Matelot (Loti)/05

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Matelot (1892)
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 27-34).
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V


Octobre finissait, au tranquille soleil. La maison des Berny, éclairée chaque jour par une lumière immuablement pure, sous un ciel bleu toujours pareil, restait morne, depuis que la grande déception y était entrée.

Un trousseau rude, dont on parlait en baissant la voix et qu’on ne montrait point, se confectionnait, avec l’aide de Miette, dans la petite salle à manger aux fenêtres donnant sur la mer : chemises de grosse toile, pantalons et vareuses de bure.

Les autres Berny, les oncles et les cousins riches, avaient été informés par le grand-père de Jean, avec un détachement mal joué, de la décision suivante : « Oui, nous allons le faire un peu naviguer au commerce, afin de lui permettre d’accomplir le plus tôt possible ses cinq années de mer, puisqu’il veut à tout prix être capitaine au long cours. Il changera peut-être d’avis, notre cher enfant, après avoir subi cette épreuve ; alors nous serions heureux de le diriger vers une autre carrière. Mais c’est pour le moment une vocation si arrêtée que nous n’avons pas cru, sa mère et moi, devoir le contrarier. » Et ces autres Berny, alors, plus que jamais protecteurs et croyant peu à cet avenir de capitaine qui demande du travail, s’informaient du navire sur lequel il allait s’embarquer.

Oh ! mon Dieu, c’était un très modeste petit bateau du petit port d’Antibes, — ce qu’on avait trouvé de mieux pour lui permettre de revenir de temps en temps au logis, — un brick, qui chargeait pour les îles du Levant des jarres de terre cuite fabriquées à Vallauris…

En plus de sa désespérance, il souffrait cruellement dans son orgueil de grand-père, le pauvre vieil homme cravaté de blanc. Depuis tantôt vingt années, sa fille Henriette n’avait pu, à cause de la modicité de sa fortune, se faire complètement admettre par cette famille Berny, dans laquelle elle était entrée par un mariage. Dès qu’elle s’était trouvée veuve, réduite à ses propres ressources, il avait commencé d’endurer sans plainte un constant martyre de privations cachées, pour l’aider à garder les apparences d’une dame, à ne pas renvoyer Miette, à ne pas vendre sa maison, et surtout à faire instruire Jean chez les Maristes de Grasse. Et voici que ce petit-fils, ce Jean qu’il adorait quand même et peut-être plus tendrement que jamais, lui causait, sur la fin de sa vie sacrifiée, cette humiliation suprême : il allait être matelot tout simplement — mousse « au commerce », ainsi que l’enfant du dernier portefaix ou pêcheur du port. Alors, à quoi bon continuer la lutte vaine, l’existence de chaque jour, à quoi bon tout… À présent qu’il avait rempli ce devoir de convenance d’aller annoncer aux différents membres de la famille Berny la décision prise, il lui semblait n’avoir plus de but, ni d’utilité dans ce monde ; il eût désiré rester au logis, dans sa vieille chambre nue, triste et fanée, s’y asseoir ou s’y coucher, pour attendre la fin…

Cependant c’était dimanche soir, jour traditionnel de dîner chez sa fille ; alors il se dit qu’il allait faire sa toilette pour s’y rendre, — d’autant plus que ce dimanche devait être le dernier, avant le départ de Jean.

Il se sentait vieux, fatigué, cassé, comme jamais. Et quand, avant de sortir dans ces rues où les passants le saluaient déjà moins bas, il se mit, par habitude, à brosser lui-même sa pauvre redingote noire jamais renouvelée, un découragement le prit, de cela comme de tout le reste ; dans le sentiment de la déchéance de son petit-fils unique, sa tenue même, — sa tenue si opiniâtrement soignée malgré la misère et l’usure, — aujourd’hui ne lui importait plus. Et des larmes parurent, au bord de ses yeux plus éteints, — de ces larmes de vieillard qui sont particulièrement amères, et lentes à couler du fond de leur source tarie…

Jean, lui, tous les jours flânait et songeait, avec une vague tristesse, visible pour la première fois — dans ses yeux un peu perdus par instants et dans son allure un peu ralentie. Il sortait beaucoup moins que jadis et le port ne l’attirait plus, à présent qu’il avait la certitude d’être bientôt l’un de ces marins qu’emportent au loin les navires. Çà et là, dans la maison, il s’attardait à regarder et à penser. Ou bien il allait seul au vieux domaine de campagne ; dans le jardin à l’abandon, envahi par la poussée des chrysanthèmes et des astères d’automne, il demeurait enfermé, des heures, entre les murs gris peuplés de lézards, tandis que les oranges jaunissaient au soleil d’octobre. Avec l’été, allait finir son enfance ; avec la splendeur de ce soleil, déjà déclinant et mélancolique, allait s’enfuir son passé d’insouciance heureuse ; — et il sentait cela douloureusement, avec une impression inconnue de regret et d’effroi…

En cette attente de départ son esprit ne se fixait à rien de suivi ni de précis, mais flottait de plus en plus dans le rêve des lointains. Il lisait aussi, pendant ses longues flâneries prêtes à finir, — et le choix des livres ou plutôt des passages de livres, qui avaient, à l’exclusion dédaigneuse de tous les autres, le pouvoir de le charmer, indiquaient, comme d’ailleurs son profil pur et ses longs yeux, de diffuses hérédités orientales. Il était un mélange d’irréductible enfantillage, d’exubérance physique, de simplicité rude — et d’inconsciente et insondable poésie. Au hasard de ses lectures, il avait rencontré, avec une impression de ressouvenir, quelques-uns de ces fragments visionnaires sur l’Orient mort, qui sont devenus de classiques splendeurs, et il les relisait, dans le silence et l’ensoleillement du jardin, en frissonnant chaque fois devant le mystère qu’ils évoquent…

« C’était un soir des vieux âges. La mort de l’Astre Souryâ, phénix du monde, arrachait des myriades de pierreries aux dômes d’or de Bénarès… »

Des mots le berçaient d’une façon étrange ; rien que des consonnances, de là-bas et d’autrefois, retrouvées dans un nom propre, le grisaient tristement comme un parfum de sarcophage…

« Égypte, Égypte ! tes grands Dieux immobiles ont les épaules blanchies par la fiente des oiseaux, et le vent qui passe promène dans le désert la cendre de tes morts… »

Et là, dans cet enclos héréditaire, sous les orangers qui se doraient au dernier soleil, au milieu des chrysanthèmes, des astères violets, de toutes les hautes plantes déjà étiolées par l’automne, il pensait à ces ports des îles du Levant qu’il allait bientôt voir, et à l’Égypte et aux déserts de sable rose, et à l’Inde millénaire…

Et ce germe de rêve déposé au fond de son âme dès l’ombre originelle, puis développé ensuite au début de sa vie par une instruction première, même inégale et incomplète, devait persister, croître en étendue et en profondeur, malgré les milieux dépressifs, malgré les ambiances grossières, — et tenir une grande place cachée dans l’homme et le matelot qu’il allait devenir.