Matelot (Loti)/10

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Matelot (1892)
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 49-52).
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X


Ainsi avait passé tout l’hiver.

Une étape délicieuse, presque une étape d’enchantement, fut au mois de mai, dans l’île de Rhodes.

Juste comme finissaient les mauvais temps, si longs cette année-là, leur pauvre bateau, fatigué et surmené, était entré au port de Khandjiotos. Et le changement en latitude, la descente vers le lumineux midi, dont l’effet est déjà un trouble souverain, coïncidaient avec l’arrivée brusque du printemps, du printemps oriental ; c’était pour augmenter encore, aux yeux de Jean, la magie de ce Levant tout nouveau, — désiré, rêvé là-bas sous les orangers du vieux jardin d’Antibes, et apparu subitement, dans sa plus tranquille et morne splendeur.

Pour des réparations, on devait rester un mois dans ce port, presque le temps de s’y acclimater — et d’y aimer aussi.

Ce premier jour, on avait ouvert les panneaux, les armoires humides ; à la brise tiède, on avait tendu les choses mouillées ; il semblait que le bateau lui-même fut tout à la sensation d’être là, de se reposer et de se sécher à ce soleil.

Oh ! la première soirée qui survint, si limpide et si tranquille, imprégnée de telles senteurs étrangères ! — Jean était de garde, obligé de ne pas s’éloigner du navire ; mais, le travail fini, il sauta à terre et il s’assit, presque couché, sur ce quai en ruine qui allait lui être familier bientôt. Avec une volupté infiniment triste, il assistait, sous ce costume si humble qui était devenu le sien, à l’accomplissement de son rêve d’enfance ; il regardait ce ciel tout doré et cette ville dont l’immobilité morte s’enveloppait d’or ; l’Orient se révélait à lui, plus oriental et plus lointain qu’il ne l’avait imaginé, dans l’ensemble des choses ou dans leurs mille détails, — surtout dans le mystère de ces grands murs farouches enfermant la vie si impénétrablement…

Et tandis qu’il était là seul, une jeune fille parut, — grecque ou syrienne non voilée, — en qui tout à coup cet orient se personnifia pour lui. Extrêmement jeune, avec des yeux lourds, d’un noir intense, et des cheveux au henné, d’une ardente couleur pas naturelle. Un peu indécise dans sa marche, ayant aperçu le matelot étendu à terre, elle biaisa vers le navire, prit le bord des vieilles dalles du quai, pour passer plus près. Ses longs yeux d’une couleur de ténèbres, à demi-fermés entre leurs franges sombres, à demi-cachés sous les mèches rousses échappées de sa coiffure à paillettes, regardèrent avec attention les yeux bleus très ouverts de Jean et ses cheveux noirs… Elle sourit et puis passa, s’éloignant comme elle était venue, lente, d’une allure balancée, où ses hanches se devinaient souples et libres sous son costume.