Matelot (Loti)/24

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Matelot (1892)
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 104-113).
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XXIV


Entre les Tropiques, un merveilleux soir

… Jean était à demi couché sur le pont… au milieu de l’entassement des flâneurs…
où l’Alisé austral soufflait avec sa plus exquise douceur.

Fatigué d’une bonne fatigue musculaire, bercé très doucement par le roulis comme un enfant qu’on endort, Jean était à demi couché sur le pont, à la lueur naissante des étoiles, au milieu de l’entassement des flâneurs en vareuse blanche, qui venaient, les uns après les autres, s’asseoir ou s’étendre, par petits groupes bien serrés, pour passer la belle veillée ensemble. Et, dans ce calme d’avant le sommeil, ses pensées à lui s’assombrissaient encore un peu, comme d’habitude, dans des préoccupations d’examen et d’avenir.

À sa droite, il avait ses deux camarades préférés, Le Marec, quartier-maître de manœuvre, et Joal, fusilier breveté, l’un et l’autre des Côtes-du-Nord, et entourés en ce moment d’un groupe de pays tout jeunes, qui les écoutaient causer avec respect.

À sa gauche, un cénacle de Basques, gens à part, qui de temps en temps parlaient entre eux une incompréhensible langue millénaire.

Plus loin, un chœur chantait une chanson alerte, en couplets, où le nom du « Vieux Neptune, roi des eaux » revenait sans cesse au refrain léger.

Les Bretons contaient une chose de brume et de nuit, dont le début confus avait d’abord échappé à Jean. Il s’agissait d’un mystérieux brick désemparé et sans équipage, rencontré dans la Manche sur la fin d’un crépuscule d’hiver ; sorte de grande épave, où l’on hésitait à monter, par peur d’y trouver des hommes morts.

Les Basques, dans le groupe tout voisin, se faisaient part d’une aventure de guerre, à l’ardent soleil, sur les sables du Dahomey.

Dans la tête un peu ensommeillée de Jean, se croisaient et se mêlaient les deux histoires, d’ailleurs également enfantines et sauvages. Et le chœur, à petite distance, persistait à embrouiller le tout dans la chanson gaie du « Vieux Neptune » : on est forcément si près les uns des autres, à bord des navires, pendant l’entassement des soirs.

— « Enfin, — disait Le Marec qui avait été dans son enfance un pêcheur de Binic, — nous nous décidons à l’aborder… (c’est de l’inquiétante épave qu’il s’agissait). Déjà il faisait pas trop clair, presque la nuit, quoi, — et dame, moi je ne m’y fiais qu’à moitié, tu penses !… Tout de même, je croche mes mains sur le plat-bord, et je me hisse pour regarder là dedans… Alors, qu’est-ce que je vois, mes amis !… Une grande figure noire, avec des cornes et une barbe en pointe, qui se dresse tout debout et qui me saute dessus…

— « Le diable, pas vrai ? — interrogeait Joal, avec la confiance d’avoir deviné juste.

— « Bien sûr, nous aussi, nous avions cru… Mais non, un bouc ! — Oh ! mais un bouc si gros, figure-toi !… Jamais on n’en avait vu de pareil… »

Et Irrubeta, un Basque de Zitzarry, racontait presque en même temps, d’une voix qui, a près de ces braves et lourdes voix bretonnes, semblait toute vibrante, toute légère :

— « C’était l’amazone qui l’avait dénoncé, l’espion, tu me comprends… Alors l’autre, le grand nègre l’emmène : Viens-t’en sur la plage qu’il lui dit, je m’en vas te couper le cou ; viens-t’en, viens-t’en !… »

— « Et il est venu ? — demandait l’incrédule Etcheverry qui était de Biarritz où les marins sont déjà plus modernisés.

— « Mais oui, bien sûr ! Parce que, du moment qu’il avait espionné, n’est-ce pas, il sentait bien qu’il était dans son tort… Pas trop content tout de même, tu peux juger !… »

Et les Bretons continuaient leur récit de brouillard d’hiver :

— « Il était tout seul à bord, ce bouc, et, comme justement c’était un bateau chargé d’orge, en grenier dans la cale, alors il avait eu à manger tout son soûl. Pour ça qu’il était si gros, tu me comprends… »

— « Alors, — disait Irrubeta, — le voilà qui t’empoigne mon espion, — là, par ces tresses d’herbes, avec lesquelles ils s’attachent leurs cheveux, dans ce sale pays, tu sais, — et il le fait mettre à genoux sur le sable, et il commence avec son coupe-choux à lui tailler derrière dans la nuque… Mais c’est qu’il n’en voulait plus, l’autre, à présent que c’était commencé… oh ! ce qu’il criait, mes fils !… Et l’amazone remuait ses dents — comme ça, tiens ! — sans doute pour dire qu’elle était contente… Eh bien ! vous me croirez si vous voulez, mais il n’a pas pu en venir à bout, avec son sabre d’ordonnance, tant il était mal affûté ! Et, pour finir, il a été obligé de sortir de sa poche un petit couteau de six sous, que je lui avais donné en cadeau, moi, dans les temps, chez la mère Virginie, au bazar de Gorée. »

Tandis qu’ils s’égayaient, les écouteurs, à cette manière de s’y prendre pour finir de couper un cou, leurs voisins les Bretons demeuraient obscurément songeurs, à l’idée de cette épave et de ce bouc noir… Et Jean qui, sur la fin des deux récits, avait tendu l’oreille à droite et à gauche, souriait de ces enfantillages barbares ; la chanson joyeuse du « Vieux Neptune » lui communiquait d’ailleurs son irrésistible légèreté gaie. Jamais encore il n’avait été si complètement matelot que ce soir. Ses préoccupations d’avenir, chaque jour plus effacées, allaient s’évanouissant tout à fait dans le bien-être de son corps reposé. Il était tout entier au charme physique de vivre et de respirer, par un si beau soir, de se sentir des muscles souples et forts sous des vêtements libres.

Il acheva de s’étendre, de son long, sur ces planches bien propres qui étaient son lit le plus habituel, appuyant sa tête sur un voisin quelconque, ainsi que le permet l’usage, pour plus mollement dormir.

C’était l’heure enchanteresse entre toutes, sur les mers où souffle l’Alisé suave.

Un instant, il perçut encore les grands éventails pâles de la voilure, balancés sur le bleu profond du ciel de nuit. Ensuite, il distingua seulement les claires constellations australes, qui là-haut, entre toutes ces toiles devenues plus nuageuses, semblaient jouer à un lent et monotone cache-cache, disparaissant à intervalles réguliers, pour aussitôt reparaître, — et pour se voiler encore, et toujours recommencer, au gré du roulis tranquille… Enfin, il ne les vit plus et, par degrés, perdit conscience de toutes choses dans l’anéantissement du sommeil, réparateur des saines fatigues…

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