Matelot (Loti)/27

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Matelot (1892)
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 122-127).
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XXVII


Ce même été, un beau soir d’août, Jean et sa mère étaient à leur fenêtre, accoudés au large appui de granit, sur le coussin rouge.

Entre eux deux, un grand orage venait de passer, un long et cruel désaccord, — le seul, il est vrai, depuis leurs mauvais jours lointains.

Mais à présent, c’était apaisé, pardonné, — et ils se retrouvaient.

Voici : son temps obligatoire de matelot étant près de finir, sa mère aurait voulu qu’il fit la seule chose raisonnable ; qu’il restât là, à Brest, pour suivre des cours d’hydrographie ; en travaillant bien, croyait-elle, il aurait pu être reçu l’année suivante et entrer comme officier dans quelque grande compagnie de paquebots, — du côté de la Méditerranée, peut-être, — et alors tout l’avenir s’éclairerait…

Mais Jean qui, pendant sa campagne, n’avait pas ouvert un livre de mathématiques, ne s’était occupé que de la partie vivante du métier marin, sentait aujourd’hui dans sa tête l’algèbre et la trigonométrie à l’état d’écheveaux mêlés, indébrouillables, et s’imaginait avec une enfantine frayeur qu’il aurait toutes les peines du monde à remettre au point voulu ces abstractions-là. D’économies, il n’en avait pas fait non plus pendant tous ces séjours dans des ports d’Amérique ; donc, il faudrait que l’aiguille de la brodeuse d’or fût constamment à l’ouvrage, et lui, un peu mécontent de lui-même, ne pouvait se faire à cette idée de vivre, à vingt et un ans, du travail de sa mère.

Difficile à conduire toujours, malgré son bon cœur d’enfant, il était déjà obstiné et sombre, avec les yeux changés, avec la voix brève des mauvais jours, quand sa mère lui avait fait un reproche maladroit comme jadis, un de ces reproches de tendresse mal entendue qui, pour un temps, ferment le cœur.

Alors il s’était buté, avec un entêtement silencieux, ayant en lui-même un autre projet, très facile et très tentant, qui le délivrerait de tout : se rengager dans la Flotte !… D’ailleurs cette vie le tenait encore, par son charme inexpliqué, que tant de jeunes hommes subissent.

Et c’était fait depuis la veille, signé, définitif ; il avait, sans rien dire, contracté un nouveau pacte avec le col bleu, pour cinq années !

À son réveil ce matin, il s’était tout de même senti angoissé, envahi comme d’un pressentiment de mort, en présence de cet acte irréparable. Pendant le déjeuner silencieux, il l’avait annoncé à sa mère, comme incidemment, en quelques mots secs et détachés. Elle, qui s’en était presque doutée, l’avait regardé, sans une réponse, sans une exclamation d’étonnement, avec des yeux de douleur tout de suite inondés de larmes ; alors vaincu à son tour, il l’avait prise dans ses bras, et tout avait été fini. Ils étaient restés ensemble, dans une longue étreinte de tendresse et de pardon, les deux abandonnés, que ce nouvel aspect de l’avenir accablait d’abord davantage. — « Mais comment, comment voulais-tu que je fasse sans cela, » — lui disait-il, sur un ton de bon reproche bien doux, — et il la persuadait presque. Comme il était tout pour elle, la joie de l’avoir une fois de plus retrouvé, lui faisait admettre à présent ses raisonnements quelconques, sans plus de discussion ni de contrôle.

Pendant l’après-midi, ils avaient refait ensemble leurs projets sur ces bases nouvelles, discutant ensemble les meilleurs moyens de tirer parti de la situation ainsi changée :

Il allait partir au plus vite pour une campagne. Il était justement dans les premiers sur la liste de départ. Un officier, connu à bord de la Résolue, lui avait promis de le faire embarquer dans la quinzaine sur le Navarin pour un tour du monde de dix mois. Il travaillerait pendant cette longue traversée sans distraction, au large de toutes les terres habitées. Il reviendrait avec des économies, maintenant qu’il était quartier-maître. Il pourrait alors, comme matelot, suivre les cours, — tant d’autres le font, — et, une fois reçu, il serait congédié de droit, et ses cinq années se trouveraient réduites à deux.

Tout à fait d’accord, apaisés, résolus, ils regardaient par leur fenêtre le soir d’été finir. Ils réfléchissaient en silence, promenant les yeux dans ce cadre borné et triste, qui était par hasard devenu le leur et où, par degrés, s’obscurcissaient les choses : le petit jardin en terrasse au-dessous d’eux, les granits des murs, les ardoises des toits, les hautes cheminées, très nettes sur le ciel jaune. Pour eux, les lendemains remplis d’incertitudes dépendaient entièrement de leur force de volonté et de travail ; mais ils avaient confiance et surtout ils se sentaient unis à présent plus que jamais, après cette crise mauvaise dont ils avaient tous deux souffert — et qui lui avait fait presque entrevoir, à elle, la déception suprême, le vide affreux de douter de lui.