Massiliague de Marseille/p2/ch10

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Éditions Jules Tallandier (p. 370-384).


X

La Vision de Massiliague


Vers six heures du soir, les resineros revinrent à l’hacienda accompagnant une charrette, sur laquelle s’amoncelaient les calebasses remplies de sève, bouchées au moyen de rondelles de bois.

Deux par deux, les huit peones attachés à l’exploitation ouvraient la marche. À leur suite venaient les fugitifs : Massiliague et Coëllo, Dolorès avec Francis, Pierre auprès du Texien Marius et enfin Rosales à côté de Cigale.

Mais en arrivant dans la cour affectée aux travailleurs, une surprise les attendait.

Don Ramon les y avait précédés.

À sa vue, les fugitifs se sentirent émus. Il allait les compter au passage et s’apercevrait sans peine que l’équipe comptait seize ouvriers au lieu de huit.

Tous les regards convergèrent vers Scipion.

Il souriait.

Lestement, il se retourna vers ses compagnons et du ton de commandement :

— Ne prononcez pas une parole et obéissez-moi aveuglément.

Ce fut tout. Ramon arrêtait le cortège.

— Eh bien ! Cristobal, fit-il d’une voix émue en s’adressant au mulato, le miracle a-t-il continué ? La production de la sève a-t-elle été du double de la normale durant tout le jour ?

L’intendant, embarrassé, regarda Scipion ; celui-ci fit de la tête un signe affirmatif.

Son visage était si calme, si dépourvu d’inquiétude, que Cristobal n’hésita plus et répondit avec assurance :

— Oui, señor, le miracle a continué.

Ramon porta son chapelet à ses lèvres, et ravi :

— Voyez, braves gens, la bienveillance de la Madone, chacun de vous a récolté comme deux… Je veux vous récompenser…

Il s’interrompit soudain.

— Mais je n’ai pas la berlue… Vous êtes plus de huit !

Du coup, la face du mulato pâlit sous sa teinte brune. De nouveau, il adressa un coup d’œil suppliant au Marseillais, lequel secoua énergiquement la tête en manière de négation.

— Vous êtes plus de huit ! répéta l’hidalgo.

Comme Cristobal gardait le silence, Massiliague fit un pas en avant, et de sa voix claironnante :

— Pardon, señor, nous sommes seulement huit. Il vous sera facile de vous en convaincre en faisant l’appel.

— Qui es-tu, toi ?

— L’un des peones engagés pour la récolte par le señor Cristobal.

— Tu as une audace incroyable. Je vois huit rangs de deux… cela fait seize.

À la profonde stupéfaction de tous, Scipion ne se démonta pas. En dépit de l’évidence de l’affirmation du resinero, il redit :

— Veuillez procéder à l’appel, señor, et il me sera possible de vous rapporter les paroles de la Dame du Ciel.

— De la Dame du Ciel ! clama Ramon en écho.

— Oui, señor, d’elle-même. Mais encore une fois, consentez à faire l’appel.

Ramon, nous l’avons dit, avait le cerveau farci de légendes. Il se sentit incapable de résister à l’homme qui, avec une sérénité implacable, venait de jeter le nom de la Dame toute-puissante dans la conversation, et d’un geste, il invita l’intendant à donner satisfaction à son interlocuteur.

Massiliague se frotta les mains et murmura à part lui :

— Té, cela va marcher comme sur des roulettes. Cet individu est imbécillissime, au superlatif, mon bon !

Puis, à ses compagnons, il glissa :

— Attention !

Cependant, le mulato avait tiré un carnet de sa blouse. D’un air ahuri, car il ne devinait pas encore où tendait la comédie imaginée par Scipion, il en considérait les pages.

— J’attends ! gronda impatiemment don Ramon.

Dominé, Cristobal s’exécuta et commença l’appel.

— Agostin !

— Présent ! répondit le peone en se portant derrière l’intendant.

Mais, rapide comme la pensée, Massiliague avait chuchoté à l’oreille de Coëllo :

— Toi aussi, tu es Agostin. Va te placer auprès de celui-là.

Coëllo obéit.

— Hein ? s’écria l’hidalgo stupéfait, que signifie cela ?

Le mulato leva désespérément les bras, comme pour exprimer son ignorance.

Quant à Massiliague, qui décidément avait pris la direction de l’affaire, il répondit effrontément :

— Cela signifie que l’on a appelé Agostin et que le voilà.

— Mais, hurla Ramon, Agostin est double !

— Pour travailler deux fois plus, señor ; voyez cependant la feuille de votre intendant, ce brave garçon est porté pour une seule journée.

Le resinero saisit le livret de Cristobal.

— C’est vrai, Agostin : une journée.

Et après un silence :

— Mais alors…

— Alors, continua imperturbablement Massiliague, remerciez la Madone et poursuivez l’appel.

Dans la cervelle superstitieuse du gentilhomme résinier, les paroles de son interlocuteur amenaient peu à peu le chaos.

Un homme plus libre d’esprit eût de suite prié Massiliague de ne pas mener plus loin la plaisanterie.

Chez lui au contraire, les légendes, récits d’apparitions, d’hallucinations, de somnambulisme, accumulés en sa mémoire depuis des années, ne lui permettaient pas de repousser l’incroyable.

La Madone, le peone double rentraient dans ses préoccupations ordinaires, dans les choses dont chaque jour, sur la foi de contes plus ou moins habiles, il admettait la réalité.

Il lui était donc impossible de nier. Et même, une vague satisfaction commençait à chatouiller sa vanité, à l’idée que chez lui, dans sa propriété, s’accomplissait une de ces aventures merveilleuses et incompréhensibles qui, souvent, lui avaient fait soupirer :

— Ah ! j’aurais bien voulu voir cela !

Aussi reprit-il lui-même l’appel :

— Perez !

Un peone et Dolorès répondirent :

— Présent !

Et furent se ranger auprès des deux Agostin.

— Oh ! psalmodia le resinero, Perez aussi est double, quoique porté pour une seule journée de salaire. Est-ce que la protection céleste serait sur moi, à ce point de dédoubler tous mes serviteurs ?

Puis, d’un accent rendu tremblant par l’émotion, il clama :

— Antonio !

Francis unit sa voix à celle de l’interpellé :

— Présent !

— Double encore. Pablo !

— Présent !

Pablo avait lancé ce mot en même temps que Pierre.

— Toujours double ! rugit l’hidalgo d’une voix mouillée. Tous, tous sont doubles. Oh ! comment reconnaître cette marque de la bienveillance céleste !

En se pressant, il reprit la lecture de la liste :

— Hieronymo.

— Présent !

— José.

— Présent !

— Pedro.

— Présent !

— Sanchez.

— Présent, mon bon !

Chaque fois, deux organes avaient répondu, et le dernier, Massiliague s’était élancé auprès du peone Sanchez.

Alors, le Marseillais s’approcha de don Ramon médusé, pétrifié par cette multiplication inattendue de peones.

— Señor, fit-il gravement, permettez-moi maintenant de vous apprendre ce que la Dame attend de vous.

— Oui, oui, parlez, amigo. Rien ne me paraîtra difficile pour remercier l’adorable protectrice de son inestimable faveur.

Derechef, le Provençal se frotta les mains. Il tenait son auditeur.

— Donc, reprit-il, il faut que vous sachiez une vérité peu connue : Tout homme est double.

— Ah ! balbutia Ramon, du ton de la plus vive surprise.

— Vous-même, n’avez-vous pas soupçonné parfois cette réalité ?

— Si… non… peut-être… bredouilla le resinero, très embarrassé par la question.

D’une part, il voulait rester sincère, n’ayant jamais senti qu’il pût être à l’état de dualité, et, d’autre part, il lui en coûtait d’avouer que lui, l’hidalgo, le maître, il ignorait une chose que connaissait un peone.

Scipion, du reste, s’empressa de mettre fin à sa perplexité :

— Il vous est arrivé certainement, señor, de vous proposer de remplir tel ou tel devoir, d’accomplir telle ou telle action ?

— Oh ! oui ! glapit Ramon, ravi de pouvoir affirmer.

— Bon. Quand vous étiez sur le point de prendre une décision dans un sens, n’avez-vous jamais eu l’impression qu’une voix intérieure vous incitait à vous décider dans un sens contraire, et produisait, à l’appui de ses dires, des arguments contraires à ceux que vous aviez formulés vous-même ?

— Si, si, en effet.

— Eh bien ! señor, c’était là la voix de votre double.

— De mon double !

Donner une idée de l’intonation de don Ramon est impossible.

— De mon double !… J’ai un double.

C’était du ravissement et de la terreur.

Massiliague profita de son avantage pour conduire à fond sa « galéjade ».

— Donc, reprit-il, ce matin, j’étais le double invisible de Sanchez.

— Hein ?

— Oui, señor ; enfermé en lui, je jouais encore le rôle modeste de conseiller intime.

Les fugitifs avaient peine à contenir une formidable envie de rire. Car si le resinero prenait un air ébahi du plus réjouissant effet, le vrai Sanchez roulait des yeux effarés.

Évidemment le peone, ignorant et crédule comme tous ceux de sa condition, se demandait, en présence de l’incroyable aplomb du Marseillais, si celui qui parlait n’avait pas réellement habité son corps.

— Je dois vous dire, señor, continua Scipion, que le double intérieur est celui qui nous met à même de percevoir les apparitions. Il est notre finesse, notre pourvoyeur d’idéal ! Ceci posé, j’arrive à l’admirable apparition qui m’a transformé en double extérieur.

— Parlez. Parlez.

Et le resinero joignait les mains.

— Ainsi fais-je, señor. Sanchez s’était levé à l’aube. Avec nos camarades de travail, nous nous dirigeâmes vers la resineria que Cristobal nous avait désignée.

À mesure que Scipion parlait, le malaise de Sanchez augmentait.

— Tout cela est vrai, absolument vrai, murmurait-il.

Pour un peu, il allait croire à la véracité de la fable improvisée par le Provençal.

— Une fois au milieu des lianes, poursuivait cependant Massiliague, Sanchez disposa sa calebasse et se prépara à faire une incision à une plante.

— C’est vrai, prononça Sanchez, décidément conquis par son double.

— Tout à coup, reprit le Marseillais, réussissant à ne pas rire au prix d’un héroïque effort, une délicieuse musique frappe nos oreilles ; une clarté douce et éclatante illumine le sous-bois.

— Et la Madone vous apparaît ! s’exclama l’hidalgo, incapable de se contenir plus longtemps.

— Pécaïre ! comme vous y allez, répliqua Scipion avec une tranquillité admirable, la Madone… je n’en sais rien.

— Elle ne vous l’a pas dit ?

— Ma foi, non. Et comme je n’ai pas l’habitude d’être reçu à l’hacienda céleste de la noble Dame, je ne saurais affirmer que c’était elle.

Et avec un aplomb d’enfer, le Provençal ajouta :

— Je ne veux dire que la vérité. Bien d’autres mentiraient pour se donner avantage ; moi, je tiens à rester dans l’exacte vérité.

Du coup, don Ramon serra les mains de son interlocuteur, et curieusement :

— Comment était-elle ?

— Plus jolie qu’aucune femme.

— Mais son costume ?

— Un grand manteau bleu, sur une tunique blanche, serré à la taille par une ceinture d’or.

— C’est elle, c’est elle ! glapit Ramon d’une voix enthousiaste.

— Puisque vous l’affirmez, señor, fit Scipion en s’inclinant, je dois le croire. Elle glissait sur le sol, sans remuer les pieds, et il m’a semblé qu’elle était portée par une sorte de petit nuage.

— C’est elle. Et vous a-t-elle adressé la parole ?

— Parfaitement, mon bon.

— Qu’a-t-elle dit ?

— Ceci.

Massiliague gonfla ses joues, respira fortement, appuya l’index sur son front ; après cette mimique, destinée à exaspérer l’impatience de son interlocuteur, il se décida :

— Je répète textuellement.

Et comme récitant une leçon :

— Don Ramon est un bon gentilhomme que j’aime. Je tiens à lui donner une marque éclatante de ma faveur. De ce moment, tous les peones entrés dans cette resineria vont se dédoubler, de même les lianes à caoutchouc.

— Ô bonne Madone !

— Cela l’encouragera à rester homme de bien. Mais qu’il prenne garde au démon de l’orgueil, qui toujours perdit l’homme. J’exige de lui le secret sur cette aventure ; s’il parlait, s’il se vantait auprès de quiconque de ma bienveillance, aussitôt le dédoublement cesserait et un fléau s’abattrait sur la propriété.

— Ma langue sera enchaînée, je le jure ! bégaya le resinero.

— Quand elle eut achevé ce discours, l’apparition se fondit en un léger brouillard qui disparut à son tour. Je me trouvai debout à côté de Sanchez. Nous étions deux ; sa calebasse aussi avait une sœur, et deux lianes incisées laissaient perler goutte à goutte leur sève précieuse. Voilà, señor, ce qui est arrivé.

Et le visage imperturbable, le Marseillais s’inclina devant son auditeur.

Tous les assistants, fugitifs ou peones, Cristobal lui-même, demeuraient stupides, ahuris par l’étrange galéjade.

Quant au señor Ramon, il pétrissait nerveusement son chapelet.

— Cristobal ! appela-t-il enfin.

L’intendant se rapprocha aussitôt.

— Distribution de mezcal à tous ces braves gens.

Le mezcal, eau-de-vie du pays, est apprécié par tous les habitants. Aussi les peones, ravis, lancèrent-ils un retentissant :

— Vive l’illustre señor !

Mais celui-ci leur imposa silence :

— Amigos, vous avez entendu. La Madone recommande la discrétion. Que nul ne s’avise de parler du miracle !

— Nous nous tairons, señor.

— Et toi, Sanchez, toi qui as été choisi par l’apparition, je te compterai dix dollars de gratification.

Du coup, Sanchez lança son chapeau en l’air et fixa sur Massiliague un regard emprunt de la plus profonde gratitude.

Don Ramon aurait parlé encore, mais un serviteur accourut :

— Señor, clama le nouveau venu, Son Excellence le señor gobernador Forster arrive avec son escorte. Il demande l’hospitalité pour la nuit.

Cette annonce changea le cours des pensées du resinero.

— Je cours le recevoir ; pour vous, amigos, buvez le mezcal.

Massiliague n’avait pu réprimer un tressaillement en entendant prononcer le nom du gouverneur du Texas, de ce terrible ennemi acharné à la poursuite de Dolorès.

Mais, se remettant de suite, il posa le doigt sur ses lèvres en regardant Ramon :

— Silence, señor !

L’hidalgo approuva du geste et se précipita vers l’hacienda, où l’attendaient ses hôtes.

À peine eut-il disparu, que Cristobal vint à Massiliague.

— Mes compliments, señor, vous vous en êtes bien tiré.

— Oh ! oui, appuya Coëllo, dont les yeux noirs exprimaient une admiration sans bornes, seulement la Madone se vengera peut-être…

Cette supposition fit sourire Scipion. Toutefois, constatant que la remarque inquiétait les peones, il répliqua :

— Je ne l’ai pas nommée, moi. J’ai conté une histoire où la Madone ne jouait aucun rôle ; c’est don Ramon qui a voulu que ce fût elle.

Tous les visages s’épanouirent.

— En effet ! en effet !

— Vous avez été sage et prudent, reprit le mulato ; néanmoins, je pense que vous ferez bien de quitter la propriété cette nuit.

— Cette nuit, répétèrent les fugitifs, surpris, pourquoi ?

— Parce qu’un danger imminent est sur vous.

— Un danger ?

— Oui.

— Et lequel ?

— L’indiscrétion du señor Ramon.

Le Marseillais haussa les épaules.

— Bon ! il a promis de se taire, mon pitchoun.

— C’est exact, il a promis. J’oserais même affirmer qu’il se dominera pendant un certain temps…

— Vous croyez pourtant…

— Qu’il parlera… Je le connais. Il est bavard et vaniteux. L’idée de se faire bien voir du gobernador l’excitera aux confidences. Songez donc. Pouvoir dire au premier fonctionnaire du Texas : Je suis un élu, j’ai été remarqué par la Madone. Mais il sacrifierait père et mère pour crier pareille chose sur les toits.

— Diable !

Du coup, Scipion se gratta l’oreille.

— Fâcheuse situation, grommela le Parisien Cigale, nous sommes à pied.

— Et eux à cheval, acheva Francis.

— Deux pieds contre quatre ; ils nous rattraperont certainement.

Mais le Provençal s’appliqua un soufflet sur le crâne :

— Où a-t-on mis les chevaux ?

— Sans doute dans la grande écurie affectée aux montures des hôtes.

— Oui, le bâtiment en planches situé à cinq cents pas de l’hacienda.

— Précisément.

— Eh bien ! alors, tout va à merveille. La nuit tombe. Avant un quart d’heure, l’obscurité complète se fera. Seigneur Cigale, venez un peu avec moi.

Puis, s’adressant à ses amis :

— Suivez-nous à distance.

— Mais où allons-nous ? questionna Dolorès.

— À la grande écurie. Chut ! ne demandez rien en ce moment.

Pour couper court aux interrogations, il alla secouer la main de Cristobal.

— Merci de votre aide, j’espère un jour vous montrer que vous n’avez pas obligé des ingrats.

Puis il serra la main à chacun des peones :

— Vous aussi, amigos, vous entendrez parler de ceux que votre bonté a sauvés.

Et ses compagnons l’avant imité :

— À présent, amigos, buvez le mezcal. Nous, nous allons nous éloigner, afin de ne vous créer aucun ennui.

Le crépuscule tirait à sa fin. L’ombre épaisse et noire couvrait la terre de son manteau de crêpe.

— En route !

Sur ces mots, prononcés à mi-voix par Massiliague, ses amis se mirent en marche.

Scipion allait devant, ayant Cigale auprès de lui.

Les écuries des hôtes se trouvaient, comme l’avait dit Cristobal, à environ cinq cents mètres de la résidence de don Ramon.

Ce dernier avait reçu le gouverneur Forster et son escorte avec les témoignages de la joie la plus vive.

En un instant, toute l’habitation avait été en l’air. Les serviteurs se croisaient, les ordres tonnaient. On dressait la table, on la couvrait de mets et de fleurs.

Une demi-heure après l’arrivée des persécuteurs de Dolorès, tous s’attablaient.

Forster, très sombre, furieux d’avoir perdu la trace des fugitifs, répondait à peine aux questions de Ramon.

— Je ne vois plus votre ami, Joë Sullivan, modula le resinero de sa voix la plus aimable.

— Il m’a quitté, répliqua sèchement Forster.

— Quitté de son plein gré ? Il n’a pas été victime d’un accident ?

— Non !

— J’en suis heureux, car dans ce pays, hélas ! les accidents sont plus fréquents qu’on ne le désirerait.

— Merci de votre sollicitude. Sir Joë est en bonne santé.

Un silence suivit. Silence durant lequel Ramon se confia in petto que bien certainement il dériderait Son Excellence s’il lui narrait l’apparition dont il avait été honoré.

Cristobal connaissait bien son maître. Déjà, le secret pesait à ce dernier.

Toutefois, le resinero se souvint qu’il avait promis de se taire et il tenta de ranimer la conversation par un autre moyen :

— Pardonnez, señor gobernador, si je parais indiscret ; n’en accusez que mon dévouement aux États-Unis.

— Je n’en doute pas, fit laconiquement l’interpellé.

— Ces paroles me mettent à l’aise pour m’informer du succès de votre expédition.

— Insuccès total.

— Quoi ? Ceux que vous poursuivez vous ont échappé ?

— Jusqu’ici, oui.

— Mais vous prendrez votre revanche ?

L’interrogation délia la langue du gouverneur :

— Oui, de par les cohortes de Satan, je prendrai ma revanche. J’ai fait jouer le télégraphe. Partout des ennemis barrent le passage à ces damnés Sudistes. C’est à Mexico qu’ils prétendent arriver. Ils trouveront en route des obstacles sur lesquels ils ne comptent pas.

Et serrant les poings :

— Ils sont peu nombreux. Mes batteurs d’estrade qui ont relevé leurs traces affirment que sept personnes seulement accompagnent la Mestiza.

— Tiens, remarqua le resinero, sept et un font huit.

— Naturellement, dit dédaigneusement le gouverneur, qui ne vit dans cette addition qu’une réflexion digne tout au plus de feu La Palisse.

Il se trompait.

Un rapprochement venait de se faire dans l’esprit de l’hidalgo, huit fugitifs d’une part, huit peones doubles d’autre part.

Est-ce que la Madone, qui peut tout, n’aurait pas pris les fuyards sous sa protection ? Est-ce qu’elle n’aurait pas transporté ces malheureux sur la resineria ?

À cette pensée, Ramon sentait son orgueil grandir. Songez donc, un miracle politique ! Un miracle qui appartiendrait à l’histoire et le rendrait célèbre, lui, don Ramon, par ricochet.

Mais alors il fallait parler.

Non, il fallait se taire. La Dame du Ciel avait recommandé le silence.

Oui, mais, en se taisant, c’en était fait de la renommée. L’histoire ne mentionnerait pas la grâce faite au pieux resinero.

La vanité du digne homme était au supplice. Elle souffrait si cruellement qu’elle lui souffla cette supposition, hasardée :

— En exigeant le mutisme, la Madone a peut-être voulu éprouver ta perspicacité. C’est une mission politique qu’elle t’a confiée et l’on se défie toujours de l’ambassadeur dont on se sert.

La formule prit corps.

— Parbleu ! il n’y a pas de doute. À cause de tes vertus, elle t’a choisi entre tous pour enseigner sa volonté aux hommes. Elle souhaite que les Sudistes soient sauvés.

Et par réflexion :

— Cela est évident. J’étais fou d’hésiter. Évidemment, la Madone préfère donner la victoire aux catholiques sudistes plutôt qu’aux protestants nordistes. Cela tombe sous le sens.

Enfiévré par une vaniteuse soif de réclame, don Ramon perdit la tête et s’écria tout à coup :

— Excellence, ne pensez-vous pas que la Madone protège ceux que vous désiriez accabler ?

À cette sortie malheureuse, Forster comprit immédiatement que son hôte savait quelque chose de précis sur Dolorès et ses amis.

Aussi, au lieu de procéder à un interrogatoire direct, il suivit le resinero sur le terrain théologique et engagea avec lui une discussion approfondie.

Grâce à cette manœuvre habile et sans avoir inquiété son interlocuteur une seule minute, il lui arracha le récit circonstancié du miracle.

Pour le gouverneur, il n’y eut aucun doute. Les fugitifs, serrés de près, s’étaient réfugiés dans la resineria et, avec la complicité des peones, avaient échappé à ses recherches.

— Odieuse population ! grommelait-il en aparté. Espagnole d’origine, elle est restée Sudiste d’âme.

Mais il se garda d’énoncer cette réflexion à haute voix. Il parut au contraire abonder dans le sens de son hôte.

— Ma foi, don Ramon, finit-il par dire, j’estime comme vous que la Madone aurait bien pu songer à sauver ceux que je pourchasse. S’il en était ainsi, je m’inclinerais devant sa volonté.

L’hidalgo approuva du geste et de la voix.

— Mais vous le comprenez ; j’ai reçu des ordres du gouvernement fédéral et je ne saurais les enfreindre sans une preuve palpable qui me mette à l’abri de tout reproche.

— C’est trop juste, en vérité… ; mais cette preuve ?

— Facile à se procurer.

— Parlez.

— Si les « doubles » de vos peones sont les personnes que nous croyons, l’intervention de la Madone est indiscutable.

— J’étais sûr que vous adopteriez cet avis.

— Aussi vous prierai-je de m’accompagner à la demeure de vos ouvriers. Le cas échéant, je leur annoncerai moi-même qu’ils n’ont plus rien à craindre.

Triomphant, se voyant déjà imprimé tout vif dans les innombrables journaux quotidiens où périodiques des deux Amériques, Ramon se leva aussitôt de table.

Absorbé par sa joie, il ne remarqua pas le rapide colloque qui eut lieu à voix basse entre le gouverneur et le chef de l’escorte et, quand il sortit avec Forster, il ne se douta pas une seconde qu’officiers et soldats sortaient sur ses pas.

Le chef avait simplement dit :

— Deux hommes à l’écurie. Sellez les chevaux. Les autres, prenez les armes… Nous allons cerner la baraque ou sont cachés les rebelles.

Tel était le résultat de sa brève conversation avec le gouverneur.

Cependant, pérorant, agitant de grands bras, versant sur sa vanité le baume de compliments exagérés, don Ramon conduisait son hôte au quartier des peones.

En approchant, ils virent les ouvriers, rassemblés à l’extérieur. Des torches éclairaient la cour, et les braves gens dansaient en buvant le mezcal.

Forster ne put réprimer un mouvement de mauvaise humeur.

Il avait compté surprendre les peones endormis. Leur veille intempestive allait gêner son opération.

Pourtant, il avançait toujours, quand des cris retentirent en arrière.

— Qu’est-ce ? fit-il en s’arrêtant.

Ramon avait fait halte en même temps que lui.

— Que signifie ce vacarme ?

La réponse ne se fit pas attendre.

Le chef de l’escorte arriva au pas de course et, d’une voix haletante :

— Excellence !

— Que se passe-t-il ?

— Nos chevaux…

— Eh bien ?

— Disparus.

— Disparus ?…

— Et les hommes que nous avions laissés à la garde de l’écurie, ficelés, bâillonnés.

Forster proféra un juron ; Ramon se signa.

— Que veut dire tout cela ? balbutia enfin le resinero, dont l’esprit lent concevait difficilement la corrélation des événements.

Le gouverneur le saisit par le bras et le secoua rudement.

— Cela veut dire que la Mestiza et ses compagnons ont fui, en volant nos chevaux.

— Oh ! señor gobernador, fuir, eux… quand la Madone, reine du ciel…

— La reine du ciel n’a rien à voir là dedans, et vous l’auriez compris depuis longtemps si vous n’étiez le dernier des imbéciles.

À cette brusque sortie, Ramon sentit ses jambes se dérober sous lui et il tomba assis avec une rudesse qui lui arracha un cri de douleur.

Quant à Forster, il avait déjà oublié sa présence.

— Vite, en route, vous autres ! Gagnons le poste télégraphique le plus proche et avisons nos détachements de l’incident. Ah ! de par le diable ! ces drôles nous ont encore joués, mais je jure bien que c’est pour la dernière fois.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le gouverneur avait deviné juste.

Les gardes d’écurie, surpris par les fugitifs, avaient été réduits à l’impuissance.

Après quoi, Dolorès et ses amis avaient choisi les meilleurs chevaux et, entraînant après eux les autres montures de l’escorte, afin d’empêcher toute poursuite, ils s’étaient élancés au galop dans la direction du rio Grande del Norte, frontière du Texas et du Mexique.

Don Ramon, lorsqu’il revint de son ahurissement, trouva son hacienda vide d’hôtes ; mais, en dépit des preuves, il ne consentit jamais à renoncer à l’idée du miracle, et le récit de l’apparition fut publié, revu, corrigé et augmenté, dans un des magazines les plus lus des États-Unis.