Mathématiques et mathématiciens/Chp 1 - Section : Objet et caractère des mathématiques
Les généralités qui suivent se rapportent aux principes, aux méthodes, à la classification, à l’enseignement et à l’histoire des Mathématiques. Nous les avons puisées à bonne source, dans les savants et les penseurs anciens et modernes.
OBJET ET CARACTÈRE DES MATHÉMATIQUES
De quoi s’occupent les mathématiques, si ce n’est de la proportion et de l’ordre ?
Je me demandai d’abord ce que tout le monde entendait précisément par ce mot (mathématiques), et pourquoi on regardait comme faisant partie des mathématiques, non seulement l’arithmétique et la géométrie, mais encore l’astronomie, la musique, l’optique, la mécanique et plusieurs autres sciences.
Il n’est personne, pour peu qu’il ait touché seulement le seuil des écoles, qui ne distingue facilement, parmi les objets qui se présentent à lui, ceux qui se rattachent aux mathématiques, et ceux qui appartiennent aux autres sciences. En réfléchissant à cela, je découvris enfin qu’on ne devrait rapporter aux mathématiques que toutes les choses dans lesquelles on examine l’ordre ou la mesure, et qu’il importe peu que ce soit dans les nombres, les figures, les astres, les sons ou dans tout autre objet qu’on cherche cette mesure.
Les spéculations mathématiques ont pour caractère commun et essentiel de se rattacher à deux idées ou catégories fondamentales : l’idée d’ordre sous laquelle il est permis de ranger… les idées de situation, de configuration, de forme et de combinaison ; et l’idée de grandeur qui implique celles de quantité, de proportion et de mesure.
La validité de l’analyse algébrique dépend, non de l’interprétation des symboles employés, mais uniquement des lois de leurs combinaisons… La mathématique abstraite et générale n’a pas seulement pour objet des notions de quantités numériques, géométriques ou mécaniques : elle traite des opérations en elles-mêmes, indépendamment des matières diverses auxquelles elles peuvent être appliquées.
Nous sommes donc parvenus maintenant à définir avec exactitude la science mathématique, en lui assignant pour but la mesure indirecte des grandeurs et ne disant qu’on s’y propose constamment de déterminer les grandeurs les unes par les autres, d’après les relations précises qui existent entre elles. Cet énoncé, au lieu de donner l’idée d’un art, caractérise immédiatement une véritable science, et la montre sur-le-champ composée d’un immense enchaînement d’opérations intellectuelles qui pourront évidemment devenir très compliquées, à raison de la suite d’intermédiaires qu’il faudra établir entre les quantités inconnues et celles qui comportent une mesure directe… D’après cette définition, l’esprit mathématique consiste à regarder toujours comme liées entre elles, toutes les quantités que peut présenter un phénomène quelconque, dans la vue de les déduire les unes des autres.
À propos de cette citation, Hoppe, de Berlin, fait remarquer qu’il s’agit aussi en Mathématiques de l’équivalence des opérations.
La définition la plus généralement reçue des mathématiques est celle-ci : les mathématiques sont la science des grandeurs. Cette définition est vraie au fond, mais elle est superficielle et demande explication.
De quelles grandeurs s’agit-il en mathématiques ? Est-ce de toute grandeur en général ? Non, car alors tout serait objet des mathématiques, puisque tout est grandeur, si du moins on se contente de définir la grandeur comme on le fait d’ordinaire : « ce qui est susceptible d’augmentation ou de diminution ; » car cela s’applique à tout ; une chose peut être plus ou moins belle, une action plus ou moins bonne, un plaisir plus ou moins vif, un homme plus ou moins spirituel ; ce ne sont pas là des grandeurs mathématiques. Pourquoi ? Parce que ce ne sont pas là des grandeurs mesurables. Qu’est-ce qu’une grandeur mesurable et, en général, qu’est-ce que mesurer ? C’est comparer une grandeur quelconque à une grandeur donnée prise pour unité. Mesurer une route, c’est comparer la longueur de la route à une unité de longueur qu’on appelle le mètre, et dire combien de fois elle comprend cette unité. Mais qui pourra dire, par exemple, combien de fois le talent de Catulle est contenu dans le génie d’Homère ?
Il n’y a donc que les grandeurs mesurables qui soient l’objet des mathématiques. De là cette nouvelle définition : c’est la science de la mesure des grandeurs.
Cette définition est plus juste que la précédente ; mais elle est encore superficielle. En effet, mesurer ne semble guère en réalité qu’une opération purement mécanique. Or c’est là l’objet d’un art et non d’une science. L’arpentage n’est pas la géométrie. C’est l’arpenteur qui mesure, c’est le géomètre qui fournit les moyens de mesurer. La mesure n’est donc pas l’objet immédiat de la science. Elle n’en est que l’objet indirect et éloigné. Voyons comment elle peut devenir un objet vraiment scientifique.
La comparaison directe et immédiate d’une grandeur quelconque à l’unité est, la plupart du temps, impossible. Par exemple, si je demande combien il y a d’arbres dans une forêt, je ne puis le savoir qu’en comptant les arbres un à un, ce qui demanderait un temps infini. Il en est de même dans la plupart des cas. Prenons le plus facile : la mesure d’une ligne droite par la superposition d’une de ses parties. Cela suppose : 1o que nous pouvons parcourir la ligne, ce qui exclut les longueurs inaccessibles (par exemple la distance des corps célestes) ; 2o que la ligne ne soit ni trop grande, ni trop petite, qu’elle soit convenablement située : par exemple horizontale, non verticale. Si cela est vrai des lignes droites, cela est vrai à plus forte raison des lignes courbes, des surfaces, des volumes, et à plus forte raison encore des vitesses, des forces, etc. Comment toutes ces quantités peuvent-elles être mesurées ? C’est là le problème qui rend nécessaire les mathématiques.
Les mathématiques, dans leur essence même, ont donc pour objet de ramener les grandeurs non immédiatement mesurables à des grandeurs immédiatement mesurables. C’est par là qu’elles sont une science. En effet, l’intervalle qui sépare une grandeur à mesurer de la grandeur immédiatement mesurable peut être plus ou moins grand. De là une série de réductions, depuis la grandeur la plus éloignée jusqu’à la plus prochaine ; et c’est la réduction de ces grandeurs les unes aux autres qui constitue la science ; soit, par exemple, à mesurer la chute verticale d’un corps pesant. Il y a ici deux quantités distinctes : la hauteur d’où le corps est tombé, et le temps de la chute. Or ces deux quantités sont liées l’une à l’autre ; elles sont, comme on dit en mathématique, fonction l’une de l’autre. D’où il suit que l’on peut mesurer l’une par l’autre ; par exemple dans le cas d’un corps tombant dans un précipice, on mesure la hauteur de la chute par le temps qu’il met à tomber ; en d’autres cas, au contraire, le temps n’étant pas directement observable, sera déduit de la hauteur. Si donc on trouve une loi qui lie ces deux quantités et qui permette de conclure de l’une à l’autre, on aura réduit une grandeur non mesurable directement à une autre qui peut l’être. C’est là un problème mathématique. Autre exemple. Comment mesurer la distance des corps célestes qui sont inaccessibles ? On regardera cette distance comme faisant partie d’un triangle, dont on connaîtra un côté et deux angles. Or, la géométrie nous apprend dans ce cas à découvrir les deux côtés du triangle, et par conséquent nous donne le moyen de construire le triangle dans lequel il suffira de tirer une ligne du sommet à la base pour avoir la distance réelle. Maintenant, la distance étant connue, on peut, du diamètre apparent conclure le diamètre réel, passer de là au volume et même au poids, en y ajoutant d’autres éléments.
Le mathématicien prépare d’avance des moules que le physicien viendra plus tard remplir.
En d’autres termes, l’ordre mathématique inspire la conception de l’ordre physique.
Les mathématiques offrent ce caractère particulier et bien remarquable que tout s’y démontre par le raisonnement seul, sans qu’on ait besoin de faire aucun emprunt à l’expérience, et que néanmoins tous les résultats obtenus sont susceptibles d’être confirmés par l’expérience, dans les limites d’exactitude que l’expérience comporte. Par là, les mathématiques réunissent au caractère de science rationnelle, celui de science positive, dans le sens que la langue moderne donne à ce mot.
Les mathématiques forment pour ainsi dire un pont entre la métaphysique et la physique.
D’après Leibniz, il n’y a de mesure que « là où il y a antérieurement de l’ordre. » On peut dire, par suite, que les mathématiques sont la science de l’ordre.
Quelques-uns ont prétendu que toute la partie des mathématiques qui n’est susceptible d’aucune vérification expérimentale devrait être transportée dans la philosophie. Tels seraient les nombres incommensurables et, à plus forte raison, les nombres négatifs et imaginaires. Mais on est arrivé à interpréter ces symboles d’une façon concrète, et du reste cette limitation si étroite et si arbitraire des mathématiques les restreindrait à presque rien.
Les vérités géométriques sont en quelque sorte l’asymptote des vérités physiques, c’est-à-dire le terme dont celles-ci peuvent indéfiniment approcher, sans jamais y arriver exactement.
Les figures géométriques sont de pures conceptions de l’esprit et cependant la géométrie n’est pas seulement une science spéculative très propre à développer les facultés intellectuelles…… ; mais elle est encore utile par ses nombreuses applications aux arts. Cela tient à ce que les volumes de certains corps, leurs surfaces, les portions communes à deux portions de ces surfaces peuvent être regardés comme étant sensiblement des volumes, des surfaces et des lignes géométriques.
Avec des définitions précises et des axiomes certains, la Mathématique établit des déductions sûres tant que le raisonnement se maintient dans les voies de l’évidence logique. C’est pourquoi la science des grandeurs porte, à l’exclusion de toute autre, le titre glorieux d’« exacte ».
Cela signifie surtout que, moins qu’aucune autre, elle est sujette à l’erreur. La perception a ses méprises, la conception ses lacunes, l’induction ses témérités, l’opinion ses dissidences, l’observation ses mécomptes, l’expérience ses égarements. Seule, la déduction ne trompe point, quand elle suit la loi du raisonnement. La science qu’elle établit progresse avec plus ou moins de lenteur ; mais ses vérités une fois démontrées, sont parfaites, définitives, et ne changent plus.
La théorie des grandeurs est l’unique exemple d’une construction scientifique ne laissant rien à désirer…… À ce titre, elle méritait le nom de « science par excellence » (mathésis) que les Grecs lui avaient donné. Elle est la science type, l’idéal de connaissance certaine proposé pour modèle à toutes les sciences de fait, mais dont celles-ci ne se rapprochent qu’en lui empruntant sa méthode et en subordonnant leurs mensurations à ses lois.
Dire que les mathématiques ne laissent rien à désirer, c’est trop dire. Là aussi, il reste encore des questions à élucider.
Ce qui est acquis dans les sciences de démonstration, dans les mathématiques, par exemple, est absolument parfait ; ce qui est acquis dans les sciences d’observation est indéfiniment perfectible et conséquemment variable, ou du moins conserve ce caractère jusqu’au moment où la démonstration devient possible.
Les mathématiques ont des inventions très subtiles et qui peuvent beaucoup servir, tant à contenter les curieux qu’à faciliter tous les arts et à diminuer le travail des hommes.
Les objets de la Géométrie, disent-ils, n’ont aucune réalité et ne peuvent exister ; des lignes sans largeur, des surfaces sans profondeur, un point mathématique, c’est-à-dire sans longueur, largeur, ni épaisseur, sont des êtres de raison, de pures chimères. Il en est de même des figures dont la Géométrie démontre les propriétés ; il n’y a et il ne saurait y avoir aucun cercle parfait, aucune sphère parfaite : ainsi, concluent-ils, cette science ne s’occupe que d’objets chimériques et impossibles…
… Il importe peu aux géomètres qu’il existe physiquement une sphère parfaite, un plan parfait ; ces figures ne sont que les limites intellectuelles des grandeurs matérielles qu’ils considèrent, et ce qu’ils démontrent à l’égard de ces limites est d’autant plus vrai pour les corps matériels, qu’ils en approchent davantage…
… Mais insistera-t-on peut-être… demandera-t-on si ces corps doués de figures parfaites sont possibles ?…
… Il suffit aux Géomètres que l’idée métaphysique de ces figures soit claire et évidente pour servir de fondement à leurs recherches, et pour que leurs conséquences jouissent de la même évidence et de la même clarté.
Les ennemis de la Géométrie, ceux qui ne la connaissent qu’imparfaitement, regardent les problèmes théoriques, qui en forment la partie la plus difficile, comme des jeux d’esprit qui absorbent un temps et des méditations qu’on pourrait mieux employer ; opinion fausse et très nuisible au progrès des sciences, si elle pouvait s’accréditer. Mais, outre que les propositions spéculatives, d’abord stériles en apparence, finissent souvent par s’appliquer à des objets d’utilité publique, elles subsisteront toujours comme un des moyens les plus propres à développer et à faire connaître toutes les forces de l’intelligence humaine.
La science des grandeurs, considérée dans son ensemble, a une parfaite unité que le mot « Mathématiques » (au pluriel) parait méconnaître, en faisant présumer un groupe de sciences plutôt qu’une science unique…
Il serait préférable, comme l’avait proposé Condorcet, et comme Auguste Comte en donne l’exemple, de dire « la Mathématique », afin de mieux marquer l’unité générale de la science des grandeurs. Il est d’ailleurs à noter que cette réforme nous remet dans le vrai courant de la langue.
Le terme « Mathématique » était usité au XVIIe siècle et se lit trois fois dans une page de la notice sur Pascal, par Mme Périer, sa sœur.
La Mathématique n’est pas seulement une science, mais la science ; et son nom ne signifie que cela ; car pour les Grecs c’était la seule science.
Le matelot qu’une exacte observation de la longitude préserve du naufrage, doit la vie à une théorie conçue, deux mille ans auparavant[1], par les hommes qui avaient en vue de simples spéculations géométriques.
C’est par les sciences mathématiques qu’il convient de commencer la série des connaissances humaines, parce que ce sont celles qui exigent pour point de départ et qui ont pour objet un plus petit nombre d’idées. De plus, on peut étudier les vérités dont elles se composent sans recourir aux autres branches de nos connaissances, et celles-ci leur empruntent, au contraire, de nombreux secours, tels par exemple que les théorèmes et les calculs sur lesquels s’appuient les sciences physiques et industrielles ; la mesure des champs et le calendrier, si nécessaires à l’agriculture ; la mesure précise des différents degrés de probabilité de celles de nos connaissances qui ne sont pas susceptibles d’une certitude complète, et les exemples les plus frappants de la diversité des méthodes que la philosophie doit examiner ; la détermination des lieux et des temps, bases de la géographie et de l’histoire ; et, parmi les sciences politiques, où leurs applications sont si nombreuses, quels indispensables secours ne prêtent-elles pas surtout à toutes les parties de l’art militaire ?
- ↑ Il s’agit de courbes appelées coniques, déjà étudiées par les Grecs.