Massiliague de Marseille/p2/ch06

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Éditions Jules Tallandier (p. 326-331).


VI

Le Pacte imprévu


Le lendemain, au plus fort de la chaleur du jour, le campement de Joë Sullivan se dressait dans une des rares oasis de la prairie.

L’agent nordiste, une fois certain de la capture de Dolorès, n’avait pas voulu perdre une minute pour la ramener vers un fort du sud. Là, à l’abri de bonnes murailles, elle attendrait que le gouvernement statuât sur son sort.

Et séance tenante, après l’interrogatoire sommaire de sa victime, il avait donné l’ordre du départ.

Toute la nuit, les miliciens avaient marché. À l’aube, on avait gagné vingt milles vers le sud et les soldats harassés avaient dressé leur camp à Spring Blue (source bleue) nom de l’oasis où nous les retrouvons.

La Mestiza avait été enfermée dans une tente, avec un factionnaire à l’entrée. Les chevilles entravées par une chaînette de fer, les mains immobilisées par des menottes, elle n’avait joui de la liberté de ses mouvements que durant le repas sommaire qu’elle avait pris sous les yeux de Sullivan.

Oh ! ce dernier exagérait les précautions. La captive représentait pour lui la première étape de la fortune, et il avait peur de la perdre par négligence.

Enchaînée de nouveau, Dolorès était demeurée seule.

Peu à peu, à mesure que le soleil se rapprochait du zénith, incendiant la terre de ses rayons, les rumeurs du camp s’étaient éteintes.

Les miliciens s’abandonnaient aux douceurs de la sieste.

Enfin le silence régna en maître, troublé seulement par le pas régulier du factionnaire qui se promenait devant la tente de la captive.

Celle-ci, étendue sur un sarape qu’elle avait posé sur le sol, ainsi qu’une natte, se plongeait en une douloureuse méditation.

Elle était prisonnière et ses compagnons de fatigues l’attendraient vainement sur les rives de la rivière Canadienne.

L’œuvre, à laquelle elle s’était consacrée, ne serait jamais achevée.

Seule, elle connaissait le secret de la cachette du Gorgerin d’Alliance inca-atzec. À cette heure, elle se reprochait de ne l’avoir pas confié aux amis sûrs qui l’avaient escortée, défendue.

Elle disparue, ils auraient pu poursuivre la recherche du précieux joyau. Ils auraient réussi à s’en emparer, à le rapporter à Mexico, à cimenter l’alliance des Hispano-Indiens du Sud-Américain, des Celtes actuellement divisés, s’offrant comme une proie facile aux Saxons du Nord.

Sa prudence avait été coupable, sa discrétion avait été une faute.

Et puis le souvenir de Francis traversait sa rêverie.

Elle ne savait plus que penser du Canadien.

La veille, dans l’après-midi, il avait refusé de la trahir, et le soir, sans hésitation, il avait prononcé son nom.

Il était l’engagé de Sullivan, — l’agent l’avait proclamé devant elle-même, — une prime lui était allouée pour les services rendus.

Chaos mystérieux où elle se débattait sans trouver la lumière.

Le soleil dardait ses rayons verticaux sur la prairie, ces rayons de feu contre lesquels le feuillage maigre des arbustes de l’oasis, la toile de la tente elle-même étaient des abris insuffisants.

Un air suffocant brûlait les narines et la respiration de la captive devenait haletante.

Tout bruit avait cessé dans le camp. Le factionnaire même, engourdi par la température torride, avait interrompu sa promenade monotone. Adossé à un arbre voisin de la tente, appuyé sur son fusil dont la crosse reposait à terre, il restait debout, à demi endormi, ses paupières papillotant sur ses regards vagues.

Et, tout à coup, un léger bruit fit tressaillir la captive.

C’était un grattement léger, comme eût pu en produire un de ces innombrables rongeurs qui pullulent dans le Far-West.

L’animal qui le causait devait creuser le sol poussiéreux derrière la tente, du côté opposé à celui où se trouvait la sentinelle.

Soudain, la toile fut légèrement soulevée. La tête d’un homme se coula par l’ouverture, et Dolorès reconnut le visage de Francis Gairon.

Elle fut sur le point de crier, d’appeler… Mais le Canadien appuya un doigt sur ses lèvres et elle se tut.

Cependant le chasseur s’introduisait en rampant dans la tente.

Il redressa son corps, mais demeura les genoux en terre, et dans cette humble attitude :

— Doña, dit-il, je vous ai menti, et cependant il faut aujourd’hui que vous m’accordiez toute votre confiance.

Et comme elle allait parler, exprimer son étonnement, il la supplia du geste de l’écouter encore et continua :

— Je veux d’abord vous dire qui je suis, pourquoi j’ai agi… Après, vous jugerez.

Rapidement, sans rien omettre, il raconta comment il s’était engagé avec Joë Sullivan, puis son arrivée à Mexico, son émotion à la vue de la Mestiza, son désir de la servir.

Sa voix tremblait en exposant ces choses… Sur ses yeux une buée mettait un voile, et sa poitrine se soulevant avec force sous les coups précipités de son cœur, il allait toujours. Il disait sa lutte intérieure, alors qu’il se débattait entre la parole donnée à Sullivan et le sentiment tendre qui l’entraînait à devenir le plus fidèle soldat de Dolorès. Il avoua la ruse par laquelle il avait attiré les Indiens sur les traces de l’expédition… et ses angoisses en se livrant à cette besogne de trahison… ses tristesses durant le siège du Val Noir.

La sueur ruisselait sur son front tandis qu’il énumérait les contradictions perpétuelles auxquelles il avait été en proie. Mais tandis que son embarras augmentait, la Mestiza se rassérénait. Non, elle ne s’était pas trompée. Francis n’avait point été un coupable, mais une victime d’un point d’honneur étroit.

Il arriva au bout de sa pénible confession. Alors, toujours agenouillé :

— Doña, dit-il, hier, Joë Sullivan m’a rendu la liberté et j’ai juré de réparer le mal que j’ai fait à celle que j’adore ainsi qu’une madone. Toute la nuit, Pierre et moi avons suivi les miliciens ; puis, dissimulés dans un pli de terrain, à quelques cents mètres d’ici, j’ai attendu que la grande chaleur fermât les yeux de vos gardiens. J’ai rampé, rampé jusqu’ici pour vous apprendre toute la vérité.

Et avec un profond soupir :

— Doña, je ne vous ai rien caché. Voulez-vous que je sois celui qui assurera le triomphe de votre cause ?

Un instant, elle le considéra, un rayonnement dans les yeux, et enfin d’une voix si douce que le Canadien en fut ému jusqu’aux larmes :

— Parlez, dit-elle… je vous croirai.

C’était l’amnistie, le pardon, l’oubli du passé. Le mauvais rêve était fini.

Francis joignit les mains.

— Parlez, répéta la Mestiza.

Il s’inclina profondément, et se relevant enfin :

— Doña, fit-il, cinquante hommes à peine vous escortent. Pierre et moi serions de taille a vous délivrer… Je donnerais ma vie pour vous savoir libre… et cependant je crois prudent de vous résoudre à rester captive quelque temps encore.

— Ah ! murmura-t-elle non sans surprise.

— Écoutez-moi. Enfant du désert, j’ai emprunté quelque chose à l’astuce des Peaux-Rouges, contre qui j’ai eu souvent à lutter. Or, voici ce que me suggère l’examen de la situation. Vous prisonnière, les milices qui parcourent la prairie retournent dans leurs garnisons respectives. Le désert devient vide d’ennemis… et vos amis, campés à cette heure sur les berges de la rivière Canadienne, peuvent sans difficulté conquérir, le Gorgerin d’Alliance.

— C’est vrai, murmura-t-elle encore.

— Supposez au contraire que vous soyez délivrée, continua avec plus de force le chasseur, encouragé par l’approbation. Qu’arrive-t-il ? Tous les obstacles auxquels vous vous êtes heurtée, devant lesquels vous avez succombé, se représentent aussitôt, accrus encore par la colère de vos geôliers, par leur volonté de reprendre coûte que coûte celle qui leur a échappé.

— Oui, dit-elle… je reconnais tout cela.

— En ce cas, que décidez-vous, doña ?

— Que me conseillez-vous ?

— Rien. Je suis ici pour obéir à vos ordres quels qu’ils soient. J’ai laissé parler devant vous mon expérience du désert… Maintenant je ferai ce que vous désirerez.

Dolorès hocha doucement la tête :

— Évidemment, la sagesse serait de rassurer mes ennemis en demeurant leur captive… Elle serait encore de confier à mes compagnons dévoués le soin de s’emparer du Gorgerin d’Alliance.

Sans un geste d’approbation ou d’improbation, Gairon écoutait :

— Mais, fit-elle comme hésitante, seule je connais la cachette du joyau d’émancipation, seule j’ai reçu le dépôt du secret de ceux qui en sont les derniers détenteurs.

Francis ne bougea pas.

— Puis-je le confier à d’autres ?

— Tout à coup, elle fit un pas vers son interlocuteur, lui saisit les mains, et pointant dans ses prunelles le clair rayon de ses yeux :

— Francis Gairon, demanda-t-elle, faites-moi le serment qui me permettra de tout vous dire ?…

Il frissonna, parut chercher un instant, puis étendant la main :

— Sur votre existence, doña, sur votre vie, je jure de vous servir fidèlement.

Elle le regarda avec étonnement. Le rude chasseur rougit, et balbutia :

— Je me suis juré de mourir ou de triompher avec vous !

Il joignit les mains :

— Croyez-moi, continua-t-il, croyez-moi. Je vous ai ouvert le livre de mon âme… Vous avez dû y voir que je suis à vous… Jusqu’à l’heure où je vous ai rencontrée, le devoir était simple pour moi… Je l’accomplissais sans trouble, sans hésitation. Je vous ai aperçue et, de ce moment, j’ai compris qu’un seul devoir existait à mes yeux : vous servir, vous dévouer ma vie.

Et avec un profond soupir :

— Oui, je sais, je ne mérite pas votre confiance. Qu’était ma parole auprès de vous ? Rien. J’aurais dû la dédaigner. Ç’a été une prétention vaniteuse et ridicule de vouloir la sauvegarder. J’aurais dû me déshonorer pour vous servir… Mon déshonneur, la belle affaire, quand il s’agissait de vous mettre hors d’atteinte de vos ennemis, de permettre à la Vierge mexicaine de réussir dans son entreprise libératrice. Je ne suis pas digne de recevoir votre secret. Pour les besognes pures, il faut des mains pures et sur les miennes le sang, votre sang, a laissé sa trace.

« Non, doña… Voyez en moi un esclave, un messager subalterne. À ceux qui n’ont pas démérité, envoyez sous enveloppe vos instructions. Je vous jure que je ne chercherai pas à les connaître.

Le remords, l’angoisse palpitaient dans la voix du Canadien.

Sans doute, Dolorès comprit que le traître d’hier était arrivé au dévouement aveugle, absolu, car elle vint vers lui, lui reprit les mains et avec une bonté souveraine :

— Vous vous trompez… C’est à vous-même que je confie mon secret.

— À moi ?… bégaya-t-il, éperdu.

— À vous que le repentir a lavé de vos fautes ; à vous que la douleur a rendu digne de ma confiance.

Et dans le silence du milieu du jour, troublé seulement par la chanson métallique des cigales, elle parla.