Matelot (Loti)/46

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Matelot (1892)
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 199-203).
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XLVI


… Le vent de la mer d’abord lui avait fait du bien et l’espoir lui était entièrement revenu. Tant qu’on fut dans les alisés de l’hémisphère nord, il put se tenir à demeure sur le pont, assis à l’ombre, respirant la bonne brise, s’intéressant à la manœuvre et causant avec des amis.

Mais on arriva bientôt dans les calmes lourds, dans les humidités molles et les grandes pluies de l’Équateur. Alors, malgré les soins d’à présent, un affaiblissement subit l’obligea de rester couché, en bas, dans l’infirmerie.

Il eut d’abord ces stupeurs incrédules des très jeunes, des très vigoureux, qui hésitent toujours à admettre comme possibles pour eux-mêmes la maladie et l’épuisement mortels. Là-bas, sur la Gyptis, il lui avait si bien semblé qu’une fois sorti de l’étuve chinoise, il suffirait d’un peu d’air marin et de la joie du retour pour le guérir… Mais non, rien n’y faisait plus… Est-ce que vraiment il se serait mis en route un peu tard !…

Mon Dieu ! et cette lenteur dans la marche, ces immobilités presque constantes ! — Elle ne soufflerait donc pas, la brise !… on ne les allumerait donc pas, les feux de la machine !…

Et, pour la première fois, un jour, au réveil particulièrement lucide et angoissant d’un sommeil de midi, l’irrémédiable lui apparut ; au sortir de ce sommeil, il reprit conscience de lui-même dans une secousse d’épouvante, comme devant un gouffre vide, un néant immense où il se serait senti près de tomber…

Souvent, auprès de son lit, ses amis de l’ancienne Résolue venaient s’asseoir ;

… Et commença de monter, en se traînant dans les échelles…
Le Marec surtout et Joal lui consacraient leurs heures de repos.

Il les aimait bien, il les remerciait, il se laissait parfois distraire par eux, et il trouvait à leurs vêtements de toile la bonne senteur du plein air d’en haut… Mais comme elles comptaient pour peu de chose, à l’approche de la grande fin, ces affections-là !… Oh ! non, c’était sa mère qui résumait tout et qui était tout ; sa mère, qu’il appelait du fond de l’âme, et après qui il languissait affreusement…

Et toujours pas de brise !… Toujours le calme inerte, toujours l’accablante buée chaude où s’en allaient, s’en allaient ses forces, comme dans un bain maure trop prolongé. À côté de lui, d’autres malades déclinaient aussi, petits soldats de vingt ans, rongés de dysenterie, aux figures terreuses et aux corps de squelettes…

Indéfiniment se prolongeait pour eux ce supplice imprévu, d’être bercés sur place, de ne pas avancer.