Massiliague de Marseille/p2/ch08

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Éditions Jules Tallandier (p. 342-356).


VIII

Les Sept villages


Midi sonnait à l’horloge dont un commandant fortuné avait doté le fort Davis, lorsqu’un soldat, préposé aux délicates fonctions de geôlier, pénétra dans la cellule de la prisonnière.

Il lui apportait son déjeuner. Pain de munition, portion de bœuf conservé, cruche d’eau.

D’ordinaire, le brave garçon déposait le tout sur la table de bois qui, avec une couchette et un escabeau, formait le mobilier de la prison, puis il se retirait sans adresser la parole à la captive.

Cette fois, il fit exception à cette règle.

S’étant débarrassé des victuailles, il se retourna vers Dolorès.

— Mademoiselle, dit-il, Son Excellence le gouverneur m’a chargé de vous remettre ce cahier de papier à lettres, ainsi que ce flacon d’encre et cette plume. Vous sortirez de prison aussitôt que vous aurez écrit ce qu’il attend de vous.

Dolorès fut sur le point de répliquer durement — ce que Forster attendait d’elle, c’était l’indication du lieu où se trouvait le Gorgerin d’Alliance — mais elle réfléchit que son obscur interlocuteur répétait une consigne dont le sens, très probablement, lui échappait, et elle se borna à s’incliner sans répondre.

Après tout, si elle ne s’était pas trompée, si un signal avait été fait à son intention, elle aurait sous la main de quoi correspondre avec ses alliés inconnus.

Le soldat se retira.

Prise d’une curiosité enfantine, elle examina le papier mis à sa disposition.

C’était du papier commun, comme en vendent les colporteurs errant de presidio en presidio.

Elle le replaça sur la table et se mit en devoir de déjeuner.

Certes, le repas n’avait rien de recherché, mais la Mestiza n’était point de ces jeunes filles maniérées qui critiquent les mets.

Et puis, l’espoir réveillé en son esprit assaisonnait le bœuf de conserve.

Elle saisit le pain de munition, le rompit et demeura saisie, sans un mouvement.

Un papier roulé en boule venait de s’échapper de la cassure.

Elle le ramassa, le déplia lentement, avec mille précautions.

Des caractères lui apparurent et elle lut :

« Ce billet, enfoncé dans la mie du pain à vous destiné, est pour vous dire d’exposer à la flamme le papier à lettres qui vous a été remis. Vous apprendrez ainsi ce que vous devez savoir. »

C’était tout.

Pas de signature qui décelât l’auteur de la laconique missive… Et pourtant la Vierge mexicaine n’hésita pas. Pour la seconde fois, elle répéta :

— Francis !

Puis, un frisson la parcourut tout entière.

Pour lui écrire, le chasseur avait dû risquer sa liberté, sa vie.

Si sa ruse était découverte, quelle punition l’attendait !

Les Nordistes seraient sans pitié.

Mais elle se rassura aussitôt. Puisque papier et billet lui étaient parvenus sans encombre, il n’y avait plus lieu de s’épouvanter. Ses geôliers n’avaient point soupçonné la ruse.

Donc, il fallait obéir à l’injonction de son correspondant, exposer les feuilles blanches à la flamme et apprendre ainsi ce qu’elle devait savoir.

Évidemment, on avait tracé à l’aide d’une encre sympathique des phrases que la chaleur ferait apparaître sur le papier.

Mais ici une autre difficulté se présentait.

Les allumettes étaient rigoureusement refusées à la prisonnière. Bien plus, on ne lui confiait aucun luminaire.

La nuit venue, elle n’avait d’autre ressource que de se coucher et de tâcher de dormir dans l’obscurité du cachot, car la pâle lueur tombant de la lune et des étoiles par la lucarne ne lui permettait de se livrer à aucune occupation.

Alors, comment pourrait-elle « révéler » l’encre sympathique ? Comment parviendrait-elle à lire les caractères invisibles ?

Elle avait repris le cahier de papier, elle le retournait fiévreusement entre ses doigts.

Là étaient enfermées les nouvelles qui, peut-être, devaient décider de l’émancipation de vingt peuples, et, faute d’une allumette, d’une brindille de bois phosphore, Dolorès restait dans l’ignorance, dans l’impossibilité d’aider ses amis, qui, vraisemblablement, comptaient sur son assistance.

Petites causes, grands effets. Un bain amena la mort d’Alexandre de Macédoine et la destruction de son empire ; un verre d’eau causa le démembrement de la Pologne. Louis XVI fut arrêté à Varennes et monta à l’échafaud parce qu’il omit de s’affubler de besicles noircies.

À ces exemples historiques, un autre allait-il s’ajouter ?

La défaite des Celtes latins par les Saxons, des Sudistes par les Nordistes viendrait-elle de cette quantité négligeable : une allumette ?

Machinalement, la jeune fille déjeuna, puis, derechef, elle se plongea dans ses réflexions.

La journée s’avança.

Vers cinq heures, le geôlier revint.

Il apportait le dîner de la captive. Chaque jour, il procédait ainsi, remplaçant sur la table la maigre vaisselle du premier repas par celle du second.

De la sorte, il se dérangeait seulement deux fois par jour au lieu de quatre.

— Avez-vous écrit, miss ? demanda-t-il.

La captive fit non de la tête. Elle allait laisser partir le soldat, quand elle se ravisa soudain.

— Je n’ai pas écrit, parce que j’ai songé… Mes souvenirs ne sont pas encore très précis.

Mais il est possible que je veuille écrire ce soir. Ne pourriez-vous me procurer une lumière ?

Et, avec un sourire railleur :

— On n’a pas à craindre qu’une lampe me serve à m’évader.

— By God ! murmura le geôlier avec un gros rire, il faudrait autre chose pour sortir d’ici. Je vais transmettre votre demande au commandant John Yellow.

— C’est cela. Allez, mon ami.

Demeurée seule, Dolorès attendit avec anxiété.

S’il était fait droit à sa requête, tout était sauvé.

Elle serait à même de lire ce que lui écrivait l’ami, inconnu encore.

L’absence du soldat dura un quart d’heure.

Enfin il reparut, tenant à la main une petite lampe de cuivre et un porte-allumettes.

À cette vue, la jeune fille retint avec peine un cri de joie. Elle avait réussi.

— Le commandant a tenu à consulter Son Excellence M. Forster, expliqua l’homme, c’est ce qui m’a fait perdre un moment. Voici de quoi veiller cette nuit, mademoiselle ; vous pourrez, si cela vous plaît, écrire jusqu’au matin.

Dolorès garda le silence.

Elle sentait que, si elle parlait, le tremblement de sa voix trahirait son émotion.

Il lui fallut un énergique effort de volonté pour ne pas bondir en avant, pour ne pas arracher des mains du geôlier la lampe désirée.

Elle réussit pourtant à se contenir et le soldat sortit sans avoir rien remarqué.

La captive laissa la porte se refermer ; elle écouta le bruit décroissant des pas du gardien et, sûre enfin de n’être plus troublée, elle étendit sa main vers le porte-allumettes.

Un instant plus tard, la lampe était allumée ; sa flamme jaune et terne brillait faiblement dans la clarté tombant de la lucarne.

Mais cette lueur falote était, pour les yeux de la prisonnière, supérieure à la plus splendide illumination.

Au-dessus de la flamme, Dolorès promena lentement les feuilles de papier et des lignes apparurent, rousses d’abord, pour arriver progressivement au noir intense.

Et la Vierge mexicaine lut :

« Doña,

Nous avons gagné la partie. Le Gorgerin d’Alliance est en notre pouvoir. Nous l’avons remis à celui que vous avez choisi comme Champion, Scipion Massiliague, en effet, vous fut constamment dévoué… N’ayant jamais démérité, il était juste qu’il eût l’honneur de rapporter le précieux bijou à Mexico. »

Dolorès interrompit sa lecture. Un brouillard humide obscurcissait sa vue. 

Puis, elle continua :

« Maintenant, il faut vous délivrer. Le temps presse. Nos ennemis possèdent une reproduction exacte du Gorgerin. Nous le savons, car nous avons arrêté l’employé qui l’a apporté de Paris. Sous peu de jours, Joë Sullivan, bien accompagné, se mettra en route. Une assemblée des Sudistes est convoquée à Mexico dans un mois. On doit lui présenter le faux Gorgerin, la facture de Paris dressée à votre nom, tuer ainsi la foi de tous en vous-même, en votre mission. »

Elle secoua douloureusement la tête.

Un mois seulement !

Son évasion serait-elle possible ?

À cette question murmurée tout bas, elle répondit par un geste las, découragé.

Non, elle ne s’évaderait pas de ce fort maudit. Évidemment, ses geôliers allaient redoubler de surveillance. À la veille du triomphe, ils ne négligeraient aucune précaution.

Mais une invincible curiosité la contraignit à reporter ses regards sur le papier.

« Donc, continuait son correspondant, le seigneur Cigale et Fabian Rosales, les moins connus de ceux qui ont intérêt à vous garder, se sont déguisés en colporteurs. Comme tels, ils vont se présenter au fort.

Si ces lignes vous parviennent, c’est qu’ils auront réussi à tromper vos geôliers. »

La Vierge mexicaine s’arrêta encore, une étincelle joyeuse dans les yeux.

— Ils ont réussi, fit-elle à haute voix, comme pour faire pénétrer la conviction dans son esprit.

Et elle reprit :

« Ne vous étonnez de rien. Ils vont travailler à votre délivrance. »

La première partie de la missive finissait là. Mais à la page suivante, s’étalaient ces lignes :

« En attendant que vos sauveurs aient forcé le succès, voyez le récit rapide de nos aventures. »

Voici en substance ce que relatait Francis, ce que la jeune fille lut avidement.

En quittant Dolorès, après leur entretien dans le camp de Sullivan, le chasseur avait rejoint son engagé, lequel l’attendait à peu de distance.

Tous deux s’étaient alors dirigés vers le lieu du rendez-vous fixé par les fugitifs aux bords de la rivière Canadienne.

En les revoyant, tous avaient manifesté une surprise justifiée ; mais Francis, loyalement, simplement, conta son histoire et de même que Dolorès, Scipion et ses amis sentirent la confiance les gagner.

Puis, qui donc aurait eu le droit de marquer de la méfiance, alors que la Mestiza mettait son secret aux mains du chasseur ?

Dès lors, à petites, journées, la troupe avait suivi la rive de la Canadian River, atteint son confluent avec le Seeth.

Ce dernier cours d’eau, remonté pendant deux cents milles environ, on avait rencontré le Fraimy ou Télatl.

Ce torrent encaissé, bondissant de rochers en rochers, chapelet de rapides et de cascades écumant entre des rives boisées, prend sa source au milieu de collines de moyenne altitude.

Sa source, ou plutôt ses sources, car le Fraimy est formé par la réunion de sept ruisseaux disposés en éventail sur un plateau parsemé de bouquets de pins, de bouleaux et de frênes.

C’est là que les voyageurs arrivèrent enfin.

Sept Villages s’élevaient dans la plaine. À l’apparition des étrangers, tous furent en mouvement.

Guerriers, agriculteurs, squaws, enfants, se précipitèrent à la rencontre des nouveaux venus.

Mais, se conformant aux instructions données par Dolorès, ni Francis, ni ses compagnons n’avaient répondu aux questions des indigènes.

Suivant le bord du troisième ruisselet, compté à partir de la gauche, ils avaient atteint le pied d’une colline, où s’ouvrait une caverne obscure d’où s’échappait le filet d’eau.

La foule alors était devenue muette, s’écartant avec respect dû groupe de voyageurs.

Scipion Massiliague pénétra seul dans la grotte. Il la traversa dans toute sa longueur, s’arrêtant seulement lorsqu’il fut contre la paroi lisse du rocher.

À ses pieds, du fond d’une sorte d’entonnoir évidé dans le granit, la source jaillissait en bouillonnant.

Le Marseillais se baissa, trempa ses mains dans l’eau, les égoutta en se tournant vers l’Orient, puis il heurta le roc à sept reprises différentes.

À peine l’écho de ces chocs s’était-il éteint qu’un bloc énorme parut frissonner ; puis, lentement, il tourna sur lui-même, démasquant l’entrée d’un couloir ténébreux.

Une voix disait en même temps :

— Que celui qui a frappé entre, s’il a le cœur vaillant et la pensée pure.

— Alors, mon bon, j’entre ! clama Scipion.

Et résolument, il s’engouffra dans le couloir.

Au bout de dix pas, il aperçut en avant de lui comme une étoile mouvante.

— Suis cette lumière, ordonna l’organe d’un personnage invisible. Suis-la et ne crains rien, aucun obstacle n’est sur ta route.

— Je suis incapable de crainte, pécaïre, riposta gaillardement Massiliague, cependant votre avertissement est utile, car on n’y voit goutte, et je vous remercie.

Il attendit une minute, espérant une réponse ; mais le silence ne fut plus troublé.

— Allons, je marche, mon bon. Vous impatientez pas.

Sur ce, Scipion se mit en route.

Tel un feu follet, la lumière glissait devant lui. Qu’il pressât le pas ou qu’il le ralentit, la distance qui le séparait de la clarté fuyante ne semblait ni augmenter, ni diminuer.

Évidemment, le porteur du falot réglait sa marche sur la sienne.

La galerie continuait toute droite.

Soudain, la lumière s’éteignit.

— Eh ! gronda le Marseillais, où veulent-ils que je me dirige, à présent qu’ils ont soufflé la bougie ?

— Va sans hésiter, reprit aussitôt la voix entendue tout à l’heure. Tu arrives au but.

— Ah ! alors, en avant.

Tâtant la paroi de la main, le voyageur continua son chemin.

Au bout de dix pas, il sentit qu’un couloir s’ouvrait à sa droite, formant un angle obtus avec celui qu’il suivait jusque-là.

Et loin, au fond de l’ombre, il aperçut une lumière.

Oh ! ce n’était plus une lanterne, une torche, une chandelle ; non, c’était la clarté du soleil, découpant un disque lumineux à l’orée du souterrain.

— Allons, je distingue la porte de sortie, monologua Scipion. Tant mieux, car l’obscurité m’ennuie.

À mesure qu’il avançait, la lumière se faisait plus vive. Bientôt des traînées pâles coururent sur les rochers.

Il allait toujours. Enfin, il atteignit le seuil et demeura muet d’étonnement.

Le corridor souterrain aboutissait à un étroit palier de granit, en surplomb d’un ravin resserré.

Cinquante pieds le séparaient du fond du vallon, et il paraissait impossible d’atteindre ce fond en descendant le long de la falaise en retrait

— Pourquoi diantre m’a-t-il conduit ici ?

Cette réflexion était à peine formulée que Massiliague entendit un léger sifflement retentir au-dessus de sa tête.

Il leva les yeux et demeura bouche bée.

Le long du talus perpendiculaire glissait une sorte de chaise de branchages, retenue par une corde, dont le voyageur ne put apercevoir l’extrémité, masquée par un renflement du rocher.

Ce siège se posa doucement sur la plate-forme auprès de lui.

— Prends place, clama une voix sonore, si tu veux t’élever jusqu’au sanctuaire ignoré qui garde l’Emblème d’Alliance.

Sans hésiter, Scipion s’installa, se cramponna solidement aux branches, et avec son inimitable accent :

— Hisse, pitchoun… et surtout ne me racle pas le nez contre les pierres.

Dans le même moment, il fut enlevé.

La corde, halée par des mains invisibles, élevait le fauteuil et son locataire d’un mouvement régulier, sans secousses.

Bientôt Massiliague se trouva à hauteur du renflement qui, jusque-là, lui avait masqué les opérateurs.

Il eut un cri d’étonnement.

Un second palier, beaucoup plus spacieux que celui qu’il venait de quitter, se montrait à lui.

Au centre, six hommes, portant le bandeau à plumes, la casaque sans manches et la tunique blanche des anciens prêtres atzèques, tiraient méthodiquement sur la corde.

Les considérer, reconnaître en eux des hommes de la caste sacerdotale atzèque, dont l’apparence a été popularisée par de nombreux savants, fut pour le Marseillais l’affaire d’un instant.

Son premier mouvement avait été de curiosité pure ; le second fut pratique. Se penchant en avant, il agrippa le rebord rocheux ; puis, d’un bond, il se trouva debout en face des inconnus.

Ceux-ci inclinèrent la tête, allongèrent les bras à droite et à gauche, ramenèrent leurs mains à leurs épaules, puis à leurs genoux, et tandis que ses compagnons achevaient d’enrouler la corde, un vieillard courbé, sur les cheveux blancs duquel les plumes multicolores de son diadème se détachaient ainsi que des fleurs sur la neige, s’avança vers Massiliague.

— Tu es celui que nous attendons ?

— Si vous attendez l’homme désigné par la Virgen mexicana, je suis celui-là.

— Tu dis vrai, reprit le vieillard, je t’ai vu à Mexico et je te reconnais.

Puis, avec une nuance de tristesse :

— Mais elle, où ses ennemis la cachent-ils à cette heure ?

— Je l’ignore. J’ai voulu parachever son œuvre d’abord, ensuite je la délivrerai.

Comme toujours, le Provençal ne doutait de rien. Il disait : « Je la délivrerai », avec la même tranquillité que si une nation de quatre-vingts millions d’âmes n’avait pas eu un intérêt majeur à garder Dolorès en prison.

Le vieillard, un Indien, ainsi que ceux qui l’entouraient, parurent croire Scipion sur parole.

D’un air satisfait, il marcha vers le mur de granit qui limitait le palier, et sa main décrivit dans l’air des signes bizarres.

En même temps, il entonnait un chant étrange, aux lentes modulations. On eût dit un air sacré déformé par un gosier sauvage.

C’était le Van-Satl-Opan-petl, ou chant de guerre des soldats de Montézuma.

Après le refrain dernier, le prêtre appuya la main sur le roc, et soudain, un bloc énorme pivota sur lui-même comme celui qui, au début de son expédition, avait livré passage à Massiliague.

— Bon, murmura le Marseillais à part lui, un ressort encore. Ce vieil olibrius aurait pu se dispenser de la parade et de la musique.

Bien entendu, il se garda d’exprimer son opinion à haute voix. L’aventure marchait trop bien pour qu’il risquât de se brouiller avec ses nouvelles connaissances.

Un trou sombre s’était ouvert dans la paroi de granit. Le vieillard le désigna :

— Celui qui n’a pas une âme forte doit rester sur le seuil.

Ce à quoi Scipion répondit avec une vague envie de rire :

— Et s’il a une âme forte ?

— Qu’il suive ma trace.

— Longtemps ?

— Le temps n’a pas de limites dans le temple où naquit le premier des Toltecs.

— Soit ! je te suivrai.

— Alors, renonce à ta force.

Un des prêtres enroulait en même temps une cordelette autour des poignets du voyageur.

Celui-ci se mordit les lèvres pour ne pas éclater de rire et réussit à prononcer :

— J’y renonce.

— Bien, renonce à la vue des choses saintes.

Et Scipion se laissa bander les yeux.

— Renonce à l’ouïe, renonce à la parole.

Une sorte de caveçon s’appliqua sur les oreilles du voyageur, un bâillon fut posé sur ses lèvres, sans qu’il fît un geste pour protester.

Il était vraiment aveugle, sourd, muet.

Une main se posa sur ses poignets garrottés. Bien décidé à se laisser conduire, Massiliague suivit l’impulsion qui lui était donnée et se mit en marche.

À la différence de température, il comprit qu’on l’entraînait dans un nouveau couloir souterrain.

Les pieds foulaient un sol moelleux. Il devina qu’une couche de sable recouvrait la terre.

Sans doute la galerie s’élargissait brusquement, car ses épaules, ses bras ne rencontraient que le vide.

Au bout d’une demi-heure, ses guides lui firent faire halte.

Une pression énergique l’avertit qu’il devait plier les genoux. Il obéit sans hésiter.

Puis on le releva, et de nouveau la promenade mystérieuse continua.

Soudain, un courant d’air tiède l’enveloppa comme une caresse. Les liens qui unissaient ses poignets tombèrent, et un corps lourd, un coffret, autant qu’il en put juger au toucher, fut glissé entre ses doigts.

Après quoi, ses oreilles furent délivrées de leur caveçon et une voix prononça :

— Reprends la vue, la parole ; les tombeaux se sont ouverts pour toi. Les grandeurs disparues vont renaître.

Un claquement sec suivit et le silence se fit, troublé seulement par le murmure d’une eau courante.

Vivement Scipion jeta loin de lui le bâillon et le bandeau. Il promena autour de lui un regard curieux.

On l’avait ramené dans la grotte d’où il était parti.

À ses pieds bouillonnait la source, et par l’ouverture du réduit, il percevait le plateau verdoyant, parsemé de bouquets d’arbres.

Pour un peu, il eût cru avoir rêvé.

Mais ses mains se crispaient sur un coffret de métal, curieusement incrusté d’or, lequel donnait à toute l’aventure un cachet d’indiscutable réalité.

Une petite clef brillait, fixée au corps de la boîte par une chaînette.

Il l’introduisit dans la serrure, ouvrit et eut un cri de joie :

— Capdediou ! C’est le Gorgerin.

En effet, sur un coussin de soie aux tons passés, reposait le joyau atzec-inca avec ses douze pierres, opales et lapis-lazuli.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dolorès interrompit sa lecture.

Son cœur sautait dans sa poitrine en contractions éperdues.

Le Gorgerin, le but de son expédition, le gage de l’indépendance sudiste… Ses amis l’avaient en leur pouvoir.

Une tristesse voila un instant son regard :

— C’est la liberté pour tous… c’est la mort pour moi ! murmura doucement la jeune fille.

Mais d’un mouvement de tête mutin, elle parut chasser, la pensée importune, et le ton décidé :

— Qu’importe ! Quand j’ai quitté le Pérou, j’avais promis. J’ai prié pour obtenir le terrible bonheur de délivrer mes frères…

Elle eut une hésitation encore ; plus bas, elle reprit :

— Je ne savais pas, alors… mon cœur dormait… tandis que maintenant…

Un geste rageur coupa la phrase.

— J’ai juré, termina-t-elle avec énergie, j’ai juré. À toute cause sainte, il faut un martyr. Pour faire germer la liberté, il faut du sang.

Et joignant les mains :

— Prenez le mien.

Quelques minutes, elle resta immobile, les yeux levés vers le ciel. Elle reprit le papier et relut pour la seconde fois ces lignes :

« Le seigneur Cigale et Fabian Rosales, les moins connus de ceux qui ont intérêt à vous garder, se sont déguisés en colporteurs. Comme tels, ils vont se présenter au fort si ces lignes vous parviennent, c’est qu’ils auront réussi à tromper vos geôliers… »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Minuit.

Lasse de réfléchir, la Mestiza s’était jetée toute habillée sur sa couchette.

Un demi-sommeil obscurcissait sa vue, rendait confuses ses pensées. Soudain, elle frissonna. Ses yeux s’ouvrirent démesurément, et appuyée sur le coude, la tête penchée, elle écouta.

Il lui semblait que des pas légers retentissaient dans le couloir sur lequel s’ouvrait la porte de sa cellule. Elle ne se trompait point.

Le bruit cessa ; un imperceptible cliquetis métallique se produisit, et la prisonnière perçut le glissement d’une clef introduite avec précaution dans la serrure.

Qui donc pouvait venir à pareille heure ?

D’un bond, la jeune fille se trouva debout.

Presque aussitôt, la porte tourna lentement sur ses gonds. Dolorès avait depuis longtemps éteint sa lampe. Le cachot était plongé dans une obscurité épaisse que traversait un sillon bleuté, lumière d’infini pénétrant chez la captive par la lucarne et traçant un sillon plus clair entre celle-ci et le seuil.

La Vierge mexicaine distingua ainsi deux silhouettes d’hommes immobiles dans l’encadrement de la porte.

Les nouveaux venus ne pouvaient discerner la prisonnière, enfouie dans l’ombre. Ils eurent l’air de se consulter du regard, puis un murmure étouffé fit tressauter la jeune fille.

— Mademoiselle Dolorès, avait-on dit.

Elle reconnut la voix du Parisien Cigale.

— Doña, prononça au même instant un autre organe.

— Le señor Cigale, le señor Fabian Rosales, s’écria-t-elle dans un transport de joie irréfléchi.

Mais les visiteurs la ramenèrent de suite au sentiment de la situation :

— Silence ! si vous voulez être sauvée.

— Sauvée ? répéta-t-elle.

— Oui, déclara l’hacendado Rosales. Nous allons faire le guet dans le couloir ; habillez-vous vite et venez.

Alors, la captive n’hésita plus.

Elle courut à ses libérateurs, et vivement :

— Je suis prête.

Ils eurent une exclamation satisfaite.

— En route alors, doña.

— Un mot… un seul… Comment avez-vous réussi ?

— Plus tard.

Déjà, Cigale avait saisi la Mestiza par la main. Fabian lui jeta un manteau sur les épaules, puis, refermant la porte avec soin :

— Je passe le premier… ; attention, seigneur Parisien !

Pour toute réponse, l’interpellé fit sonner le barillet d’un revolver et entraîna Dolorès dans les traces de son compagnon, qui s’était mis en marche.

Au bout d’un instant, tous trois débouchaient dans le patio ou cour intérieure.

— Il faut traverser cet espace, murmura Cigale à l’oreille de la jeune fille. De l’autre côté, le fort est fermé par un simple mur qu’il sera aisé d’escalader.

Là était l’endroit dangereux.

La lune inondait le patio de sa lumière argentée, et sous les vérandas, les portes des chambres restaient ouvertes, suivant l’usage en ces pays torrides, où la fraîcheur relative de la nuit doit reposer des ardeurs du jour.

Qu’un dormeur fût en proie à l’insomnie, que le son de leurs pas attirât son attention, et les fugitifs étaient surpris, arrêtés, perdus.

Mais il n’y avait pas à tergiverser. La traversée du patio était obligatoire. Le petit groupe, rasant les murs, utilisant l’ombre protectrice de la galerie couverte, commença sa périlleuse promenade.

Les deux tiers de la distance furent franchis sans encombre. Déjà, Dolorès se croyait sauvée, quand une exclamation sonore retentit :

— Qui va là ?

D’Instinct, tous se blottirent dans l’ombre et demeurèrent immobiles, retenant leur haleine.

Dans le rectangle noir d’une des portes ouvertes parut un spectre blanc.

Tous trois le reconnurent en frémissant.

— Joë Sullivan ! bégaya la jeune fille d’une voix si faible que ses compagnons devinèrent ses paroles plutôt qu’ils ne les entendirent.

L’agent nordiste se penchait à droite, à gauche, semblant scruter les alentours. Et les fugitifs, faisant corps avec la muraille, le considéraient avec épouvante, tremblant à chaque instant d’être aperçus.

Non ; encore tout ensommeillé, Joë n’avait pas à cette heure sa vue, perçante d’habitude.

Au bout d’une minute, qui dura un siècle pour les voyageurs, il haussa les épaules :

By God ! les oreilles me cornent… Je me disais aussi : « Qui peut bien se promener en ce moment ? »

Avec un juron, il rentra dans sa chambre.

Le silence régnait de nouveau.

Un quart d’heure se passa avant que la prisonnière et ses amis osassent se remettre en marche.

Enfin rassurés par la tranquillité environnante, sur la pointe des pieds, prenant les précautions les plus minutieuses, ils continuèrent la traversée du patio. À l’extrémité, une voûte trouait la ligne des bâtiments et donnait accès dans une seconde cour entourée d’un mur assez élevé.

— Encore un peu de courage, murmura Cigale, et nous y sommes.

Dolorès désigna avec effroi un baraquement isolé au milieu de la cour.

— Les écuries, dit-elle ; il y a des soldats auprès des chevaux.

Son guide se prit à rire.

— Oui, mademoiselle, auprès des chevaux ! mais je vous garantis que ceux-là ne s’opposeront pas à notre fuite.

— Pourquoi ?

— Parce que nous leur avons offert un verre de whisky à l’opium, ainsi qu’au benêt que l’on avait chargé d’être votre geôlier. Les buveurs d’opium dorment plus profondément encore que les fumeurs du dangereux narcotique.

Et le Parisien accéléra sa course.

Une échelle avait été couchée le long du mur. En dix secondes, elle fut dressée ; les fugitifs escaladèrent facilement l’obstacle.

Dolorès était libre. Bientôt, elle et ses deux fidèles disparurent dans un vallonnement.