Matelot (Loti)/28

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Matelot (1892)
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 127-132).
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XXVIII


Une fatalité de décisions mal prises, d’espérances irréalisées, de projets manqués, continuait de poursuivre la vie de Jean. Il ne partit pas pour ce tour du monde ; l’équipage du Navarin fut complété sans lui. D’autres marins de son grade, sur lesquels on n’avait pas compté, étaient rentrés de la mer et, d’après certaines règles fixes, avaient pris place les premiers sur la liste d’embarquement, où l’on ne cède guère son tour.

Il passa l’hiver à Brest, auprès de sa mère.

Un peu plus d’aisance encore leur était venue, sa solde de quartier-maître aidant. Il dépensait le moins possible pour lui-même et, le dimanche, sa mère avait pu reprendre à peu de chose près sa mise d’autrefois pour sortir avec lui.

Il amenait chez lui quelques amis à col bleu, — non pas, bien entendu, de ces braves enfants de la côte dont il faisait si volontiers sa compagnie, mais des fils de famille égarés dans la Flotte, qui, par exception comme lui, étaient des déclassés honnêtes et gentils. Il en invitait même à dîner, dans la petite salle à manger mieux montée, où les beaux vases apportés d’Antibes se garnissaient de fleurs pour la première fois depuis la fuite en exil, et, pendant ces repas, il s’inquiétait que les choses eussent bonne façon, et que sa mère surtout y parût comme une dame. Il s’excusait du très modeste service, et volontiers mettait la conversation sur le cher passé, — comme les gens ayant eu des malheurs, — parlait de la maison d’Antibes, de l’argenterie vendue, s’exagérant bien un peu à lui-même ce confort de jadis.

Son préféré était un garçon frêle et timide, nommé Morel, fils d’un pasteur protestant du centre de la France, attiré là par des voyages rêvés et par la mer inconnue ; marin pitoyable du reste, et qui en avait conscience, continuel souffre-douleur des terribles sergents d’armes.

Après l’avoir d’abord pris simplement sous sa protection par pitié, Jean s’était attaché à lui. Et lui, avait eu bientôt un étonnement complet en trouvant chez ce protecteur, si matelot, des raffinements extrêmes, — et des conceptions de passé, d’Orient, de lumière et de mort, plus immenses et plus mystérieuses que les siennes propres… Ils s’étaient tout de suite charmés mutuellement, par beaucoup de points communs et par d’excessifs contrastes, ces deux êtres, appelés à être envoyés d’un moment à l’autre aux deux bouts opposés du monde et à ne jamais se revoir.

Ce Morel avait, dans la même Grand’rue qu’habitait Jean, une petite chambre de matelot à dix francs par mois, où il entassait des livres, sa seule possession terrestre, et où il se retirait pour lire. Dans cette bibliothèque, d’un choix déjà très exclusif, Jean furetait assez dédaigneusement, n’en admettant que la quintessence, — et Morel s’amusait de voir son ami, si peu lettré, ouvrir tel ou tel volume, en parcourir deux pages, et dire sans appel : « Non, pas ça… — Mais pourquoi ? demandait en riant le pâle garçon, très érudit — Eh bien, que veux-tu que je t’explique, moi… Ça ne me dit rien, voilà tout. » — Et chaque fois il avait raison ; l’ouvrage, même très habile, manquait d’âme, ou n’en avait qu’une trop petite. Très peu de livres, du reste, étaient au niveau et dans la région spéciale de son grand rêve, inexprimé, imprécis, auquel il eût été si incapable de donner une forme quelconque. Les romans de mœurs du jour, même les plus excellents, ne l’intéressaient guère, parce que sa simplicité ignorait les complications de la vie contemporaine ; elle planait au-dessus, quand elle ne s’amusait pas à des enfantillages à côté. Ainsi, il relisait volontiers trois fois de suite un chapitre de l’Apocalypse, ou la « Tentation de Saint-Antoine » de Flaubert, ou quelque sombre vision antédiluvienne de Rosny ; mais il lui fallait de telles choses — ou alors, pour s’en reposer, des drôleries stupéfiantes et suprêmes de Chat-Noir.

En somme, la rencontre de ce Morel aurait eu sur lui une influence inattendue, aurait augmenté et affiné sa faculté de concevoir et de souffrir, — car jamais il n’avait tant lu qu’avec lui, pendant ces veillées d’hiver.

De temps à autre, il lui arrivait tout de même de délaisser l’honnête coin de feu des lectures, pour des équipées de femmes. Ces soirs-là, il tenait presque autant à se cacher du sérieux Morel, qui le croyait chez sa mère, que de sa mère, qui le croyait à la caserne ; alors il tâchait de s’en tirer par des mensonges d’écolier, des ruses de Peau-Rouge, qui parfois lui réussissaient.