Matelot (Loti)/06

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Matelot (1892)
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 34-39).
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VI


Il fut silencieux, leur dernier dîner du dimanche soir, — servi, comme de tout temps, avec les mêmes plats traditionnels, par Miette qui ne disait mot, le cœur serré, elle aussi, et les larmes prêtes.

Jean s’y sentait, tout le temps, obsédé par le souvenir de certain dîner de Pâques, qui avait marqué dans sa vie d’enfant comme une sorte d’étape, mystérieusement auréolée après coup dans le lointain de la route parcourue… Le premier costume d’homme et le petit feutre marron ; les premières transparences douces, les premiers mirages du printemps, entrevus par les fenêtres ouvertes ; une impression de commencement rose et de fraîche aurore, se dégageant de tout… Cette fois, au contraire, je ne sais quel avant-goût prématuré de fin et de grand soir, joint à cette sensation physique d’hiver, que donnait le temps refroidi et la tombée plus hâtive de la nuit…

Quand, après le dessert de raisins d’automne, il se leva, sans entrain du reste et sans hâte, pour aller comme d’habitude se promener par les rues, son grand-père lui dit : « Reste, mon enfant, je te prie ; nous avons à te parler. »

Il demeura debout, tête baissée, subitement plus assombri, s’apprêtant à la défense, craignant quelque tentative pour le faire renoncer à la mer, quelque pression de la dernière heure… peut-être pour le décider à entrer chez l’oncle aux parfums.

Mais le grand-père continua, d’une voix morne et résignée, prononçant lentement des choses inattendues qui, une à une, lui entraient en plein cœur :

« Mon enfant, tu deviens un homme, et il m’a paru qu’il était temps de te rendre mes comptes terrestres, afin que tu saches dès maintenant que tu n’as plus d’autre appui que toi-même.

« Mon enfant,… ta mère et moi, nous n’avons plus rien, presque plus rien…

« Pour te maintenir chez les Maristes, nous avons cru bien faire en empruntant des sommes assez importantes… qui sont malheureusement hypothéquées sur notre vieux domaine de Carigou. Tant que je vivrai, avec ma pension de retraite, dont tu sais le chiffre, nous pourrons peut-être… grâce à l’économie constante de ta mère et de la brave fille que voici… nous pourrons peut-être conserver notre chère maison… à laquelle tu tiens autant que nous… Mais après ?… » Sa voix, de plus en plus entrecoupée, avait un chevrotement de vieillesse que Jean ne connaissait pas encore et qui lui faisait mal à entendre. Et quand il eut fini sa dernière phrase : « Dieu veuille, mon fils, Dieu veuille que je vive jusqu’au jour où tu pourras gagner ta vie… et celle de ta mère… Car, l’idée de la voir travailler… m’est affreusement pénible, vois-tu… » quand il eut fini, de petits mouvements saccadés agitèrent ses épaules, sous le drap usé de sa pauvre redingote du dimanche, et ses yeux de quatre-vingts ans grimacèrent la détresse infinie…

Alors, tout le calme éteint de cette soirée, silence absolu ou bruit affaibli et traînant de voix de vieillard, fut déchiré par un brusque sanglot, violent, juvénile, exubérant de douleur et de pitié. Jean pleurait, la poitrine secouée, les joues ruisselantes de toutes les larmes qui, depuis des jours, s’étaient amassées en lui-même sans qu’il en eut conscience.

Oh ! il avait bien déjà soupçonné l’humiliation du pauvre vieux grand-père, déjà deviné la gêne croissante de la maison pourtant si décemment tenue… Mais ça, non… C’était trop, ça dépassait tout ce qu’il avait imaginé de possible : n’avoir plus rien ; le vieux domaine et le logis, vendus à des étrangers, — et sa mère travaillant pour vivre !

Par degrés, tandis que le grand-père parlait de sa voix vieillie, ces choses cruelles avaient pénétré dans son âme, si souvent inattentive et fuyante, et l’avaient déchirée cette fois jusqu’au fond… Alors il se jeta dans leurs bras, pleurant à chaudes larmes comme les enfants pleurent, pris d’un immense besoin de les embrasser et de les consoler, — de leur demander protection aussi, protection et conseil devant le désastre.

Mais sa mère ne pleurait pas ; elle le gardait serré contre elle-même, pour le moment oubliant tout et ne demandant rien de plus que de le tenir là. Le malentendu, la barrière froide qui, depuis tantôt deux mois, les séparait, n’existait plus, et le reste s’effaçait entièrement devant cette joie de le retrouver, de lui pardonner, de se sentir aimée de lui.

D’ailleurs, plus plébéienne que son père, par suite de croisements sans doute, d’hérédités ancestrales inconnues, voici qu’elle se sentait soudainement la plus vaillante, la plus calme et décidée, devant la déchéance probable : s’il fallait travailler, eh bien ! elle travaillerait ; elle quitterait le pays, voilà tout, et suivrait son Jean où il faudrait le suivre ; matelot ou officier, ce serait toujours lui, son unique, sa joie, sa vie, et elle n’avait plus rien à désirer au monde quand elle le tenait embrassé, sur ses genoux.