Matelot (Loti)/32

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Matelot (1892)
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 149-152).
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XXXII


Deux jours après. Par un tout petit garçon, dont l’aspect ne pouvait inspirer de méfiance, il lui avait fait remettre ce billet, le soir, dans la rue, comme elle sortait de son atelier de couturière :

« Mademoiselle Madeleine, quelqu’un, que vous avez déjà vu trois fois et qui s’appelle Jean, vous rencontrera tout à l’heure au même endroit qu’hier au soir. Il vous demande en grâce de le laisser vous parler, rien qu’un instant, si personne ne passe. — Jean. »

Et il attendait, au crépuscule, dans une vieille rue blanche, solitaire, plantée de tilleuls et bordée surtout de murs de jardin, par où elle avait l’habitude de regagner son logis… Pour lui, accoutumé à de faciles succès, dans le monde des petites filles qui rentrent seules aux tombées des nuits, une telle lettre était vraiment un surcroît inusité de cérémonial. Mais aussi, cette Madeleine ressemblait si peu aux autres, — si peu qu’il ne savait même pas ce qu’il allait lui demander et lui dire. Et il faisait les cent pas, ou bien s’appuyait adossé aux troncs des tilleuls, impatient de son arrivée, tout en ayant presque une frayeur de la voir tout à coup déboucher au tournant de la rue prochaine.

Elle, avant d’avoir déplié ce billet, — le premier qu’on eût jamais osé lui écrire, — avait tout de suite, d’instinct, compris que c’était de lui. Petite créature à part, pensive et fière, élevée dans un milieu d’austérité protestante, hautement dédaigneuse jusqu’à ce jour pour celles que des galants reconduisaient, voici qu’elle n’éprouvait ni irritation ni étonnement en présence d’une hardiesse si nouvelle — parce que cette hardiesse était de lui. Dans son imagination, la beauté et les yeux de Jean avaient, en ces trois jours, pris une place souveraine. Elle n’éprouvait que du trouble, — mais un trouble ignoré jusque-là, un vertige qui faisait danser, tourner, devant ses yeux, maisons et passants, — d’autant plus que l’insolent billet charmeur lui avait été remis tout près du lieu de rendez-vous, trop tard pour réfléchir, pour changer de route, pour prendre un parti quelconque… Et, en continuant machinalement son chemin habituel, la tête bruissante et les genoux près de fléchir, bientôt elle arrivait, comme si on l’y eût portée, au coin de rue indiqué, — et tournait dans l’allée déserte, entre les murs de jardin, — et l’apercevait, lui, devant elle, à dix pas, s’avançant à sa rencontre…

C’est une chose délicieuse ou décevante que d’entendre pour la première fois le son tout à fait inconnu d’une voix de femme, alors que déjà on aime le regard et le visage. Et quand, avant qu’il eût rien dit, elle parla, Jean écouta avec ravissement cette voix de Madeleine, lente et sérieuse, prise dans des notes basses, très grave et très jeune, comme celle des enfants grandissants qui hésitent encore entre différentes tonalités de langage :

— « Oh ! monsieur… non !… Dans la rue… et en matelot comme vous êtes là, est-ce que c’est possible !…

— « En matelot !… Ah ! oui, c’est vrai, je n’y avais pas songé. Mais si je revenais en civil demain, vous me parleriez ?… Bien sur ?… Pour demain, me promettriez-vous ?…

— « … Eh bien, oui ! — répondit-elle, en levant ses yeux roux ombrés et les plongeant dans les yeux bleus, aux sourcils de velours noir, qui lui souriaient, tout joyeux d’espérance, tout enfantins dans cette figure mâle, avec une nuance d’effronterie douce et de protection de grand seigneur.

— « Entendu, alors, — reprit Jean gaiement Bonsoir, mademoiselle Madeleine. » — Il lui ôta son bonnet, s’inclinant un peu, avec une grâce bien jolie, — et s’en alla, souple, rapide, brûlant le pavé avec une envie de sauter et de courir, allégé de toute l’anxiété de cette première entrevue et de toute la crainte d’être repoussé par cette petite sérieuse. Il l’aimait à présent dix fois plus, et pensait avec ivresse à ce demain qui lui était promis…