Mathématiques et mathématiciens/Chp 1 - Section : Géométrie et Analyse

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Librairie Nony & Cie (p. 33-44).


GÉOMÉTRIE ET ANALYSE



On a dit que la géométrie était l’art de raisonner juste sur des figures fausses. Une figure grossière n’est tracée que pour soutenir l’attention et on raisonne en réalité sur la figure idéale et parfaite.

Celui-là est indigne du nom d’homme, a dit Platon, qui ignore que la diagonale du carré est incommensurable avec son côté.

L’algèbre n’est qu’une géométrie écrite, la géométrie n’est qu’une algèbre figurée.

Sophie Germain.

L’Algèbre emploie des signes abstraits, elle représente les grandeurs absolues par des caractères qui n’ont aucune valeur par eux-mêmes, et qui laissent à ces grandeurs toute l’indétermination possible ; par suite elle opère et raisonne forcément sur les signes de non-existence comme sur des quantités toujours absolues, toujours réelles : a et b par exemple, représentant deux quantités quelconques, il est impossible, dans le cours des calculs, de se rappeler et de reconnaître quel est l’ordre de leurs grandeurs numériques ; l’on est, malgré soi, entraîné à raisonner sur les expressions , , etc., comme si c’étaient des quantités toujours absolues et réelles. Le résultat doit donc lui-même participer de cette généralité, et s’étendre à tous les cas possibles, à toutes les valeurs des lettres qui y entrent ; de là aussi ces formes extraordinaires, ces êtres de raison, qui semblent l’apanage exclusif de l’Algèbre.

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Dans la Géométrie ordinaire, qu’on nomme souvent la synthèse, les principes sont tout autres, la marche est plus timide ou plus sévère ; la figure est décrite, jamais on ne la perd de vue, toujours on raisonne sur des grandeurs, des formes réelles et existantes, et jamais on ne tire de conséquences qui ne puissent se peindre, à l’imagination ou à la vue, par des objets sensibles ; on s’arrête dès que ces objets cessent d’avoir une existence positive et absolue, une existence physique. La rigueur est même poussée jusqu’au point de ne pas admettre les conséquences d’un raisonnement établi dans une certaine disposition générale des objets d’une figure, pour une autre disposition également générale de ces objets, et qui aurait toute l’analogie possible avec la première ; en un mot, dans cette Géométrie restreinte, on est forcé de reprendre toutes la série des raisonnements primitifs, dès l’instant où une ligne, un point ont passé de la droite à la gauche d’un autre, etc.

Poncelet.

Le célèbre auteur du Traité des propriétés projectives des figures montre ensuite comment les modernes se sont efforcés de donner à la Géométrie la généralité de l’Algèbre.

L’exactitude de toute relation entre des grandeurs concrètes quelconques est indépendante de la valeur des unités auxquelles on les rapporte pour les exprimer en nombres. Par exemple, la relation qui existe entre les trois côtés d’un triangle rectangle a lieu, soit qu’on les évalue en mètres, ou en lignes, ou en pouces, etc.

Il suit de cette considération générale, que toute opération qui exprime la loi analytique d’un phénomène quelconque doit jouir de cette propriété de n’être nullement altérée, quand on fait subir simultanément à toutes les quantités qui s’y trouvent le changement qu’éprouveraient leurs unités respectives. Or, ce changement consiste évidemment en ce que toutes les quantités de même espèce deviendraient à la fois m fois plus petites, si l’unité qui leur correspond devenait m fois plus grande, ou réciproquement. Ainsi, toute équation qui représente une relation concrète quelconque, doit offrir ce caractère de demeurer la même quand on y rend m fois plus grandes toutes les quantités qu’elle contient, et qui expriment les grandeurs entre lesquelles existe la relation, en exceptant toutefois les nombres qui désignent les rapports mutuels de ces grandeurs, lesquels restent invariables dans le changement des unités. C’est dans cette propriété que consiste la loi de l’homogénéité, suivant son acception la plus étendue.

Auguste Comte.

C’est une simplification intéressante que de résoudre par le second livre de Géométrie un problème, placé ordinairement dans le troisième. Citons, par exemple, la circonférence, passant par deux points et tangente à une droite. Nous voyons ainsi que l’ordre logique des propositions n’est pas aussi fixé qu’on l’admet généralement.

L’Algèbre plane pour ainsi dire également sur l’Arithmétique et sur la Géométrie : son objet n’est pas de trouver les valeurs mêmes des quantités cherchées, mais le système d’opérations à faire sur les quantités données pour en déduire les valeurs des quantités que l’on cherche. Le tableau de ces opérations, représentées par les caractères algébriques, est ce que l’on nomme en Algèbre une formule.

Lagrange.

« L’Algèbre est généreuse, a dit d’Alembert, elle donne souvent plus qu’on ne lui demande. » On interprète alors les solutions dites étrangères et qui sont celles du problème élargi, généralisé. Le calcul ne tient nul compte de nos restrictions.

Les extensions successives que l’on fait subir aux opérations et aux définitions mathématiques doivent être soumises au principe de la permanence des règles de calcul.

Hankel.

Les formules sont un secours admirable pour l’esprit, elles le dispensent de toute attention pénible, il n’a qu’à les suivre : elles ne le dirigent pas seulement, elles le portent. Il n’a besoin que de l’attention nécessaire pour ne pas manquer à la formule et à ses règles et cette attention est presque matérielle : elle est des yeux plutôt que de l’esprit. Les formules, en un mot, sont des espèces de machines avec lesquelles on opère presque machinalement.

Condorcet.

Il faut pouvoir, au besoin, raisonner directement chaque cas particulier.

On dit que l’analyse mathématique est un instrument. Cette comparaison peut être admise, pourvu qu’on admette que cet instrument, comme le Protée de la fable, doit sans cesse changer de forme…

Arago.

L’emploi du calcul est comparable à celui d’un instrument dont on connaît exactement la précision.

J. Fourier.

Dans les opérations on peut distinguer le signe indiquant l’opération, le nombre, c’est-à-dire le sujet sur lequel on opère, et le résultat obtenu. On peut faire abstraction des deux dernières choses, qui paraissent pourtant les plus importantes, et ne raisonner que sur les signes indicateurs. On a alors des théorèmes, de nature philosophique, qui constituent le calcul des opérations.

Exemple : .

Les formules d’algèbre, dans leur étroite enceinte, contiennent toute la courbe dont elles sont la loi.

Taine.

L’Algèbre est une langue bien faite, et c’est la seule. L’analogie, qui n’échappe jamais, conduit insensiblement d’expression en expression… La simplicité du style en fait toute l’élégance.

Condillac.

Parmi les mathématiciens, les uns ont une prédilection exclusive pour les symboles les plus généraux et les plus abstraits et ils évitent les interprétations géométriques, comme imparfaites et limitées ; les autres, au contraire, ne jugent claires, que celles des conceptions analytiques qui sont susceptibles d’une traduction concrète. Il faut avouer que ces derniers se font une idée bien étroite de la science de l’ordre.

L’algèbre est la plus générale des sciences mathématiques, puisqu’elle étudie non pas telle ou telle quantité, mais la quantité.

La géométrie n’est qu’une science mathématique particulière, puisque son objet, l’étendue, n’est qu’une sorte de quantité.

L’algèbre est à la fois un art et une science : une science parce qu’elle se compose d’un ensemble de vérités ; et un art, parce qu’elle fournit un grand nombre de règles infaillibles pour résoudre un grand nombre de difficultés.

Arrivé à ce point, Descartes fut naturellement amené à penser que toute question de géométrie pouvait se ramener à une question d’algèbre, et il conjectura justement qu’à cause du caractère méthodique de l’algèbre une telle substitution serait toujours ou du moins presque toujours avantageuse. Telles furent les vues à la fois très élevées et très simples qui firent concevoir à Descartes le dessein d’appliquer l’algèbre à la géométrie.

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Les sciences mathématiques ne furent plus un assemblage de spéculations isolées ; elles formèrent un corps dans lequel les parties furent dans une dépendance mutuelle et facile à saisir.

T. V. Charpentier.

En géométrie, comme en algèbre, la plupart des idées différentes ne sont que des transformations ; les plus lumineuses et les plus fécondes sont pour nous celles qui font le mieux image et que l’esprit combine avec le plus de facilité dans le discours et dans le calcul.

Le calcul n’est qu’un instrument qui ne produit rien par lui-même, et qui ne rend en quelque sorte que les idées qu’on lui confie. Si nous n’avons que des idées imparfaites, ou si l’esprit ne regarde la question que d’un point de vue borné, ni l’analyse, ni le calcul ne lui apporteront plus de lumière, et ne donneront à nos résultats plus de justesse ou plus d’étendue : au contraire, on peut dire que cet art de réaliser en quelque sorte par le calcul de vagues conceptions n’est propre qu’à rendre l’erreur plus durable, en lui donnant pour ainsi dire une consistance.

Sitôt qu’un auteur ingénieux a su parvenir directement et simplement à quelque vérité nouvelle, n’est-il pas à craindre que le calculateur le plus stérile ne s’empresse d aller la chercher dans ses formules comme pour la découvrir une seconde fois et à sa manière, qu’il dit être la bonne et la véritable ; de sorte qu’on ne s’en croit plus redevable qu’à son analyse, et que l’auteur lui-même, quelquefois peu exercé à ce langage et à ce symbole, sous lesquels on lui dérobe ses idées, ose à peine réclamer ce qui lui appartient et se retire presque confus, comme s’il avait mal inventé ce qu’il a si bien découvert.

Poinsot.

Les ressources puissantes que la Géométrie a acquises depuis une trentaine d’années sont comparables, sous plusieurs rapports, aux méthodes analytiques, avec lesquelles cette science peut rivaliser désormais, sans désavantage, dans un ordre très étendu de questions…

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… Hâtons-nous de dire, cependant, pour éviter toute interprétation inexacte de notre but et de notre sentiment sur les deux méthodes qui se partagent le domaine des sciences mathématiques, que notre admiration pour l’instrument analytique, si puissant de nos jours, est sans bornes, et que nous n’entendons pas lui mettre en parallèle sur tous les points, la méthode géométrique. Mais, convaincu qu’on ne saurait avoir trop de moyens d’investigation dans la recherche des vérités mathématiques, qui toutes peuvent devenir également faciles et intuitives quand on a trouvé et suivi la voie étroite qui leur est propre et naturelle, nous avons pensé qu’il ne pouvait être qu’utile de montrer… que les doctrines de la pure Géométrie offrent souvent, et dans une foule de questions, cette voie simple et nouvelle qui, pénétrant jusqu’à l’origine des vérités, met à nu la chaîne mystérieuse qui les unit entre elles et les fait connaître individuellement de la manière la plus lumineuse et la plus complète.

Cette troisième branche de la Géométrie, qui constitue aujourd’hui ce que nous appelons la Géométrie récente, est exempte de calculs algébriques, quoiqu’elle fasse un aussi heureux usage des relations numériques des figures que de leurs relations de situation ; mais elle déconsidère que des rapports de distance rectiligne, d’un certain genre, qui n’exigent ni les symboles, ni les opérations de l’Algèbre. Cette Géométrie est la continuation de l’Analyse géométrique des Anciens, sur laquelle elle offre d’immenses avantages par la généralité, l’uniformité et l’abstraction de ses méthodes.

La méthode par le calcul a le merveilleux privilège de négliger les propositions intermédiaires dont la méthode géométrique a toujours besoin, et qu’il faut créer quand la question est nouvelle. Mais cet avantage si beau et si précieux de l’Analyse a son côté faible, comme toutes les conceptions humaines : c’est que cette marche pénétrante et rapide n’éclaire pas toujours suffisamment l’esprit ; elle laisse ignorer les vérités intermédiaires qui rattachent le point de départ à la vérité trouvée, et qui doivent former avec l’un et l’autre, un ensemble complet et une véritable théorie. Car, est-ce assez dans l’étude philosophique et approfondie d’une science, de savoir qu’une chose est vraie, si l’on ignore comment et pourquoi elle l’est, et quelle place elle occupe dans l’ordre des vérités auquel elle appartient ?

Chasles.

Il est certain que l’analyse de situation est une chose qui manque à l’algèbre ordinaire : c’est ce défaut qui fait qu’un problème paraît souvent avoir plus de solutions qu’il n’en doit avoir dans les circonstances où on le considère. Il est vrai que cette abondance de l’algèbre, qui donne ce qu’on ne lui demande pas, est admirable à plusieurs égards ; mais aussi elle fait souvent qu’un problème qui n’a réellement qu’une solution, en prenant son énoncé à la rigueur, se trouve renfermé dans une équation de plusieurs dimensions et, par là, ne peut en quelque manière être résolu. Il serait fort à souhaiter que l’on trouvât moyen de faire entrer la situation dans le calcul des problèmes.

d’Alembert.

La géométrie et l’algèbre ont entre elles des relations nécessaires sur lesquelles il importe d’être fixé.

Faut-il ériger en principe les vues de Pythagore sur les nombres, puis essayer d’y rattacher les vues géométriques ?

Faut-il, au contraire, suivre la voie tracée par Descartes et déduire les éléments de l’algèbre des premières données de la géométrie pure ?

De ces deux méthodes, la seconde semble être la plus rationnelle.

En effet, si peu qu’elle interroge l’expérience, la Géométrie n’en est pas moins une science d’observation. Elle considère les corps, leurs parois, leurs arêtes afin d’en abstraire les solides, les surfaces et les lignes ; puis elle commence par étudier ces figures et finit par les mesurer pour en faciliter la comparaison. Descartes est donc autorisé par là même à fonder l’Algèbre sur la considération des droites et des opérations qu’elles comportent. Mais, ce qui fait surtout le mérite de sa méthode, c’est qu’elle se guide uniquement sur les allures de la grandeur continue pour en conclure toutes les propriétés du nombre et les lois qui le régissent ; tandis qu’en suivant la loi contraire, on est bien vite réduit à ne raisonner que sur de purs symboles.

Mouchot.