Matelot (Loti)/25

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Matelot (1892)
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 113-117).
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XXV


Le mois de mai suivant le trouva à Québec, où son navire faisait une longue halte imprévue, pour des avaries. Dans un faubourg de la ville, dans une petite rue qui déjà lui était familière, on le voyait chaque soir sortir d’une maison, en compagnie d’une blonde fille de dix-huit ans qui était sa propre fiancée ; l’allure libre, la longue chevelure d’or éparse en crinière, la mise presque élégante, elle allait seule avec lui, par des sentiers d’herbe toute neuve, errer jusqu’à la nuit close.

Cela s’était fait très vite, ces fiançailles, comme un jeu. Certain jour, un Français à barbe grise, — bonhomme à moitié riche, descendant des anciens colons du Canada, — qui visitait la Résolue, s’était arrêté pour contempler Jean à la manœuvre et, à brûle-pourpoint, lui avait dit :

« Venez chez moi, j’ai trois filles, vous choisirez celle que vous voudrez, pour vous marier avec elle. » — Et il s’était laissé emmener dans cette famille.

À la vérité, il n’avait jamais déclaré son choix officiel entre les trois sœurs ; mais c’était celle-là, évidemment, Marie, sa préférée, et, comme des promis, ils sortaient ensemble sans qu’on y trouvât rien à redire. Sur ce bateau en réparation, il était libre la plupart des soirées ; il pouvait donc, à son gré, aller chercher Marie, dans cette maison où presque jamais n’intervenaient les parents et où les deux autres jeunes filles l’accueillaient déjà comme des sœurs.

Il ne trouvait pas tout cela très vraisemblable, — pas plus d’ailleurs que ce printemps qui, pour lui, n’en était pas un, et il souriait de voir Marie, par ces longs crépuscules froids, prendre des robes blanches et mettre un chapeau de paille sur son admirable crinière blonde… Ces fiançailles rapides, ces incertaines soirées de Mai, lui paraissaient également instables, prêtes à changer et à passer, comme toutes les choses de sa vie.

Étonné au début, et un peu amusé aussi, retenu ensuite par la crainte de faire de la peine à ces nouveaux amis, qui étaient des êtres excentriques, mais en somme bons et charmants, il laissait couler les jours sans se dédire, — et la jolie taille de Marie, ses fraîches joues roses, de plus en plus lui plaisaient.

— « Laissez partir la corvette, — disait le père, — restez avec nous ; votre mère, après, nous la ferons venir. Voyez-vous, je tenais à prendre pour gendre un Français, actif, et surtout brun, — parce que mes filles sont trop blondes et que ma femme a eu deux sœurs albinos… Vous me comprenez, à présent. »

Ensuite il lui contait ses plans d’exploitation, lui expliquait le métier remuant et de plein air qu’il avait l’espoir de lui léguer en l’adoptant pour fils.........................

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Cependant, le jour de l’appareillage, Jean resta à bord… Déserter, renoncer pour jamais à revoir la France, la vieille maison d’Antibes et le jardin du Carigou autant tout de suite lui demander de mourir !… Et puis cette Amérique allait si peu à son âme de poète et d’oriental, attachée aux ruines, à l’immobilité, au passé mort…

Pourtant son cœur se serrait un peu, tandis qu’on levait l’ancre gaiement. Il regrettait cette Marie, cette chevelure blonde que le vent lui avait tant de fois jetée au visage ; peut-être regrettait-il surtout ces parcelles de durée, de vie et d’amour, qu’il avait laissées, pendant les promenades du soir, aux herbes de ces chemins…

Il partit, se disant qu’il écrirait bientôt, qu’il reviendrait sûrement, qu’il l’épouserait peut-être… Mais il était ainsi fait, que tout ce qui n’était pas sa mère ou ses souvenirs d’enfance provençale, prenait difficilement sur lui, glissait pour ainsi dire, ne traversait pas son enveloppe d’insouciance.

… Et, comme des promis, ils sortaient ensemble…