Matelot (Loti)/33

La bibliothèque libre.
Matelot (1892)
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 153-154).
◄  XXXII
XXXIV  ►


XXXIII


— « Mon père ?… Il était adjudant de marine. Mais il est retraité à présent… » — répondait, un autre soir, sous les mêmes tilleuls solitaires, la même jeune voix grave.

— « Et votre maman, — vous avez aussi votre maman ? » (Il lui parlait toujours comme à un enfant, mais avec un respect absolu, sans un mot amoureux.)

— « Oh ! oui ! — et puis ma tante Mélanie qui habite avec nous… Le soir où nous revenions de la gare, elle était derrière moi, avec un chapeau gris, vous ne vous rappelez pas ? »

Après une minute de silence, elle reprit, anxieuse, intimidée, abaissant ses yeux froncés et s’appliquant, comme à une tâche utile, à frapper l’un après l’autre, de la pointe de son pied, chacun de ces pavés entourés d’herbe triste :

— « J’avais bien vu tout de suite, allez, que vous n’étiez pas un matelot comme les autres, monsieur Jean…

— « Mon Dieu, en effet… peut-être que non… Pourtant je ne vaux pas mieux pour ça, je vous assure… » Laissant planer un mystère autour de lui-même, il éludait ainsi chaque fois, par une phrase d’insouciance ou de bravade, tout ce qui semblait une question sur sa vie première. Alors, elle imaginait des choses de roman, quelque enfant prodigue, quelque fils de grande famille obligé au silence…