Mathias Sandorf/II/4
IV
LA VEUVE D’ÉTIENNE BATHORY.
L’arrivée du docteur Antékirtt avait fait grand bruit, non seulement à Raguse, mais aussi dans toute la province dalmate. Les journaux, après avoir annoncé l’arrivée de la goélette au port de Gravosa, s’étaient jetés sur cette proie, qui promettait une série de chroniques affriolantes. Le propriétaire de la Savarèna ne pouvait donc échapper aux honneurs et en même temps aux inconvénients de la célébrité. Sa personnalité fut à l’ordre du jour. La légende s’en empara. On ignorait qui il était, d’où il venait, où il allait. Cela ne pouvait que piquer davantage la curiosité publique. Et, naturellement, quand on ne sait rien, le champ est plus vaste, l’imagination en profite, et ce fut à qui paraîtrait le mieux informé.
Les reporters, désireux de satisfaire leurs lecteurs, s’étaient empressés de se rendre à Gravosa, — quelques-uns, même, à bord de la goélette. Ils ne purent voir le personnage, dont l’opinion s’occupait avec tant d’insistance. Les ordres étaient formels. Le docteur ne recevait pas. Aussi les réponses que faisait le capitaine Narsos à toutes les demandes des visiteurs, étaient-elles invariablement les mêmes :
« Mais d’où vient ce docteur ?
— D’où il lui plaît.
— Et où va-t-il ?
— Où il lui convient d’aller.
— Mais qui est-il ?
— Personne ne le sait, et peut-être ne le sait-il pas plus que ceux qui le demandent ! »
Le moyen de renseigner des lecteurs avec de si laconiques réponses ! Il s’en suivit donc que les imaginations, ayant toute liberté, ne se gênèrent pas pour vagabonder en pleine fantaisie. Le docteur Antékirtt devint tout ce qu’on voulut. Il avait été tout ce qu’il leur plut d’inventer, à ces chroniqueurs aux abois. Pour les uns, c’était un chef de pirates. Pour les autres, roi d’un vaste empire africain, il voyageait incognito dans le but de s’instruire. Ceux-ci affirmaient que c’était un exilé politique, ceux-là, qu’une révolution l’ayant chassé de ses États, il parcourait le monde en philosophe et en curieux. On pouvait choisir. Quant à ce titre de docteur, dont il se parait, ceux qui voulurent bien l’admettre se divisèrent : dans l’opinion des uns, c’était un grand médecin, qui avait fait d’admirables cures en des cas désespérés ; dans l’opinion des autres, c’était le roi des charlatans, et il eût été fort empêché de montrer ses brevets ou diplômes !
En tout cas, les médecins de Gravosa et de Raguse n’eurent point à le poursuivre pour exercice illégal de la médecine. Le docteur Antékirtt se tint constamment sur une extrême réserve, et, quand on voulut lui faire l’honneur de le consulter, il se déroba toujours.
D’ailleurs, le propriétaire de la Savarèna ne prit point appartement à terre. Il ne descendit même pas dans un des hôtels de la ville. Pendant les deux premiers jours de son arrivée à Gravosa, c’est tout au plus s’il poussa jusqu’à Raguse. Il se bornait à faire quelques promenades aux environs, et, deux ou trois fois, il emmena Pointe Pescade, dont il appréciait l’intelligence naturelle.
Mais s’il ne se rendit pas à Raguse, un jour, Pointe Pescade y alla pour lui. Chargé de quelque mission de confiance, — peut-être un renseignement à recueillir, — ce brave garçon répondit comme il suit aux questions qui lui furent faites à son retour.
« Ainsi celui-là demeure dans le Stradone ?
— Oui, monsieur le docteur, c’est-à-dire dans la plus belle rue de la ville. Il occupe un hôtel, pas loin de la place où l’on montre aux étrangers le palais des anciens doges, un magnifique hôtel avec des domestiques, des voitures. Un vrai train de millionnaire !
— Et l’autre ?
— L’autre ou plutôt les autres ? répondit Pointe Pescade. Ils habitent bien le même quartier, mais leur maison est perdue au fond de ces rues montantes, étroites, tortueuses, — à vrai dire, de véritables escaliers, — qui conduisent à des habitations plus que modestes !
— Leur demeure est humble, petite, triste d’aspect au dehors, bien qu’au dedans, j’imagine, elle doive être proprement tenue, monsieur le docteur. On sent qu’elle est habitée par des gens pauvres et fiers.
— Cette dame ?…
— Je ne l’ai pas vue, et l’on m’a dit qu’elle ne sortait presque jamais de la rue Marinella.
— Et son fils ?…
— Lui, je l’ai aperçu, monsieur le docteur, au moment où il rentrait chez sa mère.
— Et comment t’a-t-il paru ?…
— Il m’a paru préoccupé, inquiet même ! On dirait que ce jeune homme a passé par la souffrance !… Cela se voit !
— Mais toi aussi, Pointe Pescade, tu as souffert, et, cependant cela ne se voit pas !
— Souffrances physiques ne sont pas souffrances morales, monsieur le docteur ! Voilà pourquoi j’ai toujours pu cacher les miennes — et même en rire ! »
Le docteur tutoyait déjà Pointe Pescade, — ce que celui-ci avait réclamé comme une faveur, — dont Cap Matifou devait bientôt profiter. Vraiment, l’Hercule était trop imposant pour que l’on pût se permettre de le tutoyer si vite !
Cependant le docteur, après avoir fait ces questions et reçu ces réponses, cessa ses promenades autour de Gravosa. Il semblait attendre une démarche qu’il n’eût pas voulu provoquer en allant à Raguse, où la nouvelle de son arrivée sur la Savarèna devait être connue. Il resta donc à bord, et ce qu’il attendait, arriva.
Le 29 mai, vers onze heures au matin, après avoir observé, sa lunette aux yeux, les quais de Gravosa, le docteur donna l’ordre d’armer sa baleinière, y descendit, puis débarqua près du môle, où se tenait un homme qui semblait le guetter.
« C’est lui ! se dit le docteur. C’est bien lui !… Je le reconnais, si changé qu’il soit ! »
Cet homme était un vieillard, brisé par l’âge, bien qu’il n’eût que soixante-dix ans. Ses cheveux blancs recouvraient une tête qui s’inclinait vers la terre. Sa figure était grave, triste, à peine animée d’un regard à demi éteint, que les larmes avaient dû souvent noyer. Il se tenait immobile sur le quai, n’ayant pas perdu de vue le canot depuis le moment où il s’était détaché de la goélette.
Le docteur ne voulut point avoir l’air d’apercevoir ce vieillard, encore moins de le reconnaître. Il ne parut donc pas remarquer sa présence. Mais, à peine avait-il fait quelques pas, que le vieillard s’avança vers lui, et, humblement découvert :
« Le docteur Antékirtt ? demanda-t-il.
— C’est moi », répondit le docteur, en regardant ce pauvre homme, dont les paupières n’eurent pas même un tressaillement lorsque ses yeux se fixèrent sur lui.
Puis il ajouta :
« Qui êtes-vous, mon ami, et que me voulez-vous ?
— Je me nomme Borik, répondit le vieillard, je suis au service de madame Bathory, et je viens de sa part vous demander un rendez-vous…
— Madame Bathory ? répéta le docteur. Serait-ce la veuve de ce Hongrois qui paya de sa vie son patriotisme ?…
— Elle-même, répondit le vieillard. Et, bien que vous ne l’ayez jamais vue, il est impossible que vous ne la connaissiez pas, puisque vous êtes le docteur Antékirtt ! »
Celui-ci écoutait attentivement le vieux serviteur, dont les yeux restaient toujours baissés. Il semblait se demander si, sous ces paroles, ne se cachait pas quelque arrière-pensée.
Puis, reprenant :
« Que me veut madame Bathory ?
— Pour des raisons que vous devez comprendre, elle désirerait avoir avec vous un entretien, monsieur le docteur.
— J’irai la voir.
— Elle préférerait venir à votre bord.
— Pourquoi ?
— Il importe que cet entretien soit secret.
— Secret ?… Vis-à-vis de qui ?
— Vis-à-vis de son fils ! Il ne faut pas que monsieur Pierre sache que madame Bathory a reçu votre visite ! »
Cette réponse parut surprendre le docteur ; mais il n’en laissa rien voir à Borik.
« Je préfère me rendre à la demeure de madame Bathory, reprit-il. Ne pourrais-je le faire en l’absence de son fils ?
— Vous le pouvez, monsieur le docteur, si vous consentez à venir dès demain. Pierre Bathory doit partir ce soir pour Zara, et il ne sera pas de retour avant vingt-quatre heures.
— Et que fait Pierre Bathory ?
— Il est ingénieur, mais jusqu’ici il n’a pas encore pu trouver une situation. Ah ! la vie a été dure pour sa mère et pour lui !
— Dure !… répondit le docteur Antékirtt. Est-ce que madame Bathory n’a pas des ressources… »
Il s’arrêta. Le vieillard avait courbé la tête, pendant que sa poitrine se gonflait de sanglots.
« Monsieur le docteur, dit-il enfin, je ne puis rien vous apprendre de plus. Dans l’entretien qu’elle sollicite, madame Bathory vous dira tout ce que vous avez le droit de savoir ! »
Il fallait que le docteur fût bien maître de lui-même pour ne rien laisser paraître de son émotion.
« Où demeure madame Bathory ? demanda-t-il.
— À Raguse, dans le quartier du Stradone, au numéro 17 de la rue Marinella.
— Madame Bathory sera-t-elle visible demain entre une heure et deux heures de l’après-midi ?
— Elle le sera, monsieur le docteur, et c’est moi qui vous introduirai près d’elle.
— Dites à madame Bathory qu’elle peut compter sur moi au jour et à l’heure convenus.
— Je vous remercie en son nom ! » répondit le vieillard.
Puis, après quelque hésitation :
« Vous pourriez croire, ajouta-t-il, qu’il s’agit d’un service à vous demander…
— Et quand cela serait ? dit vivement le docteur.
— Il n’en est rien », répondit Borik.
Puis, après s’être humblement incliné, il reprit la route qui va de Gravosa à Raguse.
Évidemment, les dernières paroles du vieux serviteur avaient quelque peu surpris le docteur Antékirtt. Il était resté sur le quai, immobile, regardant Borik s’éloigner. De retour à bord, il donna congé à Pointe Pescade et à Cap Matifou. Puis, après s’être renfermé dans sa chambre, il voulut y rester seul pendant les dernières heures de cette journée.
Pointe Pescade et Cap Matifou profitèrent donc de la permission en vrais rentiers qu’ils étaient. Ils s’offrirent même le plaisir d’entrer dans quelques-unes des baraques de la fête foraine. Dire que l’agile clown ne fut pas tenté d’en remontrer à quelque équilibriste maladroit, que le puissant lutteur n’eut pas envie de prendre part à ces combats d’athlètes, ce serait contraire à la vérité. Mais tous deux se souvinrent qu’ils avaient l’honneur d’appartenir au personnel de la Savarèna. Ils restèrent donc simples spectateurs et ne marchandèrent pas les bravos, quand ils leur parurent mérités.
Le lendemain, le docteur se fit mettre à terre, un peu avant midi. Après avoir renvoyé sa baleinière à bord, il se dirigea vers la route qui réunit le port de Gravosa à Raguse, — belle avenue, disposée en corniche, bordée de villas, ombragée d’arbres, sur une longueur de deux kilomètres.
L’avenue n’était pas encore animée, comme elle devait l’être quelques heures plus tard, par le va-et-vient des équipages, par la foule des promeneurs à pied et à cheval.
Le docteur, tout en songeant à son entrevue avec Mme Bathory, suivait une des contre-allées, et il fut bientôt arrivé au Borgo-Pille, sorte de bras de pierre qui s’allonge hors du triple vêtement des fortifications de Raguse. La poterne était ouverte, et, à travers les trois enceintes, donnait accès dans l’intérieur de la cité.
C’est une magnifique artère dallée, ce Stradone, qui depuis le Borgo-Pille se prolonge jusqu’au faubourg de Plocce, après avoir traversé la ville. Il se développe au pied d’une colline, sur laquelle s’étage tout un amphithéâtre de maisons. À son extrémité s’élève le palais des anciens doges, beau monument du quinzième siècle, avec cour intérieure, portique de la Renaissance, fenêtres à plein cintre, dont les sveltes colonnettes rappellent la meilleure époque de l’architecture toscane.
Le docteur n’eut pas besoin d’aller jusqu’à cette place. La rue Marinella, que Borik lui avait indiquée la veille, débouche à gauche, vers le milieu du Stradone. Si son pas se ralentit un peu, ce fut au moment où il jeta un rapide coup d’œil sur un hôtel, bâti en granit, dont la riche façade et les annexes en équerre s’élevaient sur la droite. La porte de la cour, alors ouverte, laissait voir une voiture de maître avec un superbe attelage, cocher sur siège, tandis qu’un valet de pied attendait devant le perron, abrité d’une élégante vérandah.
Presque aussitôt, un homme montait dans cette voiture, les chevaux franchissaient rapidement la cour, et la porte se refermait sur eux.
Ce personnage était celui qui, trois jours auparavant, avait accosté le docteur Antékirtt sur le quai de Gravosa : c’était l’ancien banquier de Trieste, Silas Toronthal.
Le docteur, désireux d’éviter cette rencontre, s’était reculé précipitamment, et il ne reprit sa route qu’au moment où le rapide équipage eut disparu à l’extrémité du Stradone.
« Tous deux dans cette même ville ! murmura-t-il. Ceci est la part du hasard, non la mienne ! »
Étroites, raides, mal pavées, de pauvre apparence, ces rues qui aboutissent à la gauche du Stradone ! Qu’on imagine un large fleuve, n’ayant pour tributaires que des torrents sur l’une de ses rives. Afin de trouver un peu d’air, les maisons grimpent les unes au-dessus des autres, — à se toucher. Elles ont les yeux dans les yeux, s’il est permis de nommer de cette façon les fenêtres ou lucarnes qui s’ouvrent sur leur façade. Elles montent ainsi, jusqu’à la crête de l’une des deux collines, dont les sommets sont couronnés par les forts Mincetto et San Lorenzo. Aucune voiture n’y pourrait circuler. Si le torrent manque, excepté les jours de grande pluie, la rue n’en est pas moins un ravin, et toutes ces pentes, toutes ces dénivellations, il a fallu les racheter par des paliers et des marches. Vif contraste entre ces modestes demeures et les splendides hôtels ou édifices du Stradone.
Le docteur arriva à l’entrée de la rue Marinella, et commença à monter l’interminable escalier qui la dessert. Il dut franchir ainsi plus de soixante marches, avant de s’arrêter devant le numéro 17.
Là, une porte s’ouvrit aussitôt. Le vieux Borik attendait le docteur. Il l’introduisit, sans mot dire, dans une salle proprement tenue, mais pauvrement meublée.
Le docteur s’assit. Rien ne pouvait donner à penser qu’il éprouvât la plus légère émotion à se trouver dans cette demeure, — pas même lorsque Mme Bathory entra et dit :
« Monsieur le docteur Antékirtt ?
— C’est moi, madame, répondit le docteur en se levant.
— J’aurais voulu, reprit Mme Bathory, vous éviter la peine de venir si loin et si haut !
— Je tenais à vous rendre visite, madame, et vous prie de croire que je suis tout à votre service !
— Monsieur, répondit Mme Bathory, c’est hier seulement que j’ai appris votre arrivée à Gravosa, et j’ai aussitôt envoyé Borik pour vous demander un entretien.
— Madame, je suis prêt à vous entendre.
— Je me retire, dit le vieillard.
— Non, restez, Borik ! répondit Mme Bathory. Seul ami de notre famille, vous n’ignorez rien de ce que j’ai à dire au docteur Antékirtt ! »
Mme Bathory s’assit, et le docteur prit place devant elle, tandis que le vieillard restait debout près de la fenêtre.
La veuve du professeur Étienne Bathory avait alors soixante ans. Si sa taille était droite encore, malgré la pesanteur de l’âge, sa tête toute blanche, sa figure sillonnée de rides, indiquaient combien elle avait eu à lutter contre le chagrin et la misère. Mais on la sentait énergique encore, comme elle l’avait été dans le passé. En elle se retrouvait la vaillante compagne, la confidente intime de l’homme qui avait sacrifié sa position à ce qu’il avait cru être son devoir, sa complice enfin, lorsqu’il s’était jeté dans la conspiration avec Mathias Sandorf et Ladislas Zathmar.
« Monsieur, dit-elle d’une voix dont elle eut vainement essayé de dissimuler l’émotion, puisque vous êtes le docteur Antékirtt, je suis votre obligée, et je vous dois le récit des événements qui se sont passés à Trieste, il y a quinze ans…
— Madame, puisque je suis le docteur Antékirtt, épargnez-vous un récit trop douloureux pour vous ! Je le connais, et j’ajoute, — puisque je suis le docteur Antékirtt, — que je connais aussi tout ce qu’a été votre existence depuis cette date inoubliable du 30 juin 1867.
— Me direz-vous alors, monsieur, reprit Mme Bathory, à quel motif est dû l’intérêt que vous avez pris à ma vie ?
— Cet intérêt, madame, est celui que tout homme de cœur doit à la veuve du magyar, qui n’a pas hésité à risquer son existence pour l’indépendance de sa patrie !
— Avez-vous connu le professeur Étienne Bathory ? demanda la veuve d’une voix un peu tremblante.
— Je l’ai connu, madame, je l’ai aimé, et je vénère tous ceux qui portent son nom.
— Êtes-vous donc de ce pays pour lequel il a donné son sang ?
— Je ne suis d’aucun pays, madame.
— Qui êtes-vous, alors ?
— Un mort, qui n’a pas encore de tombe ! » répondit froidement le docteur Antékirtt.
Mme Bathory et Borik, à cette réponse si inattendue, tressaillirent ; mais le docteur se hâta d’ajouter :
« Cependant, madame, ce récit que je vous ai priée de ne pas me faire, il faut, moi, que je vous le fasse, car, s’il est des choses que vous connaissez, il en est d’autres qui vous sont inconnues, et celles-là, vous ne devez pas les ignorer plus longtemps.
— Soit, monsieur, je vous écoute, répondit Mme Bathory.
— Madame, reprit le docteur Antékirtt, il y a quinze ans, trois nobles hongrois se firent les chefs d’une conspiration, qui avait pour but de rendre à la Hongrie son ancienne indépendance. Ces hommes étaient le comte Mathias Sandorf, le professeur Étienne Bathory, le comte Ladislas Zathmar, trois amis confondus depuis longtemps dans la même espérance, trois êtres vivant du même cœur.
« Le 8 juin 1867, la veille du jour où allait être donné le signal du soulèvement, qui devait s’étendre dans tout le pays hongrois et jusqu’en Transylvanie, la maison du comte Zathmar, à Trieste, dans laquelle se trouvaient les chefs de la conspiration, fut envahie par la police autrichienne. Le comte Sandorf et ses deux compagnons furent saisis, emmenés, emprisonnés, la nuit même, dans le donjon de Pisino, et, quelques semaines après, ils étaient condamnés à mort.
« Un jeune comptable, nommé Sarcany, arrêté en même temps qu’eux dans la maison du comte Zathmar, parfaitement étranger au complot d’ailleurs, ne tarda pas à être mis hors de cause, puis relâché, après le dénouement de cette affaire.
« La veille du jour où la sentence allait être exécutée, une évasion fut tentée par les prisonniers, réunis alors dans la même cellule. Le comte Sandorf et Étienne Bathory, en s’aidant de la chaîne d’un paratonnerre, parvinrent à s’enfuir du donjon de Pisino, et ils tombèrent dans le torrent de la Foïba, au moment où Ladislas Zathmar, saisi par les gardiens, était mis dans l’impossibilité de les suivre.
« Bien que les fugitifs eussent peu de chances d’échapper à la mort, puisqu’une rivière souterraine les entraînait au milieu d’un pays qu’ils ne connaissaient même pas, ils purent cependant gagner les grèves du canal de Lème, puis la ville de Rovigno, où ils trouvèrent asile dans la maison du pêcheur Andréa Ferrato.
« Ce pêcheur — un homme de cœur ! — avait tout préparé pour les conduire de l’autre côté de l’Adriatique, lorsque, par vengeance personnelle, un Espagnol, nommé Carpena, qui avait surpris le secret de leur retraite, dénonça les fugitifs à la police de Rovigno. Ils tentèrent de s’échapper une seconde fois. Mais Étienne Bathory, blessé, fut aussitôt repris par les agents. Quant à Mathias Sandorf, poursuivi jusqu’au rivage, il tomba sous une grêle de balles, et l’Adriatique ne rendit même pas son cadavre.
« Le surlendemain, Étienne Bathory et Ladislas Zathmar étaient passés par les armes dans la forteresse de Pisino. Puis, pour leur avoir donné asile, le pêcheur Andréa Ferrato, condamné aux galères perpétuelles, était envoyé au bagne de Stein. »
Mme Bathory baissait la tête. Le cœur serré, elle avait écouté, sans l’interrompre, le récit du docteur.
« Vous connaissiez ces détails, madame ? lui demanda-t-il.
— Oui, monsieur, comme vous-même vous les avez connus, par les journaux, sans doute ?
— Oui, madame, par les journaux, répondit le docteur. Mais ce que les journaux n’ont pu apprendre au public, puisque cette affaire avait été instruite dans le plus grand secret, je l’ai su, moi, grâce à l’indiscrétion d’un gardien de la forteresse, et je vais vous l’apprendre.
— Parlez, monsieur, répondit Mme Bathory.
— Si le comte Mathias Sandorf et Étienne Bathory furent trouvés et pris dans la maison du pêcheur Ferrato, c’est qu’ils avaient été trahis par l’Espagnol Carpena. Mais s’ils avaient été arrêtés, trois semaines avant, dans la maison de Trieste, c’est que des traîtres les avaient dénoncés aux agents de la police autrichienne.
— Des traîtres !… dit Mme Bathory.
— Oui, madame, et la preuve de cette trahison résulta des débats mêmes de l’affaire. Une première fois, ces traîtres avaient surpris au cou d’un pigeon voyageur un billet chiffré, adressé au comte Sandorf, et dont ils prirent le fac-similé. Une seconde fois, dans la maison même du comte Zathmar, ils parvinrent à obtenir un décalque de la grille qui servait à lire ces dépêches. Puis, lorsqu’ils eurent pris connaissance du billet, ils le livrèrent au gouverneur de Trieste. Et, sans doute, une partie des biens confisqués du comte Sandorf servit à payer leur délation.
— Ces misérables, les connaît-on ?… demanda Mme Bathory, dont l’émotion faisait trembler la voix.
— Non, madame, répondit le docteur. Mais, peut-être les trois condamnés les connaissaient-ils, et auraient-ils dit leurs noms, s’ils eussent pu revoir une dernière fois leur famille avant de mourir ! »
En effet, ni Mme Bathory, alors absente avec son fils, ni Borik, retenu dans la prison de Trieste, n’avaient pu assister les condamnés à leurs derniers moments.
« Ne pourra-t-on jamais savoir le nom de ces misérables ? demanda Mme Bathory.
— Madame, répondit le docteur Antékirtt, les traîtres finissent toujours par se trahir ! — Voici, maintenant, ce que je dois ajouter pour compléter mon récit.
« Vous étiez restée veuve, avec un jeune enfant de huit ans, à peu près sans ressources. Borik, le serviteur du comte Zathmar, ne voulut pas vous abandonner après la mort de son maître ; mais il était pauvre et n’avait que son dévouement à vous apporter.
« Alors, madame, vous avez quitté Trieste pour venir occuper ce modeste logement à Raguse. Vous avez travaillé, travaillé de vos mains, afin de subvenir aux besoins de la vie matérielle comme aux besoins de la vie morale. Vous vouliez, en effet, que votre fils suivît, dans la science, le chemin qu’avait illustré son père. Mais que de luttes incessamment subies, que de misères courageusement supportées ! Et avec quel respect je m’incline devant la noble femme qui a montré tant d’énergie, devant la mère, dont les soins ont fait de son fils un homme ! »
En parlant ainsi, le docteur s’était levé, et un indice d’émotion apparaissait sous sa froideur habituelle.
Mme Bathory n’avait rien répondu. Elle attendait, ne sachant si le docteur avait achevé son récit ou s’il allait le continuer, en rapportant des faits qui lui étaient absolument personnels, et à propos desquels elle lui avait demandé cette entrevue.
« Cependant, madame, reprit le docteur qui comprit sa pensée, sans doute les forces humaines ont des bornes, et, déjà malade, épuisée par tant d’épreuves, peut-être eussiez-vous succombé à la tâche, si un inconnu, non ! un ami du professeur Bathory ne fût venu à votre aide. Jamais je ne vous aurais parlé de cela, si votre vieux serviteur ne m’avait fait connaître le désir que vous aviez de me voir…
— En effet, monsieur, répondit Mme Bathory. N’ai-je donc pas à remercier le docteur Antékirtt ?…
— Et pourquoi, madame ? Parce que, il y a cinq ou six ans, en souvenir de l’amitié qui le liait au comte Sandorf et à ses deux compagnons, et pour vous aider dans votre œuvre, le docteur Antékirtt vous a fait adresser une somme de cent mille florins ? N’était-il pas trop heureux de pouvoir mettre cet argent à votre disposition ? Non, madame, c’est moi, au contraire, qui dois vous remercier d’avoir bien voulu accepter ce don, s’il a pu venir en aide à la veuve et au fils d’Étienne Bathory ! »
La veuve s’était inclinée et répondit :
« Quoi qu’il en soit, monsieur, je tenais à vous témoigner ma reconnaissance. C’était le premier motif de cette visite que je voulais aller vous rendre. Mais il y en avait un second…
— Lequel, madame ?
— C’était… de vous restituer cette somme…
— Quoi, madame ?… dit vivement le docteur, vous n’avez pas voulu accepter ?…
— Monsieur, je ne me suis pas cru le droit de disposer de cet argent. Je ne connaissais pas le docteur Antékirtt. Je n’avais jamais entendu prononcer son nom. Cette somme pouvait être une sorte d’aumône, venant de ceux que mon mari avait combattus et dont la pitié m’eut été odieuse ! Aussi n’ai-je pas voulu l’employer, même pour l’usage auquel le docteur Antékirtt la destinait.
— Ainsi… cet argent…
— Est intact.
— Et votre fils ?…
— Mon fils ne devra rien qu’à lui-même…
— Et à sa mère ! » ajouta le docteur, dont tant grandeur d’âme, tant d’énergie de caractère, ne pouvaient qu’exciter l’admiration et commander le respect.
Cependant, Mme Bathory s’était levée, et, d’un meuble fermé à clef, elle tirait une liasse de billets qu’elle tendit au docteur.
« Monsieur, dit-elle, veuillez reprendre cet argent, car il est à vous, et recevez les remerciements d’une mère, comme si elle s’en fût servie pour élever son fils !
— Cet argent ne m’appartient plus, madame ! répondit le docteur en refusant d’un geste.
— Je vous répète qu’il n’a jamais dû m’appartenir !
— Mais si Pierre Bathory en faisait usage…
— Mon fils finira par trouver la situation dont il est digne, et je pourrai compter sur lui comme il a pu compter sur moi !
— Il ne refusera pas ce qu’un ami de son père insistera pour lui faire accepter !
— Il refusera !
— Du moins, madame, me permettrez-vous d’essayer ?…
— Je vous prierai de n’en rien faire, monsieur le docteur, répondit Mme Bathory. Mon fils ignore même que j’ai reçu cet argent, et je désire qu’il l’ignore toujours !
— Soit, madame !… Je comprends les sentiments qui vous font agir, puisque je n’étais et ne suis qu’un inconnu pour vous !… Oui ! je les comprends et je les admire !… Mais, je vous le répète, si cet argent n’est pas à vous, il n’est plus à moi ! »
Le docteur Antékirtt se leva. Le refus de Mme Bathory n’avait rien qui pût le froisser personnellement. Cette délicatesse ne provoqua donc en lui que le sentiment du plus profond respect. Il salua la veuve et il allait se retirer, quand une dernière question l’arrêta.
« Monsieur, dit Mme Bathory, vous avez parlé de manœuvres indignes, qui ont envoyé à la mort Ladislas Zathmar, Étienne Bathory et le comte Sandorf ?
— J’ai dit ce qui était, madame.
— Mais ces traîtres, personne ne les connaît ?
— Si, madame !
— Qui donc ?
— Dieu ! »
Sur ce mot, le docteur Antékirtt s’inclina une dernière fois devant la veuve et sortit.
Mme Bathory était restée pensive. Par une sympathie secrète, dont elle ne se rendait peut-être pas bien compte, elle se sentait irrésistiblement attirée vers ce personnage mystérieux, si mêlé aux plus intimes événements de sa vie. Le reverrait-elle jamais, et, si la Savarèna ne l’avait conduit à Raguse que pour lui rendre cette visite, n’allait-il pas reprendre la mer et ne plus revenir ?
Quoi qu’il en soit, le lendemain, les journaux annonçaient qu’un don anonyme de cent mille florins venait d’être fait aux hospices de la ville.
C’était l’aumône du docteur Antékirtt, mais n’était-ce pas aussi l’aumône de la veuve, qui l’avait refusée pour son fils et pour elle ?