Matelot (Loti)/02

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Matelot (1892)
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 5-10).
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II


Un enfant d’une dizaine d’années, l’allure pleine de hardiesse et de vie, déjà presque un grand garçon, avec toujours le même enfantillage et la même limpidité dans ses jolis yeux encadrés de velours noir, marchait délibérément sur la plage d’Antibes, suivi de trois ou quatre autres petits de son âge, dont l’un avait été lui aussi, quatre ans auparavant, un des anges de la Fête-Dieu.

Avec des airs empressés et entendus, comme pour lui porter secours, ils allaient vers une tartane échouée, qui se tenait immobile et tout de côté, au milieu des courtes petites lames bleues méditerranéennes, tandis que des pêcheurs, les jambes dans l’eau, demi-nus, s’agitaient alentour.

C’était un beau dimanche de Pâques. Jean étrennait ce jour-là son premier costume d’homme et certain petit chapeau de feutre marron à ruban de velours, qu’il portait très en arrière, à la façon d’un matelot. Le matin, dans cette même belle tenue toute neuve, il avait été entendre la grand’messe pascale avec sa mère, — et maintenant était arrivée l’heure si impatiemment attendue de s’échapper et de courir…

… Le soir, pour dîner, il rentra en retard, comme toujours, après toute sorte d’expéditions au vieux port et aux navires. Il avait beaucoup traîné ses habits neufs, malgré les recommandations suppliantes de sa mère, et il portait son petit feutre marron tout de côté sur ses boucles emmêlées et sur son front en sueur. Il fut grondé un peu, mais doucement comme d’habitude.

Parce que c’était soir de fête et qu’on devait sortir encore après dîner, il se mit à table avec son beau costume. Il demanda même, par fantaisie, à rester coiffé de ce gentil chapeau marron à larges bords qui faisait sa joie. Le vieux grand-père, qui chaque dimanche dînait chez sa fille, était là, lui aussi, portant toujours la redingote noire et la cravate blanche qui donnaient à sa quasi-pauvreté des dehors tellement respectables. — Et le crépuscule de printemps, limpide et rose, éclairait leur table familiale, que servait et desservait, depuis des années, la même bonne appelée Miette.

Malgré ses envies de courir, qui étaient assez continuelles, Jean les aimait bien tous deux, la maman et le grand-père ; dans son petit cœur primesautier, inégal, oublieux par instants, ils avaient une place un peu cachée, mais sûre et profonde. Et, en cet instant même, en cet instant précis, malgré ses airs distraits et absents, malgré l’attraction du dehors qui le tourmentait, une image nouvelle de chacun d’eux se superposait, en lui, aux images anciennes, une image plus solide que toutes les précédentes et qui, dans l’avenir, serait plus chérie et plus regrettée. Et aussi, se gravaient mieux les traits de cette pauvre humble Miette, qui avait aidé à l’élever et à le bercer ; — et aussi tous les détails de cette maison, si provençale d’aspect, d’arrangement et de senteurs, où il était né… Certains moments, qui semblent pourtant n’avoir rien de bien particulier, rien de plus ni de moins que tant d’autres restés inaperçus, deviennent pour nous comme d’inoubliables points de repère, au milieu des fuyantes durées. Ainsi était l’heure de ce dîner de Pâques, pour ce petit être, si enfant, qui sans doute n’avait encore jamais pensé avec tant d’intensité et d’inconsciente profondeur. Et, à cette empreinte particulièrement durable, qui se fixait tout à coup en lui-même, des bons yeux inquiets de sa mère, de la figure doucement résignée de son grand-père cravaté de blanc, venaient s’ajouter et se mêler — pour le toujours humain, c’est-à-dire pour jusqu’à la mort — une foule d’éléments secondaires : le premier costume d’homme, présage de liberté et d’inconnu ; la couleur d’un papier neuf aux murs de la salle à manger ; d’autres modestes embellissements au logis dont il se sentait très fier ; la joie d’une semaine de vacances qui commençait ; et puis l’impression de l’été qui allait venir, le charme de ce premier resplendissement des longs crépuscules, de cette première fois de l’année où l’on dînait, aux belles transparences mourantes du jour, sans la lampe ; et enfin, tant d’autres choses encore, dont l’ensemble formait l’enveloppement complexe et indicible de cette soirée heureuse. Les images qui s’inscrivaient là, au fond de sa mémoire, dans un inséparable assemblage, auraient pu s’appeler : instantané d’un beau soir de Pâques…

Tandis qu’elle, la mère, plus anxieusement le regardait, lui trouvant l’air si distrait et si ailleurs !… Depuis longtemps elle avait son idée, son plan obstiné, pour garder ce fils unique en Provence et vieillir auprès de lui : un oncle Berny, le seul des Berny riches qui fît attention au joli petit neveu pauvre, était un des parfumeurs du pays, autrement dit possédait dans la montagne une usine où se distillait la moisson de géraniums et de roses des champs d’alentour ; — et il avait parlé de se charger de l’avenir de Jean, de lui céder plus tard la place, si Jean, en se faisant homme, devenait soumis et travailleur.

Mais, à ce dîner de Pâques, elle s’attristait plus désespérément de lui voir la tête sans cesse tournée vers cette fenêtre ouverte, par où le port apparaissait, avec les navires, les tartanes, et l’échappée bleue du large…