Matelot (Loti)/04

La bibliothèque libre.
Matelot (1892)
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 16-27).
◄  III
V  ►


IV


Deux mois plus tard, vers le milieu des vacances, à Antibes.

La promotion de l’École navale allait être publiée. Une attente cruellement anxieuse planait sur la maison, brûlée de soleil provençal, où le grand-père venait chaque jour, aussitôt après l’arrivée de l’Officiel, dire, que rien encore n’avait paru. Par l’un des Berny riches, qui avait cette fois daigné intervenir, on avait obtenu des recommandations de grands personnages auprès des examinateurs, — et la mère de Jean espérait. C’était d’ailleurs comme une question de vie ou de mort, puisque ses dix-sept ans allaient sonner bientôt et que, s’il était refusé, le Borda lui serait fermé inexorablement à tout jamais.

Quant à lui, son insouciance ne se comprenait plus. Quelque chose de nouveau, dont ses parents s’inquiétaient, avait dû germer dans sa jolie tête, à la fois légère et obstinée, si difficile à conduire ; car, même son enfantillage extrême n’expliquait pas ce détachement-là. Vraiment, on eût dit qu’il n’y tenait plus, à cette marine !… Mais ils reculaient tous deux de l’interroger, ayant presque peur de savoir…

Du reste, tout à fait jeune homme à présent, portant fine moustache et ayant quitté sa tunique de collégien pour un élégant costume anglais, il était constamment dehors, et s’attardait beaucoup, les soirs, à des équipées d’amour.

C’étaient pourtant bien toujours les mêmes yeux candides, d’un bleu gris, très largement ouverts dans le noir épais des cils, toujours les yeux du petit ange de la Fête-Dieu, qui éclairaient sa figure déjà virile et fière. Et ils désarmaient les reproches, ces yeux-là, par tout ce qu’ils avaient d’enfantin et d’irresponsable, de très doux aussi et de très bon.

En réalité, il était doux et bon comme son regard le disait, ce Jean si peu sage. Sa mère et son grand-père, qu’il avait presque constamment fait souffrir, il les aimait avec une tendre adoration. S’il était dur avec eux souvent, c’est qu’ils représentaient encore pour lui l’autorité, contre laquelle son indiscipline naturelle se maintenait en révolte. Le meilleur de son cœur, il le montrait aux plus humbles et aux plus dédaignés, à Miette quelquefois, ou bien à de petits mendiants, à de vieux pauvres, à des bêtes en détresse — et la maison était comiquement encombrée de trois ou quatre maigres chats très laids, ramassés par lui, sauvés tout petits de la noyade, essuyés avec amour et rapportés dans ses bras.

Un jour, le vieux grand-père, — toujours boutonné et correct dans sa redingote noire, qu’on n’avait cependant pas renouvelée cette année pour pouvoir payer un répétiteur de plus à son petit-fils, — arriva un peu plus tard que de coutume, d’une allure saccadée qui n’était pas la sienne.

Miette, qui le guettait à la fenêtre de la cuisine, effrayée de lui voir un journal à la main, referma vite les volets comme pour retarder le moment de savoir, — et s’assit, pour attendre, le cœur battant très fort.

Il entra, et dès qu’il fut monté dans le petit salon du premier étage, il appela d’une voix pas ordinaire :

« Henriette, viens, ma fille !… »

Elle arriva, brusque et haletante :

« Qu’est-ce qu’il y a ?… Il est refusé, n’est-ce pas ?

— Eh bien ! oui… oui, ma fille… Du moins, nous devons le penser… car voici l’Officiel… et son nom ne s’y trouve point…

— Oh ! Seigneur, mon Dieu !… » dit seulement la mère, d’une voix basse et accablée, — en se tordant les mains. Et ils restèrent silencieux l’un près de l’autre, le vieillard et elle, anéantis devant l’effondrement de tous leurs espoirs terrestres. Ils n’avaient rien à se dire ; pendant ces jours d’attente, ils avaient épuisé le sujet, dans leurs causeries inquiètes, examiné toutes les faces et prévu toutes les conséquences de cet irrémédiable malheur. Que ferait-il, que consentirait-il à faire, ce Jean qu’ils n’avaient pas osé interroger ? Pour le maintenir au lycée, sur le même pied que les autres, pour conserver à la petite maison et à ses habitants une tenue convenable, il avait fallu emprunter, hypothéquer le bien de campagne, les orangers hérités de famille et les champs de roses. Et, à présent que ce but, auquel ils avaient sacrifié tout, était manqué pour jamais, ils ne voyaient plus, dans leur impuissance matérielle à pousser leur fils vers d’autres études, non, vraiment ils ne voyaient plus rien… Tout leur paraissait brisé et fini. Des présages d’irrémédiable deuil flottaient devant leurs yeux, et sans bien s’expliquer pourquoi, ils jugeaient leur Jean comme perdu. Et, pendant leur long silence, il leur semblait même qu’un souffle de mort, d’émiettement et de dispersion, passait sur leur pauvre chère demeure, si péniblement conservée…

Maintenant, voici qu’il arrivait, lui, d’un

… « Oh ! Seigneur, mon Dieu !… »
dit la mère, en se tordant les mains…
pas de flânerie insouciante et gaie, ayant à sa boutonnière une rose que venait de lui donner une jolie fille amoureuse.

« Oh ! monsieur Jean, — dit Miette, dans le corridor, — entrez donc vite,… montez donc les voir, vos pauvres parents, qui sont là-haut à vous attendre…

— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? » répondit-il, l’air dégagé et faisant son grand homme indifférent. — À la figure bouleversée de Miette, il avait tout compris.

Il entra, dans ce petit salon modeste où en effet ils l’attendaient et où, sans échanger une parole, ils l’avaient écouté monter. Il s’avança, avec l’attitude embarrassée d’un écolier en faute légère, détournant à demi la tête, ayant même un imperceptible sourire de bravade enfantine au coin de ses yeux de velours.

Leur profonde détresse, il ne la vit point. Quant à lui, il ne se sentait ni atterré ni surpris, car depuis longtemps il n’espérait plus, sachant mieux que personne qu’il avait flâné jusqu’à la dernière heure — et très mal passé son examen oral. Au collège mariste, ils étaient cinq ou six grands enfants comme lui qui, en présence de l’échec probable, avaient fait ensemble le serment de s’engager dans la flotte. Le col bleu ne les effrayait pas, ceux-là ; au contraire, il les attirait et les charmait — comme tant d’autres qui n’entrent dans la marine que pour la joie d’en porter le costume. Et, pendant ce mois de vacances, il avait eu le temps de faire son plan d’avenir, qui était presque raisonnable, et d’y accoutumer son esprit : matelot d’abord, ensuite capitaine au long cours ; ainsi, ce serait encore la marine, avec plus d’imprévu même et peut-être plus d’aventures.

« Bast ! — répondit-il, sans regarder ce journal que lui tendait la main tremblante de son grand’père, — qu’est-ce ça me fait, le Borda, — puisque je serai marin tout de même ! »

Marin tout de même ! Alors, matelot, ce que sa mère redoutait le plus au monde ! Et il disait cela avec le calme des résolutions obstinées que rien ne change plus — et c’était là tout le secret de sa tranquille insouciance qu’elle n’avait pas su pénétrer plus tôt. Au milieu de leur silence d’accablement, cette phrase d’enfant venait de résumer et d’exprimer les choses sombres qui flottaient dans l’air, les présages de déchéance, de malheur et de mort.

Il les regardait maintenant tous deux, ce qu’il n’avait pas osé faire en entrant. Il les regardait, d’un air décidé encore, mais très doux, de plus en plus doux, avec une nuance de tristesse qui allait s’accentuant. C’est que tout à coup une lumière se faisait dans son esprit distrait et rieur ; les sacrifices qu’on lui avait cachés, voici qu’il les devinait pour la première fois, les embarras et les muettes privations ; son amour pour eux s’augmentait d’un sentiment nouveau, qui était une immense pitié attendrie, — et, en remarquant des traces d’usure qui luisaient sur la redingote toujours si soigneusement brossée de son grand-père, il se sentit vaincu comme par une prière suprême. En ce moment, si sa mère avait su lui demander grâce, il aurait renoncé à tous ses jeunes rêves, consenti à tout ce qu’ils auraient voulu, en les embrassant et en pleurant à chaudes larmes.

Mais elle ne le comprit pas ; blessée dans son orgueil maternel, doutant de lui et de son cœur, atteinte dans tout, elle lui parla durement, à cette minute décisive où il l’aimait avec une tendresse infinie. Alors il se fit dur, lui aussi ; les yeux du petit ange de la Fête-Dieu, qui avaient reparu tout à l’heure avec toute leur limpidité douce, devinrent fixes et troubles, — et il se retira sans une parole, sa résolution inébranlable à présent pour jamais.

En bas, en passant, il s’arrêta devant Miette, la voyant angoissée et craintive :

« Ne te fais pas de chagrin, toi, ma Miette. Ça n’est pas une affaire, va ! Il n’en manque pas, d’autres moyens pour entrer dans la marine…

— Comment cela ? — demanda-t-elle, tout de suite attentive et crédule. — Je me figurais que c’était fini, moi, monsieur Jean… »

Alors il entra à la cuisine et s’assit pour lui exposer ses projets. Mécontent de lui-même, dans le fond, et le cœur serré d’une tristesse jusque-là inconnue, n’ayant pas le courage de sortir et ne voulant pas non plus remonter les trouver là-haut, il resta longtemps près d’elle : « Quand j’aurai fini mon service de matelot, — lui contait-il, — tu comprends, j’entrerai dans les capitaines au long cours ; j’arriverai même bien plus vite à commander des navires ; pour moi, j’aime autant ça, je t’assure… » Et voyant qu’elle le regardait avec des yeux pleins de larmes, il l’embrassa, la pauvre humble Miette.