouvements de l’ennemi.

Un peu en arrière de la ligne, les chasseurs voyaient tout sans être vus.

Cependant, des bruits montaient de la plaine : hululements d’orfraies, abois de coyotes.

— Ces bandits chantent pour se moquer de nous, grommela Francis.

— Non pas, répliqua Pierre avec sa placidité habituelle. Ils s’avertissent réciproquement, afin de régler leur marche.

Et, haussant les épaules :

— Allez, allez, chef. Ils savent qu’avant d’arriver ici où nous sommes, beaucoup des leurs partiront au pays des Esprits. Ils se croient assurés de la victoire, mais ils ne doutent pas qu’elle soit chèrement achetée.

Puis, comme répondant à une pensée soudaine :

— Mais comment ces écumeurs du désert ont-ils osé reprendre l’affaire, après la visite du chef séminole que vous aviez ramené ?

— Je ne comprends pas.

— Il doit y avoir là-dessous quelque trahison des diables rouges.

— Peut-être Cœur de Feu a-t-il payé de sa vie sa généreuse intervention.

Il y eut un silence.

— C’était un brave, murmura enfin Gairon, sur le ton grave d’une oraison funèbre.

— C’était un brave, redit Pierre.

Mais les Canadiens s’interrompirent soudain.

Les buissons factices qui, depuis une heure, progressaient lentement dans la plaine, avaient atteint le bas de l’éminence sur laquelle était établi le campement.

Et d’autres fourrés les suivaient, donnant l’impression d’une forêt en marche.

Au pied de la colline, les branchages se mêlaient, s’épaississaient, formant un fourré sans cesse agrandi.

Les assiégeants se massaient avant de pousser leur redoutable cri de guerre.

Pierre eut une moue ennuyée :

— Cela nous annonce un effort irrésistible.

Et, comme son compagnon gardait le silence.

— Les coquins, continua l’engagé avec une colère croissante, sont bien informés. Ils connaissent notre disette de cartouches et vont sacrifier vingt ou trente de leurs guerriers, certains que les autres parviendront jusqu’ici.

Un tremblement secoua tout le corps de Gairon.

— Jusqu’ici, répéta-t-il d’un air égaré… ils sont certains, dis-tu… Mais toi, toi… tu ne penses pas qu’ils réussissent.

— Les balles seules pourraient les arrêter,

— Eh bien ?

— Quand nous aurons brûlé chacun nos cinq cartouches… ce sera fini.

Le Canadien était devenu livide. L’athlète se sentait vaincu par la fatalité.

— Ils arriveront ici, bégaya-t-il… Et elle… elle, elle sera prisonnière. À travers le désert, ils l’emporteront parmi les cactus, les nopals, dont les raquettes épineuses déchireront ses pieds. Ils la livreront aux Nordistes, et dans une prison, privée d’air, de lumière, la fleur du Sud s’étiolera.

D’un geste violent, il se frappa la poitrine :

— Et c’est ma faute, ma faute… mon crime !

Un effroyable rugissement coupa la parole au malheureux chasseur. D’un seul coup, à un signal donné, les Indiens s’étaient débarrassés des branchages qui leur servaient d’abri, et, peints en guerre, grimaçants, horribles, ils s’étaient élancés sur la pente de la colline en modulant leur rauque cri de guerre.

L’heure décisive a sonné.

Ainsi que des démons, les Apaches, les Comanches bondissent entre les rochers, s’excitant, se défiant à la course. Ils sont admirables d’intrépidité, et terrifiants aussi.

Lentement, accompagnant d’un regret chaque balle qui réduit leur faible provision, les assiégés tirent.

Tous les coups portent dans la masse grouillante accrochée aux flancs de la colline.

Des morts restent en arrière, étendus sur le sol, les bras en croix. Des blessés, arrêtés dans leur course furieuse, arrosent les rocs d’un sang vermeil et usent leurs dernières forces en hurlements de haine, en invectives à l’adresse des Faces-Pâles.

Méthodiquement, abattant un Indien à chaque fois, Francis Gairon a déchargé sa carabine à quatre reprises.

Il lui reste une cartouche.

Un instant il la tient entre ses doigts. Il la considère d’un air pensif. Enfin, il secoue rudement la tête et glisse le projectile dans le canon de son fusil.

Mais il n’épaule point.

Il a appuyé la crosse à terre et il regarde la marée humaine qui monte, qui monte toujours.

Un à un, les fusils des assiégés se taisent. Les cartouches sont épuisées.

Les assaillants comprennent cela. Ils se hâtent davantage, avec des cris de triomphe stridents comme les appels des grands vautours qui planent tout au fond du ciel teinté des premières clartés d’aube.

Les assiégés échangent un regard, adieu muet de ceux qui se savent condamnés à mourir. Au bout des canons des carabines, ils assujettissent de larges coutelas. Ce sont les baïonnettes de la prairie.

La lutte à l’arme blanche, la lutte finale, désespérée, où l’on frappe, non plus pour vaincre, mais pour tomber vengé, est proche.

À peine vingt-cinq pas séparent les adversaires.

Les Peaux-Rouges hurlent, rugissent, sifflent, glapissent. C’est un concert infernal.

Un bond encore. Les voilà sur le retranchement.

Les lances, les baïonnettes se froissent avec de sinistres vibrations métalliques. Il y a des éclaboussements de sang, des cris de tuerie, des râles de mort.

Les assiégés sont repoussés.

Mais ils se défendent encore. Serrés les uns contre les autres, ils forment un petit cercle hérissé de baïonnettes. Ils font face partout à la fois.

Francis et Pierre vont les rejoindre, quand le premier s’arrête avec une exclamation déchirante.

Dans le tumulte, Dolorès Pacheco a été séparée de ses compagnons. Elle est seule, sans armes, entourée d’ennemis. Sur sa tête hautaine se lèvent des tomahawks menaçants.

Va-t-elle mourir là, sous les yeux des Canadiens impuissants à la défendre ?

Non, une sorte de colosse rouge bondit sur elle. C’est le Vautour Rouge qui vient de reconnaître celle pour qui il a sacrifié sans compter le sang de ses guerriers.

Elle a un cri éperdu, appel désespéré à un secours impossible. Mais le chef indien la saisit brutalement. Il l’enlève dans ses bras, il l’emporte, laissant à ses camarades le soin d’achever le carnage.

Il court comme s’il avait hâte de mettre en sûreté son précieux fardeau. C’est un trésor qu’il a capturé, car les Nordistes lui donneront des armes, des cartouches, de l’eau-de-feu en échange de sa prisonnière.

Gairon a eu un grondement sourd, profond, comme si son cœur se brisait. Il s’est rué à la poursuite du ravisseur.

Mais la masse compacte des Indiens s’oppose à son passage. En vain, il pique, frappe, abat les hommes autour de lui. En vain, Pierre ne le lui cède en rien dans cette besogne mortelle. Le rempart humain a trop d’épaisseur, les ennemis sont trop nombreux.

Impossible de forcer le passage.

Et cependant, le Vautour Rouge est parvenu à l’extrémité du plateau. Il va se lancer sur la pente ; il va disparaître.

Alors, une crispation convulsive strie le visage du Canadien d’innombrables rides, ses yeux prennent une expression hagarde.

— C’est moi qui l’ai conduite dans ce guet-apens, gronde-t-il. Je lui dois la mort plutôt que le déshonneur.

De sa carabine, il décrit un terrible moulinet, fracasse des crânes, se dégage un instant de la meute hurlante qui l’assaille.

Et, droit au milieu de ses ennemis stupéfaits qu’il domine de sa haute taille, il épaule rapidement. Une détonation, le Canadien a brûlé sa dernière cartouche.

Mais il n’a pas visé en vain.

La balle a traversé deux poitrines. Le Vautour Rouge et sa victime roulent à terre avec un jet de sang.

Et avec un cri lamentable, oublieux de la situation, du trépas qui est sur lui-même, Gairon lâche son arme et s’affaisse sur les genoux en murmurant :

— Je l’ai tuée… je l’ai tuée !

Puis il s’abat sur le sol, privé de sentiment.

Mais comme si sa chute avait été un signal attendu, une fusillade nourrie éclate, crépite. Les balles s’abattent ainsi qu’une grêle meurtrière sur les Peaux-Rouges.

Ceux-ci affolés, éperdus, s’enfuient en poussant des clameurs d’épouvante, abandonnant la moitié des leurs sur le terrain, et une voix joyeuse, sonore, vibre gaiement dans l’air :

— Té, mon bon, tu diras pas que le parrain il est avare, il t’envoie des dragées de premier numéro.

C’est Massiliague qui accourt vers les voyageurs miraculeusement délivrés.

Derrière lui galopent son fidèle Marius, Cœur de Feu et le parti de Séminoles amené par le jeune chef au secours de la Vierge mexicaine.

  1. C’est ainsi que les Indiens expliquent les tremblements de terre.