Matelot (Loti)/01

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Matelot (1892)
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 1-5).
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I


Un enfant habillé en ange, — c’est-à-dire demi-nu, avec une fine petite chemise et, aux épaules, les deux ailes d’un pigeon blanc… C’était au beau soleil d’un mois de juin méridional, dans l’extrême Provence confinant à l’Italie. Il marchait, à une procession de Fête-Dieu, en compagnie de trois autres en costume pareil.

Les trois autres anges étaient blonds et cheminaient les yeux baissés, comme prenant au sérieux tout cela. Lui, le petit Jean, très brun au contraire et tout bouclé, le plus joli de tous et le plus fort, dévisageait comiquement ceux qui s’agenouillaient sur sa route, pas recueilli du tout et possédé d’une visible envie de s’amuser. Il avait l’air vigoureux et sain, des traits réguliers, un teint de fruit doré, et des sourcils comme deux petites bandes de velours noir. Son regard, candide et rieur, était resté plus enfantin, plus bébé encore que ne le comportaient ses six ou sept ans, et le bleu de ses yeux, grands ouverts entre de très longs cils, étonnait, avec ce minois de petit arabe.

Ses parents, — une mère veuve, encore en deuil mais déjà sans le long voile, et un bon vieux grand-père en redingote noire, cravaté de blanc, — suivaient d’un peu loin dans la foule, le sourire heureux, fiers de voir qu’il était si gentil et d’entendre tout le monde le dire.

Pas très fortunés, cette maman et ce grand-père : ne possédant guère qu’une maisonnette en ville et un petit bien de campagne où il y avait des orangers et des champs de roses ; apparentés, du reste, dans tout ce coin de France, avec des gens plus riches qu’eux, qui étaient des propriétaires ou des « parfumeurs » et qui les dédaignaient un peu. Ils étaient, ces Berny, une très nombreuse famille du pays, non croisée de sang étranger au moins depuis l’époque sarrazine, et leur type provençal avait pu se maintenir très pur. Depuis deux générations, ils faisaient partie de la bourgeoisie d’Antibes. Parmi leurs ascendants, quelques « capitaines marins » avaient couru la grande aventure du côté de Bourbon et des Indes ; aussi des hérédités, inquiétantes pour les mères, se révélaient-elles parfois chez les garçons.

À pas lents et religieux, tout en suivant le petit ange brun aux ailes de pigeon blanc, la mère veuve songeait beaucoup, et une préoccupation déjà troublait sa joie de le regarder. Oh ! pourquoi l’impossibilité de ce rêve puéril et doux, — semblable à celui que font toutes les mères, — de le conserver tel qu’il était là : petit enfant aux yeux limpides et à la tête bouclée ! Oh ! pourquoi est-ce demain, est-ce tout de suite, l’avenir ?… Tant de difficultés allaient se lever bientôt, autour de ce petit être indiscipliné et charmant, qui prenait déjà des allures d’homme malgré l’extrême enfantillage de ses yeux, qui avait des insouciances déconcertantes et qui s’échappait quelquefois, qui s’en allait on ne sait où courir jusqu’au soir. Pour lui donner la même instruction qu’à tous ses cousins plus riches que lui, comment faire ? Et s’il ne travaillait pas, après tous les sacrifices, que devenir ? Maintenant elle ne souriait plus et elle ne voyait plus la procession blanche, ni le gai soleil, ni la fugitive heure présente ; elle se reprenait uniquement à cette pensée, un peu étroite peut-être, mais si maternelle et qui dominait sa vie : arriver à faire de son pauvre petit Jean sans fortune un homme qui fut au moins l’égal des autres garçons de cette dédaigneuse famille des Berny…