Matelot (Loti)/09

La bibliothèque libre.
Matelot (1892)
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 45-49).
◄  VIII
X  ►


IX


Des jours suivirent, âpres et pareils, des jours dont on ne savait plus le nom ni la date, formant des semaines et des mois que l’on ne comptait plus ; un temps qui semblait très long dans le présent et très rapide dans le passé.

Tantôt la solitude de la mer, tantôt des escales en des points perdus de la côte de Corse ou d’Italie ; les jarres de Vallauris, qui n’étaient qu’un prétexte, avaient été déposées à Livourne ; il y avait de brusques départs de nuit, des agissements mystérieux sur lesquels on n’osait interroger. Dans la main de cet homme qui commandait, on se sentait réduit à la muette obéissance.

Pendant ces relâches furtives, on devait, sans un murmure, faire métier de manœuvre, sur des plages qui n’avaient pas de port ; il fallait, pieds nus dans l’eau marine, sur du sable ou sur des rochers qui blessaient, porter de lourdes charges, des sacs, des ballots dont on ignorait le contenu. Mais, dans les lieux sauvages où cela se passait, Jean acceptait tout, sans humiliation parce qu’il n’y avait pas de témoins ; il sentait d’ailleurs que ce métier, comme tous les métiers violents, dangereux, et de peu de profit, avait son côté de grandeur. Et puis, il se laissait prendre par la pleine vie physique, qui fatigue et fortifie le corps, en endormant l’esprit. Les soirs seulement, à la tombée des nuits, au large ou dans les baies isolées, revenaient, un peu déchirants, — ses souvenirs…

Par tous les temps, le rude petit bateau contrebandier, déjà vieux et meurtri, marchait quand même, battu par les lames courtes et dures, par le mistral glacé qui brûlait les visages. « C’est mon seul gagne-pain, — avait dit une fois le capitaine, de sa voix grise, — et j’ai cinq enfants là-bas ! — Qu’il marche ou qu’il crève ! » C’était pour Jean, cette réflexion explicative, la seule qu’on eût jamais entendue sortir de sa bouche ; il commençait à témoigner pour son nouveau matelot une « sorte d’attention bienveillante, dont celui-ci était fier.

De loin en loin seulement, à cause de l’imprévu de ces voyages, Jean recevait des lettres d’Antibes : Sous la même enveloppe, les deux chères écritures, celle de sa mère et celle, toujours plus tremblée, de son vieux grand-père au déclin de la vie. Il les conservait comme des reliques sacrées, dans une boîte au fond de sa très petite armoire humide. C’était tout ce qui lui était précieux à bord de ce navire où il vivait avec la même rudesse et la même pauvreté que le dernier des matelots.

Quelquefois, par hasard, on avait un jour de repos ; il fallait subir la tristesse d’un dimanche, dans quelque village isolé, dans quelque baie perdue. Alors Jean, pour aller se promener, remettait son costume d’élégant, qui avait pris une mine fanée pour être resté longtemps plié dans l’humidité, et qui n’allait plus, qui devenait trop étroit pour ses épaules élargies. Il se promenait seul, redevenu, pour quelques heures, l’enfant d’autrefois aux longues flâneries et aux vagues pensées profondes. Il marchait devant lui sans but observant en rêveur qu’il était les choses inconnues, échangeant des regards avec des filles, brunes ou blondes, ébauchant de très vagues amours qui, dans de tels villages, ne menaient à rien, mais le troublaient. Il préférait le travail, les fatigues du large à ces jours de répit et de songerie, où lui apparaissait trop clairement sa destinée… Étapes bien courtes d’ailleurs, bien rares, — et puis si vite oubliées, effacées, laissant à peine après elles les images de ces yeux de jeunes filles qui, pendant quelques soirs, revenaient, à l’instant où commençait le sommeil…

Autrement, c’était toujours la mer, la mer quand même et par n’importe quel temps, la lutte contre le mistral glacé, contre les lames et leur écume blanche.