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Mathias Sandorf/II/3

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Hetzel (tome 1p. 262-287).


III

LE DOCTEUR ANTÉKIRTT.


Il est des gens qui donnent bien de l’occupation à la Renommée, cette femme-orchestre aux cent bouches, dont les trompettes portent leur nom aux quatre points cardinaux du monde.

C’était le cas de ce célèbre docteur Antékirtt, qui venait d’arriver au port de Gravosa. Et encore son arrivée avait-elle été marquée par un incident, qui eût suffi à attirer l’attention publique sur le plus ordinaire des voyageurs. Or, il n’était pas de ces voyageurs-là.

En effet, depuis quelques années, autour du docteur Antékirtt, il s’était fait une sorte de légende dans tous ces pays légendaires de l’extrême Orient. L’Asie, depuis les Dardanelles jusqu’au canal de Suez, l’Afrique, depuis Suez jusqu’aux confins de la Tunisie, la Mer Rouge, sur tout le littoral arabique, ne cessaient de répéter son nom, comme celui d’un homme extraordinaire dans les sciences naturelles, une sorte de gnostique, de taleb, qui possédait les derniers secrets de l’univers. Au temps du langage biblique, il aurait été appelé Épiphane. Dans les contrées de l’Euphrate, on l’eut révéré comme un descendant des anciens Mages.

Qu’y avait-il de surfait dans cette réputation ? Tout ce qui voulait faire de ce Mage un magicien, tout ce qui lui attribuait un pouvoir surnaturel. La vérité est que le docteur Antékirtt n’était qu’un homme, rien qu’un homme, très instruit, d’un esprit droit et solide, d’un jugement sûr, d’une extrême pénétration, d’une merveilleuse perspicacité, et qui avait été remarquablement servi par les circonstances. En effet, dans une des provinces centrales de l’Asie Mineure, il avait pu garantir toute une population d’une épidémie terrible, jugée jusque-là contagieuse, et dont il avait trouvé le spécifique. De là une renommée sans égale.

Ce qui contribuait à lui donner cette célébrité tenait principalement à l’impénétrable mystère qui entourait sa personne. D’où venait-il ? On l’ignorait. Quel avait été son passé ? On ne le savait pas davantage. Où avait-il vécu et dans quelles conditions, nul n’aurait pu le dire. On affirmait seulement que ce docteur Antékirtt était pour ainsi dire adoré des populations dans ces contrées de l’Asie Mineure et de l’Afrique Orientale, qu’il passait pour un médecin hors ligne, que le bruit de ses cures extraordinaires était arrivé jusque dans les grands centres scientifiques de l’Europe, que ses soins, il ne les épargnait pas plus aux pauvres gens qu’aux riches seigneurs et pachas de ces provinces. Mais on ne l’avait jamais vu dans les pays d’Occident, et même, depuis quelques années, on ne connaissait pas le lieu de sa résidence. De là, cette propension à le faire sortir de quelque mystérieux avatar, de quelque incarnation hindoue, à en faire un être surnaturel, guérissant par des moyens surnaturels.

Mais, si le docteur Antékirtt n’avait pas encore exercé son art dans les principaux États de l’Europe, sa renommée l’y avait déjà précédé. Bien qu’il ne fût arrivé à Raguse qu’en simple voyageur, — un riche touriste qui se promenait sur son yacht et visitait les divers points de la Méditerranée, — son nom courut bientôt à travers la ville. Et, en attendant qu’on pût voir le docteur lui-même, la goélette qui le portait eut le privilège d’attirer les regards. L’accident, prévenu par le courage de Cap Matifou, aurait suffi, d’ailleurs, pour provoquer l’attention publique.

En vérité, ce yacht eût fait honneur aux plus riches, aux plus fastueux gentlemen des sports nautiques de l’Amérique, de l’Angleterre et de la France ! Ses deux mâts, droits et rapprochés du centre, — ce qui donnait un grand développement à la trinquette et à la grand-voile, — la longueur de son beaupré, gréé de deux focs, la croisure des voiles carrées qu’il portait au mât de misaine, la hardiesse de ses flèches, tout cet appareil vélique devait lui communiquer une merveilleuse vitesse, même par tous les temps. Cette goélette jaugeait trois cent cinquante tonneaux. Longue et effilée, avec beaucoup de quête et d’élancement, mais assez large de bau, assez profonde de tirant d’eau pour être assurée d’une extrême stabilité, c’était ce qu’on appelle un bâtiment marin, bien dans la main du timonier, pouvant serrer le vent à quatre quarts. Par grand largue comme au plus près, avec belle brise, elle n’était pas gênée d’enlever ses treize nœuds et demi à l’heure. Les Boadicee, les Gaetana, les Mordon du Royaume-Uni n’auraient pu lui tenir tête dans un match international.

Quant à la beauté extérieure et intérieure de ce yacht, le plus sévère yachtman n’eût pas pu imaginer mieux. La blancheur du pont en sape du Canada, sans un seul nœud, le dedans des pavois finement amenuisés, les capots et les claires-voies de teck, dont les cuivres brillaient comme de l’or, l’ornementation de sa roue de gouvernail, la disposition de ses drômes sous leurs étuis éclatants de blancheur, le fini du pouliage, des drisses, écoutes pantoires et manœuvres courantes, tranchant par leur couleur avec le fer galvanisé des étais, haubans et galhaubans, la coupe de ses embarcations vernissées, suspendues gracieusement sur leurs portemanteaux, le noir brillant de toute sa coque, relevée d’un simple liston d’or de la proue à la poupe, la sobriété de ses ornements à l’arrière, tout en faisait un bâtiment d’un goût exquis et d’une élégance extrême.

Ce yacht, il importe de le connaître au dedans comme au dehors, puisque, en fin de compte, il était la demeure flottante du mystérieux personnage, qui va être le héros de cette histoire. Il n’était point permis de le visiter, cependant. Mais le conteur possède comme une sorte de seconde vue, qui lui permet de décrire même ce qu’il ne lui a pas été donné de voir.

À l’intérieur de cette goélette, le luxe le disputait au confort. Les chambres et cabines, les salons, la salle à manger, étaient peintes et décorées à grands frais. Les tapis, les tentures, tout ce qui constituait l’ameublement, était ingénieusement adapté aux besoins d’une navigation de plaisance. Cette appropriation, si bien comprise, se retrouvait non seulement dans les chambres du capitaine, des officiers, mais encore dans l’office, où la vaisselle d’argent et de porcelaine était protégée contre les rudesses du tangage et du roulis, dans la cuisine, tenue avec une propreté hollandaise, et dans le poste, où les hamacs de l’équipage pouvaient se balancer à l’aise. Les hommes, au nombre d’une vingtaine, portaient l’élégant costume des marins maltais, culotte courte, bottes de mer, chemise rayée, leur ceinture brune, bonnet rouge, vareuse, sur laquelle s’écartelaient en blanc les initiales du nom de la goélette et de son propriétaire.

Mais à quel port était attaché ce yacht ? De quel rôle d’inscription maritime relevait-il ? En quel pays limitrophe de la Méditerranée prenait-il ses quartiers d’hiver ? Quelle était sa nationalité, enfin ? On ne la connaissait pas plus qu’on ne connaissait la nationalité du docteur. Un pavillon vert, avec une croix rouge à l’angle supérieur, près du guindant de l’étamine, battait à sa corne. Et on l’eût vainement cherché dans la série si nombreuse des divers pavillons, qui se promènent en n’importe quelle mer du globe.

En tout cas, avant que le docteur Antékirtt n’eût débarqué, les papiers du yacht avaient été remis à l’officier de port, et, sans doute, ils s’étaient trouvés parfaitement en règle, puisqu’on lui avait donné la libre pratique, après la visite de la Santé.

Quant au nom de cette goélette, il apparaissait sur le tableau d’arrière en petites capitales d’or, sans désignation de port d’attache, et ce nom, c’était Savarèna.

Tel était l’admirable bâtiment de plaisance, que l’on pouvait maintenant admirer dans le port de Gravosa. Pointe Pescade et Cap Matifou, qui, le lendemain, devaient être reçus à bord par le docteur Antékirtt, le contemplaient avec non moins de curiosité, mais aussi avec un peu plus d’émotion que les marins du port. En leur qualité de natifs des rivages de la Provence, ils étaient extrêmement sensibles aux choses de la mer, Pointe Pescade, surtout, qui pouvait regarder en connaisseur cette merveille de construction maritime. C’est à quoi tous deux s’occupaient, le soir même, après leur représentation.

« Ah ! faisait Cap Matifou.

— Oh ! faisait Pointe Pescade.

— Hein, Pointe Pescade !

— Je ne dis pas le contraire, Cap Matifou ! »

Et ces mots, sortes d’interjections admiratives, dans la bouche de ces deux pauvres acrobates, en disaient plus long que bien d’autres !

En ce moment, toutes les manœuvres qui suivent l’opération du mouillage, étaient terminées à bord de la Savarèna, voiles serrées sur leurs vergues, gréement mis en place et raidi avec soin, tente dressée à l’arrière. La goélette avait été affourchée dans un angle du port, ce qui indiquait qu’elle comptait faire un séjour de quelque durée.

Du reste, ce soir-là, le docteur Antékirtt se contenta d’une simple promenade aux environs de Gravosa. Tandis que Silas Toronthal et sa fille revenaient à Raguse dans leur voiture, qui les avait attendus sur le quai, pendant que le jeune homme dont il a été question, rentrait à pied par la longue avenue, sans attendre la fin de la fête, alors dans toute son animation, le docteur se bornait à visiter le port. C’est l’un des meilleurs de la côte, et il s’y trouvait alors un assez grand nombre de bâtiments de nationalités diverses. Puis, après être sorti de la ville, il suivit les bords de la baie d’Ombra Fiumera, qui s’étend sur une profondeur de douze lieues, jusqu’à l’embouchure de la petite rivière d’Ombra, cours d’eau assez profond pour que les navires, même d’un fort tirant d’eau, puissent le remonter presque au pied des monts Vlastiza. Vers neuf heures, il revint sur le môle, il assista à l’arrivée d’un grand paquebot du Lloyd, qui venait de la mer des Indes ; enfin, il regagna son bord, descendit dans sa chambre, éclairée par deux lampes, et il y resta seul jusqu’au lendemain.

C’était son habitude, et le capitaine de la Savarèna — un marin d’une quarantaine d’années, nommé Narsos — avait ordre de ne jamais troubler le docteur pendant ces heures de solitude.

Il faut dire que si le public ne connaissait rien du passé de ce personnage, ses officiers et les hommes de son bord n’en savaient pas plus. Ils ne lui en étaient pas moins dévoués de corps et d’âme. Si le docteur Antékirtt ne tolérait pas la moindre infraction à la discipline du bord, il était bon pour tous, donnant soins et argent, sans compter. Aussi, pas un matelot qui ne se fût empressé de figurer sur le rôle de la Savarèna. Jamais une réprimande à adresser, jamais une punition à infliger, jamais une expulsion à faire. C’étaient comme les membres d’une même famille, qui formaient l’équipage de la goélette.

Après la rentrée du docteur, toutes les dispositions furent prises pour la nuit. Une fois les fanaux d’avant et d’arrière mis en place, et les hommes de garde à leur poste, le silence le plus complet régna à bord.

Le docteur Antékirtt s’était assis sur un large divan, disposé dans l’angle de sa chambre. Sur une table il y avait quelques journaux que son domestique avait été acheter à Gravosa. Le docteur les parcourut d’un œil distrait, lisant plutôt les faits divers que les articles de fond, recherchant quels étaient les arrivages et sorties des navires, les déplacements et villégiatures des notabilités de la province. Puis, il repoussa ces journaux. Une sorte de torpeur somnolente le gagnait. Et, vers onze heures, sans même avoir pris l’aide de son valet de chambre, il se coucha ; mais il fut longtemps avant de pouvoir s’endormir.

Et si l’on eût pu lire la pensée qui l’obsédait plus particulièrement peut-être, se fût-on étonné qu’elle se résumât dans cette phrase :

« Quel est donc ce jeune homme, qui saluait Silas Toronthal sur les quais de Gravosa ? »

Le lendemain matin, vers huit heures, le docteur Antékirtt monta sur le pont. La journée promettait d’être magnifique. Le soleil allumait déjà la cime des montagnes, qui forment l’arrière plan au fond de la baie. L’ombre commençait à se retirer du port en glissant à la surface des eaux. La Savarèna se trouva bientôt en pleine lumière.

Le capitaine Narsos s’approcha du docteur pour prendre ses ordres que celui-ci donna en quelques mots, non sans lui avoir préalablement souhaité le bonjour.

Un instant après, un canot se détacha du bord avec quatre hommes et un patron ; puis, il se dirigea vers le quai, où devaient l’attendre, ainsi que cela était convenu, Pointe Pescade et Cap Matifou.

Un grand jour, une grande cérémonie, dans la nomade existence de ces deux honnêtes garçons, entraînés si loin de leur pays, à quelques centaines de lieues de cette Provence qu’ils désiraient tant revoir !

Tous deux étaient sur le quai. Ayant quitté l’accoutrement de leur profession, vêtus d’habits usés mais propres, ils regardaient le yacht, l’admirant comme la veille. Ils se trouvaient dans une heureuse disposition d’esprit. Non seulement Cap Matifou et Pointe Pescade avaient soupé la veille, mais ils avaient aussi déjeuné ce matin même. Une véritable folie, qu’expliquait, après tout, une recette extraordinaire de quarante-deux florins ! Mais qu’on ne s’avise pas de croire qu’ils eussent dissipé toute leur recette ! Non ! Pointe Pescade était prudent, rangé, prévoyant, et la vie leur était assurée pour une dizaine de jours au moins.

« C’est à toi, pourtant, que nous devons tout cela, Cap Matifou !

— Oh ! Pescade !

— Oui, à toi, mon grand homme !

— Eh bien, oui… à moi… puisque tu le veux ! » répondit Cap Matifou.

En ce moment, le canot de la Savarèna accosta le quai. Là, le patron, se levant, son béret à la main, s’empressa de dire qu’il était aux ordres de « ces messieurs ».

« Des messieurs ? s’écria Pointe Pescade. Quels messieurs ?

— Vous-mêmes, répondit le patron, vous que le docteur Antékirtt attend à son bord.

— Bon ! Voilà déjà que nous sommes des messieurs ! » dit Pointe Pescade.

Cap Matifou ouvrait d’énormes yeux et tourmentait son chapeau d’un air fort embarrassé.

« Quand vous voudrez, messieurs ! dit le patron.

— Mais, nous voulons… nous voulons ! » répondit Pointe Pescade avec un geste aimable.

Et, un instant après, les deux amis étaient confortablement assis dans le canot, sur le tapis noir à lisière rouge qui recouvrait le banc, tandis que le patron se tenait derrière eux.

Il va sans dire que, sous le poids de l’Hercule, l’embarcation s’enfonça de quatre ou cinq pouces au-dessus de sa ligne de flottaison. Il fallut même relever les coins du tapis pour qu’ils ne traînassent pas dans l’eau.

Au coup de sifflet les quatre avirons plongèrent avec ensemble, et le canot marcha rapidement vers la Savarèna.

On peut l’avouer, puisque cela est, ces deux pauvres diables se sentaient quelque peu émus, pour ne pas dire un peu honteux. Tant d’honneurs pour des saltimbanques ! Cap Matifou n’osait pas remuer. Pointe Pescade, lui, ne pouvait dissimuler, sous sa confusion, un bon sourire, dont s’animait sa fine et intelligente figure.

Le canot vint passer à l’arrière de la goélette, et se rangea à la coupée de tribord, — le côté d’honneur.

Par l’escalier volant, dont les pistolets fléchirent sous le poids de Cap Matifou, les deux amis montèrent sur le pont et furent aussitôt conduits devant le docteur Antékirtt, qui les attendait à l’arrière.

Après un bonjour amical, il y eut encore quelques formalités et cérémonies, avant que Pointe Pescade et Cap Matifou eussent consenti à s’asseoir. Mais enfin c’était fait.

Le docteur les regarda pendant quelques instants sans parler. Sa figure, froide et belle, leur imposait. Cependant, on ne pouvait s’y tromper, si le sourire n’était pas sur ses lèvres, il était dans son cœur.

« Mes amis, dit-il, vous avez sauvé hier d’un grand danger mon équipage et moi. J’ai voulu encore une fois vous en remercier, et c’est pour cela que je vous ai priés de venir à bord.

— Monsieur le docteur, répondit Pointe Pescade, qui commençait à reprendre un peu d’assurance, vous êtes bien bon, et cela n’en valait pas la peine. Mon camarade n’a fait que ce que tout autre eût fait à sa place, s’il avait eu sa force. N’est-ce pas, Cap Matifou ? »

Celui-ci fit ce signe affirmatif, qui consistait à remuer sa grosse tête de haut en bas.

« Soit, répondit le docteur, mais ce n’est pas tout autre, c’est votre compagnon qui a risqué sa vie, et je me considère comme son obligé !

— Oh ! monsieur le docteur, répondit Pointe Pescade, vous allez faire rougir mon vieux Cap, et, sanguin comme il est, il ne faut pas que le sang lui monte à la tête…

— Bien, mes amis, reprit le docteur Antékirtt, je vois que vous n’aimez guère les compliments ! Aussi, je n’insisterai pas. Cependant, puisque tout service mérite…

— Monsieur le docteur, répondit Pointe Pescade, je vous demande pardon si je vous interromps, mais toute bonne action porte en elle-même sa récompense, à ce que prétendent les livres de morale, et nous sommes récompensés !

— Déjà ! Et comment ? demanda le docteur, qui put craindre d’avoir été devancé.

— Sans doute, reprit Pointe Pescade. Après cette preuve extraordinaire des forces de notre Hercule en tous genres, le public a voulu le juger par lui-même dans des conditions plus artistiques. Aussi s’est-il porté en foule vers nos arènes provençales. Cap Matifou a terrassé une demi-douzaine des plus robustes montagnards et des plus solides portefaix de Gravosa, et nous avons fait une recette énorme !

— Énorme ?

— Oui !… sans précédent dans nos tournées acrobatiques.

— Et combien ?

— Quarante-deux florins !

— Ah ! vraiment !… Mais j’ignorais !… répondit le docteur Antékirtt d’un ton de bonne humeur. Si j’avais su que vous donniez une représentation, je me serais fait un devoir et un plaisir d’y assister ! Vous me permettrez donc de payer ma place…

— Ce soir, monsieur le docteur, ce soir, répondit Pointe Pescade, si vous voulez bien honorer nos luttes de votre présence ! »

Cap Matifou s’inclina poliment en faisant onduler ses larges épaules « qui n’avaient jamais encore mordu la poussière », comme le disait le programme par la bouche de Pointe Pescade.

Le docteur Antékirtt vit bien qu’il ne pourrait faire accepter aucune récompense aux deux acrobates, — du moins sous la forme pécuniaire. Il résolut donc de procéder autrement. D’ailleurs, son plan à leur égard était arrêté depuis la veille. Des quelques renseignements qu’il avait déjà fait prendre pendant la soirée, il résultait que les deux saltimbanques étaient d’honnêtes gens, dignes de toute confiance.

« Comment vous nommez-vous ? leur demanda-t-il.

— Le seul nom que je me connaisse, monsieur le docteur, est Pointe Pescade.

— Et vous ?

— Matifou, répondit l’Hercule.

— C’est-à-dire Cap Matifou, ajouta Pointe Pescade, non sans éprouver quelque orgueil à prononcer ce nom fameux dans toutes les arènes du Midi de la France.

— Mais ce sont des surnoms… fit observer le docteur.

— Nous n’en avons pas d’autres, répondit Pointe Pescade, ou, si nous en avons eu, comme nos poches ne sont plus en très bon état, nous les aurons perdus en route !

— Et… des parents ?

— Des parents, monsieur le docteur ! Nos moyens ne nous ont jamais permis ce luxe ! Mais si nous devenons riches un jour, il s’en trouvera bien pour hériter !

— Vous êtes Français ? De quelle partie de la France ?

— De la Provence, répondit fièrement Pointe Pescade, c’est-à-dire deux fois Français !

— Vous ne manquez pas de bonne humeur, Pointe Pescade !

— C’est le métier qui veut cela. Vous figurez-vous, monsieur le docteur, un pitre, une queue rouge, un farceur de tréteaux, qui serait d’humeur chagrine ! Mais il recevrait plus de pommes en une heure qu’il ne pourrait en manger dans toute sa vie ! Oui ! je suis très gai, extrêmement gai, c’est convenu !

— Et Cap Matifou ?

— Oh ! Cap Matifou est plus grave, plus réfléchi, plus en dedans ! répondit Pointe Pescade en donnant à son compagnon une bonne petite tape d’amitié, comme on fait à l’encolure d’un cheval que l’on caresse. C’est aussi le métier qui veut cela ! Quand on jongle avec des poids de cinquante, il faut être très sérieux ! Quand on lutte, c’est non seulement avec les bras, c’est avec la tête ! Et Cap Matifou a toujours lutté… même contre la misère ! Et elle ne l’a pas encore tombé ! »

Le docteur Antékirtt écoutait avec intérêt ce brave petit être, pour qui la destinée avait été si dure jusqu’alors et qui ne récriminait point contre elle. Il sentait en lui au moins autant de cœur que d’intelligence et songeait à ce qu’il aurait pu devenir, si les moyens matériels ne lui eussent pas manqué dès le début de la vie.

« Et où allez-vous maintenant ? lui demanda-t-il.

— Devant nous, au hasard, répondit Pointe Pescade. Mais ce n’est pas toujours un mauvais guide, le hasard, et, en général, il connaît les chemins. Seulement, je crains qu’il ne nous ait entraînés trop loin de notre pays, cette fois ! Après tout, c’est notre faute ! Nous aurions, d’abord, dû lui demander où il allait ! »

Le docteur Antékirtt les observa tous deux pendant un instant. Puis, reprenant :

« Que pourrais-je faire pour vous ? dit-il en insistant.

— Mais rien, monsieur le docteur, répondit Pointe Pescade, rien… je vous assure…

— N’auriez-vous pas grand désir de retourner maintenant dans votre Provence ! »

Les yeux des deux acrobates s’allumèrent à la fois.

« Je pourrais vous y conduire, reprit le docteur.

— Ça, ça serait fameux ! » répondit Pointe Pescade.

Puis, s’adressant à son compagnon :

« Cap Matifou, dit-il, voudrais-tu retourner là-bas ?

— Oui… si tu y viens, Pointe Pescade !

— Mais qu’y ferons-nous ? De quoi y vivrons-nous ? »

Cap Matifou se gratta le front, ce qu’il faisait dans tous les cas embarrassants.

« Nous ferons… nous ferons… murmura-t-il.

— Tu n’en sais rien… ni moi non plus !… Mais enfin, c’est le pays ! N’est-ce pas singulier, monsieur le docteur, que de pauvres diables comme nous aient un pays, que de misérables, qui n’ont même pas de parents, soient nés quelque part ! Cela m’a toujours paru inexplicable !

— Vous arrangeriez-vous de rester tous deux avec moi ? » demanda le docteur Antékirtt.

À cette proposition inattendue, Pointe Pescade s’était relevé vivement, tandis que l’Hercule le regardait, ne sachant s’il devait se relever comme lui.

« Rester avec vous, monsieur le docteur ? répondit enfin Pointe Pescade. Mais à quoi serions-nous bons ? Des tours de force, des tours d’adresse, nous n’avons jamais fait autre chose ! Et, à moins que ce ne soit pour vous distraire pendant votre navigation ou dans votre pays…

— Écoutez-moi, répondit le docteur Antékirtt, j’ai besoin d’hommes courageux, dévoués, adroits et intelligents, qui puissent servir à l’accomplissement de mes projets. Vous n’avez rien qui vous retienne ici, rien qui vous appelle là-bas. Voulez-vous être de ces hommes ?

— Mais ces projets réalisés… dit Pointe Pescade.

— Vous ne me quitterez plus, si cela vous plaît, répondit le docteur en souriant, vous resterez à bord avec moi ! Et, tenez, vous donnerez des leçons de voltige à mon équipage ! S’il vous convient, au contraire, de retourner dans votre pays, vous le pourrez, et d’autant mieux que l’aisance vous y sera assurée pour la vie.

— Oh ! monsieur le docteur ! s’écria Pointe Pescade. Mais vous n’entendez cependant pas nous laisser à rien faire ! N’être bons à rien ne nous suffirait pas !

— Je vous promets de la besogne, de quoi vous contenter !

— Décidément, répondit Pointe Pescade, l’offre est bien tentante !

— Quelle objection y faites-vous ?

— Une seule peut-être. Vous nous voyez tous deux, Cap Matifou et moi ! Nous sommes du même pays, et nous serions sans doute de la même famille, si nous avions une famille ! Deux frères de cœur ! Cap Matifou ne pourrait vivre sans Pointe Pescade, ni Pointe Pescade sans Cap Matifou ! Imaginez les deux frères Siamois ! On n’a jamais pu les séparer, n’est-ce pas, parce qu’une séparation leur eût coûté la vie ! Eh bien, nous sommes ces Siamois-là !… Nous nous aimons, monsieur le docteur ! »

Et Pointe Pescade avait tendu la main à Cap Matifou, qui l’attira sur sa poitrine et l’y pressa comme un enfant.

« Mes amis, dit le docteur Antékirtt, il n’est point question de vous séparer, et j’entends bien que vous ne vous quitterez jamais !

— Alors, ça pourra aller, monsieur le docteur, si…

— Si ?

— Si Cap Matifou donne son consentement.

— Dis oui, Pointe Pescade, répondit l’Hercule, et tu auras dit oui pour nous deux !

— Bien, répondit le docteur, c’est convenu, et vous n’aurez point à vous repentir ! À partir de ce jour, ne vous préoccupez plus de rien !

— Oh ! monsieur le docteur, prenez garde ! s’écria Pointe Pescade. Vous vous engagez peut-être plus que vous ne pensez !

— Et pourquoi ?

— C’est que nous vous coûterons cher, Cap Matifou surtout ! Un gros mangeur, mon Cap, et vous ne voudriez pas qu’il perdît de ses forces à votre service, si peu que ce fût !

— Je prétends qu’il les double, au contraire !

— Alors, il va vous ruiner !

— On ne me ruine pas, Pointe Pescade !

— Cependant, deux repas… trois repas par jour…

— Cinq, six, dix, s’il le veut ! répondit en souriant le docteur Antékirtt. Il y aura table ouverte pour lui !

— Hein, mon Cap ! s’écria Pointe Pescade tout joyeux. Tu vas donc pouvoir manger ton content !

— Et vous aussi, Pointe Pescade.

— Oh, moi ! un oiseau ! — Mais pourrais-je vous demander, monsieur le docteur, si nous naviguerons ?

— Souvent, mon ami. Je vais avoir affaire, maintenant, aux quatre coins de la Méditerranée. Ma clientèle sera un peu partout sur le littoral ! Je compte exercer la médecine d’une façon internationale ! Qu’un malade me demande à Tanger ou aux Baléares, quand je suis à Suez, ne faudra-t-il pas que j’aille le trouver ? Ce qu’un médecin fait dans une grande ville, d’un quartier à l’autre, je le ferai du détroit de Gibraltar à l’Archipel, de l’Adriatique au golfe du Lion, de la mer Ionienne à la baie de Gabès ! J’ai d’autres bâtiments dix fois plus rapides que cette goélette, et, le plus souvent, vous m’accompagnerez dans mes visites !

— Cela nous va, monsieur le docteur ! répondit Pointe Pescade en se frottant les mains.

— Vous ne craignez pas la mer ? demanda le docteur Antékirtt.

— Nous ! s’écria Pointe Pescade, nous ! Des enfants de la Provence ! Tout gamins, nous roulions dans les canots du rivage ! Non ! nous ne craignons pas la mer, ni le prétendu mal qu’elle donne ! Habitude de marcher la tête en bas et les pieds en l’air ! Si, avant de s’embarquer, ces messieurs et ces dames faisaient seulement deux mois de cet exercice, ils n’auraient plus besoin, pendant les traversées, de se fourrer le nez dans leurs cuvettes ! Entrez ! Entrez ! messieurs, mesdames, et suivez le monde ! »

Et le joyeux Pescade se laissait aller à ses boniments habituels, comme s’il eût été sur les tréteaux de sa baraque.

« Bien, Pointe Pescade ! répondit le docteur. Nous nous entendrons à merveille, et, par dessus tout, je vous recommande de ne rien perdre de votre belle humeur ! Riez, mon garçon, riez et chantez tant qu’il vous plaira ! L’avenir nous garde peut-être d’assez tristes choses pour que votre joie ne soit pas à dédaigner en route ! »

En parlant ainsi, le docteur Antékirtt était redevenu sérieux. Pointe Pescade, qui l’observait, pressentit que dans le passé de cet homme, il devait y avoir eu de grandes douleurs qu’il leur serait peut-être donné de connaître un jour.

« Monsieur le docteur, dit-il alors, à partir d’aujourd’hui, nous vous appartenons corps et âme !

— Et, dès aujourd’hui, répondit le docteur, vous pouvez vous installer définitivement dans votre cabine. Très probablement, je vais rester quelques jours à Gravosa et à Raguse ; mais il est bon que vous preniez dès maintenant l’habitude de vivre à bord de la Savarèna.

— Jusqu’au moment où vous nous aurez conduits dans votre pays ! ajouta Pointe Pescade.

— Je n’ai pas de pays, répondit le docteur, ou plutôt j’ai un pays que je me suis fait, un pays à moi, et qui, si vous le voulez, deviendra le vôtre !

— Allons, Cap Matifou, s’écria Pointe Pescade, allons liquider notre maison de commerce ! Sois tranquille, nous ne devons rien à personne, et nous ne ferons pas faillite ! »

Là-dessus, après avoir pris congé du docteur Antékirtt, les deux amis s’embarquèrent dans le canot qui les attendait et furent ramenés au quai de Gravosa.

Là, en deux heures, ils eurent fait leur inventaire et cédé à quelque confrère les tréteaux, toiles peintes, grosse caisse et tambour, qui formaient tout leur avoir. Ce ne fut ni long ni difficile, et ils ne devaient pas être alourdis par le poids des quelques florins qu’ils empochèrent.

Cependant, Pointe Pescade tint à conserver avec sa défroque d’acrobate son cornet à piston, et Cap Matifou son trombone avec son accoutrement de lutteur. Ils auraient eu trop de chagrin à se séparer de ces instruments et de ces nippes, qui leur rappelaient tant de succès et de triomphes. Ils furent cachés au fond de l’unique malle, qui contenait leur mobilier, leur garde-robe, tout leur matériel, enfin.

Vers une heure après-midi, Pointe Pescade et Cap Matifou étaient de retour à bord de la Savarèna. Une grande cabine de l’avant avait été mise à leur disposition, — cabine confortable, pourvue « de tout ce qu’il fallait pour écrire », ainsi que le disait le joyeux garçon.

L’équipage fit le meilleur accueil à ces nouveaux compagnons, auxquels il devait d’avoir échappé à une terrible catastrophe.

Dès leur arrivée, Pointe Pescade et Cap Matifou purent constater que la cuisine du bord ne leur ferait pas regretter la cuisine des arènes provençales.

« Vois-tu, Cap Matifou, répétait Pointe Pescade, en vidant un verre de bon vin d’Asti, avec de la conduite, on arrive toujours à tout. Mais faut de la conduite ! »

Cap Matifou ne put répondre que par un hochement de tête, sa bouche étant alors encombrée d’un énorme morceau de jambon grillé, qui disparut avec deux œufs frits dans les profondeurs de son estomac.

« Rien que pour te voir manger, mon Cap, dit Pointe Pescade, quelle recette on ferait ! »