Mathias Sandorf/IV/4

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Hetzel (tome 3p. 79-107).


IV

LE DERNIER ENJEU.


Les salons du Cercle des Étrangers, — vulgairement le Casino, — étaient ouverts depuis onze heures. Bien que le nombre des joueurs fût encore restreint, quelques tables de roulette commençaient à fonctionner.

L’aplomb de ces tables avait été préalablement rectifié, car il importe que leur horizontalité soit parfaite. En effet, une défectuosité quelconque, qui altérerait le mouvement de la bille lancée dans le cylindre tournant, serait vite remarquée et utilisée au détriment de la banque.

Sur chacune des six tables de roulette, soixante mille francs en or, en argent et en billets, avaient été déposés ; sur chacune des deux tables de trente et quarante, cent cinquante mille. C’est l’enjeu habituel de la banque, en attendant l’ouverture de la grande saison, et il est bien rare que l’administration soit obligée de renouveler cette première mise de fonds. Rien qu’avec le refait et le zéro, dont le profit lui appartient, elle doit gagner — et toujours. Si donc le jeu est immoral en soi, de plus, il est stupide, puisqu’on opère dans de telles conditions d’inégalité.

Autour de chaque table de roulette, huit croupiers, leur râteau à la main, occupaient déjà les places qui leur sont réservées. À leurs côtés, assis ou debout, se tenaient joueurs ou spectateurs. Dans les salons, les inspecteurs se promenaient en observant aussi bien les croupiers que les pontes, tandis que les garçons de salle circulaient pour le service et du public et de l’administration, qui ne compte pas moins de cent cinquante employés des jeux.

Vers midi et demi, le train de Nice amena son contingent habituel de joueurs. Ce jour-là, ils étaient peut-être plus nombreux. Cette série de dix-sept à la rouge avait produit son effet naturel. C’était comme une nouvelle attraction, et tout ce qui vit du hasard venait en suivre les péripéties avec plus d’ardeur.

Une heure après, les salons étaient remplis. On y causait, surtout de cette passe extraordinaire, mais généralement à voix basse. Rien de lugubre, en somme, comme ces immenses salles, malgré la prodigalité des dorures, la fantaisie de l’ornementation, le luxe de l’ameublement, la profusion des lustres qui versent à flots la lumière du gaz, sans parler de ces longues suspensions, dont les lampes à huile, aux abat-jour verdâtres, éclairent plus spécialement les tables de jeu. Ce qui domine, malgré l’affluence du public, ce n’est pas le bruit des conversations, c’est le tintement des pièces d’or et d’argent, comptées ou lancées sur les tapis, c’est le froissement des billets de banque, c’est l’incessant : « Rouge gagne et couleur » — ou « dix-sept, noir, impair et manque », jetés par la voix indifférente des chefs de parties — tout cela, triste !

Toutefois, deux des perdants, qui comptaient parmi les plus célèbres de la veille, n’avaient pas encore paru dans les salons. Déjà quelques joueurs cherchaient à suivre les chances diverses, à saisir la veine, les uns à la roulette, les autres au trente et quarante. Mais les alternatives de gain et de perte se compensaient, et il ne semblait pas que le « phénomène » de la soirée précédente dût se reproduire.

Vers trois heures seulement, Sarcany et Silas Toronthal entrèrent au Casino. Avant de paraître dans les salles de jeu, ils se promenèrent à travers le hall, où ils furent quelque peu l’objet de la curiosité publique. On les regardait, on les guettait, on se demandait s’ils entreraient encore en lutte avec ce hasard qui leur avait coûté si cher. Quelques professeurs auraient volontiers profité de l’occasion pour leur vendre d’infaillibles martingales, s’ils n’eussent été peu abordables en ce moment. Le banquier, l’air égaré, voyait à peine ce qui se passait autour de lui. Sarcany était plus froid, plus fermé que jamais. Tous deux se recueillaient au moment de tenter un dernier coup.

Parmi les personnes qui les observaient avec cette curiosité spéciale qu’on accorde à des patients ou à des condamnés, se trouvait un étranger qui semblait décidé à ne pas les quitter d’un instant.

C’était un jeune homme de vingt-deux à vingt-trois ans, physionomie fine, air futé, nez pointu, — un de ces nez qui regardent. Ses yeux, d’une vivacité singulière, s’abritaient derrière un lorgnon à simples verres de conserve. Comme s’il avait eu du vif argent dans les veines, il gardait ses mains dans les poches de son pardessus pour s’interdire de gesticuler, et tenait ses pieds rassemblés à la première position pour être plus sûr de rester en place. Convenablement habillé, sans avoir sacrifié aux dernières exigences du gandinisme, il n’affectait aucune prétention dans sa mise ; mais peut-être ne se sentait-il pas très à l’aise avec ses vêtements correctement ajustés.

Cela ne saurait surprendre : ce jeune homme n’était autre que Pointe Pescade.

Au dehors, dans les jardins, l’attendait Cap Matifou.

Le personnage pour le compte duquel ils étaient venus tous deux en mission particulière dans ce paradis ou cet enfer de l’enclave monégasque, c’était le docteur Antékirtt.

L’embarcation qui les avait déposés la veille sur la pointe de Monte-Carlo, c’était l’Electric 2, de la flottille d’Antékirtta.

Dans quel but, le voici :

Deux jours après sa séquestration à bord du Ferrato, Carpena avait été mis à terre, et, malgré ses réclamations, incarcéré dans une des casemates de l’île. Là, cet échappé des présides espagnols n’eut pas de peine à comprendre qu’il n’avait changé une prison que pour une autre. Au lieu d’appartenir au personnel pénitentiaire du gouverneur, il était, sans le savoir, au pouvoir du docteur Antékirtt. En quel endroit ? Il n’aurait pu le dire. Avait-il gagné à ce changement ? C’est ce qu’il se demandait, non sans quelque inquiétude. Il était décidé, d’ailleurs, à faire tout ce qu’il faudrait pour améliorer sa position.

Aussi, à la première injonction qui lui fut faite par le docteur lui-même, n’hésita-t-il point à répondre avec la plus entière franchise.

Connaissait-il Silas Toronthal et Sarcany ?

Silas Toronthal, non, Sarcany, oui, — et encore ne l’avait-il vu qu’à de rares intervalles.

Sarcany avait-il des relations avec Zirone et sa bande depuis qu’elle opérait aux environs de Catane ?

Oui, puisque Sarcany était attendu en Sicile et qu’il y fût certainement venu, sans l’issue de cette malheureuse expédition qui se termina par la mort de Zirone.

Où était-il maintenant ?

À Monte-Carlo, à moins qu’il n’eût quitté récemment cette ville, dont il faisait depuis quelque temps sa résidence, et très probablement en compagnie de Silas Toronthal.

Carpena n’en savait pas davantage, mais ce qu’il venait d’apprendre allait suffire au docteur pour entrer de nouveau en campagne.

Il va sans dire que l’Espagnol ignorait quel intérêt le docteur avait eu à le faire évader de Ceuta pour s’emparer de sa personne, et que sa trahison envers Andréa Ferrato fût connue de celui qui l’interrogeait. D’ailleurs, il ne sut même pas que Luigi était le fils du pêcheur de Rovigno. Au fond de cette casemate, le prisonnier allait être plus étroitement gardé qu’il ne l’était au pénitencier de Ceuta, sans pouvoir communiquer avec personne, jusqu’au jour où il serait statué sur son sort.

Ainsi donc, des trois traîtres qui avaient amené le sanglant dénouement de la conspiration de Trieste, l’un était maintenant entre les mains du docteur. Il restait à s’emparer des deux autres, et Carpena venait de dire en quel lieu on pouvait les rejoindre.

Toutefois, comme le docteur était connu de Silas Toronthal, Pierre, de Silas Toronthal et de Sarcany, il leur parut bon de n’intervenir qu’au moment où l’on pourrait le faire avec chance de succès. Mais, maintenant qu’on avait retrouvé les traces des deux complices, il importait de ne plus les perdre de vue, en attendant que les circonstances permissent d’agir contre eux.

C’est pourquoi Pointe Pescade, afin de les suivre partout où ils iraient, et Cap Matifou, pour prêter au besoin main-forte à Pointe Pescade, furent envoyés à Monaco, où le docteur, Pierre et Luigi devaient se rendre avec le Ferrato, dès que le moment en serait venu.

Arrivés pendant la nuit, les deux amis s’étaient mis à l’œuvre. Il ne leur avait pas été difficile de découvrir l’hôtel dans lequel Silas Toronthal et Sarcany étaient descendus. Pendant que Cap Matifou se promenait aux environs en attendant le soir, Pointe Pescade, qui se tenait aux aguets, vit sortir les deux associés vers une heure de l’après-midi. Il lui sembla que le banquier, très abattu, parlait peu, bien que Sarcany l’entretînt assez vivement. Pendant la matinée, Pointe Pescade avait entendu raconter ce qui s’était passé la veille dans les salons du Cercle, c’est-à-dire cette invraisemblable série qui avait fait de nombreuses victimes, parmi lesquelles on citait principalement Sarcany et Silas Toronthal. Il en conclut donc que leur entretien devait porter sur cette extraordinaire malchance. En outre, comme il apprit aussi que ces deux joueurs avaient eu à supporter des pertes énormes, depuis quelque temps, il en conclut, non moins judicieusement, que leurs dernières ressources devaient être presque épuisées, et que le moment approchait où le docteur pourrait utilement intervenir.

Ces renseignements furent consignés dans une dépêche que Pointe Pescade, sans nommer personne, avait envoyée, dès le matin, à la station de La Valette à Malte, — dépêche que le fil particulier transmettrait rapidement à Antékirtta.

Lorsque Sarcany et Silas Toronthal entrèrent dans le hall du Casino, Pointe Pescade y entra après eux ; puis, quand ils franchirent la porte des salons de roulette et de trente et quarante, il la franchit à leur suite.

Il était alors trois heures après midi. Le jeu commençait à s’animer. Le banquier et son compagnon firent d’abord le tour des salles. Pendant quelques instants, ils s’arrêtèrent devant les diverses tables, observant les coups, mais n’y prenant point part.

Pointe Pescade allait et venait, en curieux, sans les perdre de vue. Il crut même, afin de ne point attirer l’attention, devoir risquer quelques pièces de cinq francs sur les colonnes ou les douzaines de la roulette, et, comme de juste, il les perdit, — avec le plus admirable sang-froid d’ailleurs. Mais aussi, pourquoi n’avait-il pas suivi l’excellent conseil que venait de lui donner en confidence un professeur de grand mérite :

« Pour réussir au jeu, monsieur, il faut s’appliquer à perdre les petits coups et à gagner les gros ! Tout le secret est là ! »

Quatre heures sonnaient, lorsque Sarcany et Silas Toronthal jugèrent que le moment était venu de tâter la veine. Plusieurs places étaient inoccupées à l’une des tables de roulette. Tous deux s’y assirent en face l’un de l’autre, et le chef de partie ne tarda pas à se voir entouré non seulement de joueurs, mais de spectateurs, avides d’assister à cette revanche des deux célèbres décavés de la veille.

Tout naturellement, Pointe Pescade se plaça au premier rang des curieux, et il n’était pas l’un des moins intéressés à suivre les alternatives de cette lutte.

Pendant la première heure, les chances se balancèrent à peu près. Pour mieux les diviser, Silas Toronthal et Sarcany n’avaient point associé leur jeu. Ils pontaient séparément en faisant des coups assez considérables, soit sur les combinaisons simples, soit sur les combinaisons multiples que présente la roulette, soit sur plusieurs combinaisons à la fois. Le sort ne se prononçait ni pour eux ni contre.

Mais, entre quatre et six heures, la veine sembla leur revenir. Ce maximum, qui est de six mille francs à la roulette, ils le gagnèrent un certain nombre de fois sur des numéros pleins.

Les mains de Silas Toronthal tremblaient en s’allongeant sur le tapis, lorsqu’il avançait sa mise ou quand il saisissait, jusque sous le râteau, l’or et les billets des croupiers.

Sarcany, toujours maître de lui-même, ne laissait pas une seule de ses impressions se traduire sur son visage. Il se contentait d’encourager son associé du regard, et c’était Silas Toronthal, en somme, que la chance suivait avec plus de constance en ce moment.

Pointe Pescade, bien qu’un peu grisé par ce va-et-vient de l’or et des billets, ne cessait de les observer tous les deux. Cette fortune, qui se refaisait sous leurs mains, il se demandait s’ils seraient assez prudents pour la garder, s’ils sauraient s’arrêter à temps.

Puis, la réflexion lui vint que dans le cas où Sarcany et Silas Toronthal auraient cette sagesse — ce dont il doutait d’ailleurs, — ils pourraient être tentés de quitter Monte-Carlo, de fuir en quelque autre coin de l’Europe, où il faudrait les rejoindre. L’argent ne leur manquant pas, ils ne seraient plus à la discrétion du docteur Antékirtt.

« Décidément, pensa-t-il, tout compte fait, mieux vaut qu’ils se ruinent, et je me trompe fort si ce coquin de Sarcany est homme à s’arrêter dans la veine ! »

Quelles que fussent à cet égard les idées de Pointe Pescade et ses espérances, la chance n’abandonna pas les deux associés. En réalité, et par trois fois, ils auraient fait sauter la banque, si le chef de partie n’eût fait des ajoutés de vingt mille francs.

Ce fut un événement parmi les spectateurs de cette lutte, dont la majorité se montra très favorable aux deux joueurs. N’était-ce pas comme une revanche de cette insolente série de la rouge, dont l’administration avait si largement profité la veille ?

En somme, à six heures et demie, lorsqu’ils suspendirent leur jeu, Silas Toronthal et Sarcany avaient réalisé un gain supérieur à vingt mille louis. Ils se levèrent alors et quittèrent la table de roulette. Silas Toronthal marchait d’un pas incertain, comme s’il eût été un peu ivre, — ivre d’émotion et de fatigue cérébrale. Son compagnon, impassible, le surveillait, redoutant par-dessus tout qu’il ne fût tenté de s’enfuir avec les quelques centaines de mille francs, si péniblement regagnés, et de se soustraire à sa domination.

Tous deux, sans s’adresser la parole, repassèrent à travers le hall, descendirent le péristyle et se dirigèrent vers leur hôtel.

Pointe Pescade les suivit de loin.

En sortant, il aperçut, près d’un des kiosques du jardin, Cap Matifou qui était assis sur un banc.

Pointe Pescade alla à lui.

« Est-ce le moment ? demanda Cap Matifou.

— Quel moment ?…

— De… de…

— D’entrer en scène ?… Non, mon Cap !… Pas encore !… Reste à la cantonade. — As-tu dîné ?

— Oui, Pointe Pescade.

— Tous mes compliments ! Moi, j’ai l’estomac dans les talons… ce qui n’est vraiment pas la place d’un estomac ! Mais je le remonterai, si j’ai le temps !… Donc, ne bouge pas d’ici avant que je ne t’aie revu ! »

Et Pointe Pescade s’élança vers la rampe que descendaient Sarcany et Silas Toronthal.

Lorsqu’il se fut assuré que les deux associés s’étaient fait servir à dîner dans leur appartement, Pointe Pescade se permit de s’asseoir à la table d’hôte. Il n’était que temps, et, en une demi-heure, comme il le disait, il eut remonté son estomac à la place normale que cet organe doit occuper dans la machine humaine.

Puis il sortit, un excellent cigare à la bouche, et il se remit en observation devant l’hôtel.

« Décidément, murmura-t-il, j’étais né pour être factionnaire ! J’ai manqué ma vocation ! »

La seule question qu’il se posait alors était celle-ci : ces gentlemen vont-ils ou non revenir ce soir au Casino ?

Vers huit heures, Silas Toronthal et Sarcany parurent sur la porte de l’hôtel. Pointe Pescade crut entendre et comprendre qu’ils discutaient vivement.

Apparemment, le banquier tentait de résister une dernière fois aux obsessions, aux injonctions de son complice, car celui-ci, d’une voix impérieuse, finit par dire :

« Il le faut, Silas !… Je le veux ! »

Ils remontèrent alors la rampe pour gagner les jardins de Monte-Carlo. Pointe Pescade les suivit, sans pouvoir rien surprendre de leur entretien — à son grand regret.

Or, voici ce que Sarcany disait, de ce ton qui n’admet pas de réplique, au banquier dont la résistance mollissait peu à peu.

« S’arrêter, Silas, quand la chance nous revient, ce serait insensé !… Il faut que vous ayez perdu la tête !… Comment, dans la déveine, nous avons forcé notre jeu comme des fous, et, dans la veine, nous ne le forcerions pas comme des sages !… Comment, nous avons une occasion, unique peut-être, une occasion qui peut ne jamais se représenter, d’être maîtres du sort, maîtres de la fortune, et nous la laisserions échapper par notre faute !… Silas, vous ne sentez donc pas que la chance…

— Si elle n’est pas épuisée ! murmura Silas Toronthal.

— Non ! cent fois non ! répondit Sarcany. Cela ne s’explique pas, pardieu, mais cela se sent, cela vous pénètre jusqu’aux moelles !… Un million nous attend, ce soir, sur les tables du Casino !… Oui ! un million, et je ne le laisserai pas échapper !

— Jouez donc, Sarcany !

— Moi !… jouer seul ?… Non ! Jouer avec vous, Silas !… Oui !… Et s’il fallait choisir entre nous deux, ce serait à vous que je céderais la place !… La veine est personnelle et il est manifeste qu’elle vous est revenue !… Jouez donc et vous gagnerez !… Je le veux ! »

En somme, ce que voulait Sarcany, c’était que Silas Toronthal ne se contentât pas de quelques centaines de mille francs qui lui eussent permis d’échapper à sa domination. Ce qu’il voulait, c’était que son complice redevînt le millionnaire qu’il était, ou qu’il fût réduit à rien. Riche, il continuerait l’existence qu’ils avaient menée jusqu’alors. Ruiné, il faudrait bien qu’il suivît Sarcany partout où celui-ci voudrait le conduire. Dans les deux cas, il n’y aurait plus rien à craindre de sa part.

Du reste, bien qu’il essayât de résister, Silas Toronthal sentait maintenant toutes les passions du joueur s’agiter en lui. En ce misérable abaissement où il était tombé, il éprouvait à la fois la peur et l’envie de revenir dans les salons du Casino. Les paroles de Sarcany lui mettaient le feu dans le sang. Visiblement, le sort s’était déclaré pour lui, et pendant ces dernières heures, avec une telle constance qu’il serait impardonnable de s’arrêter !

Le fou ! Comme tous les joueurs, ses pareils, il mettait au présent ce qui ne peut jamais être qu’au passé ! Au lieu de se dire : J’ai eu de la chance, — ce qui était vrai, — il se disait : J’ai de la chance, — ce qui est faux ! Et pourtant, dans le cerveau de tous ceux qui tablent sur le hasard, il ne se fait pas d’autre raisonnement que celui-là ! Ils oublient trop ce qu’a récemment dit un des plus grands mathématiciens de la France :

« Le hasard a des caprices, il n’a pas d’habitudes. »

Cependant Sarcany et Silas Toronthal étaient arrivés devant le Casino, toujours suivis par Pointe Pescade. Là, ils s’arrêtèrent un instant.

« Silas, dit alors Sarcany, pas d’hésitation !… Vous êtes décidé à jouer, n’est-ce pas ?

— Oui !… décidé à risquer le tout pour le tout ! répondit le banquier, dont toutes les hésitations avaient cessé, d’ailleurs, dès qu’il s’était trouvé sur les premières marches du péristyle.

— Ce n’est pas à moi de vous influencer ! reprit Sarcany. Abandonnez-vous à votre inspiration, non à la mienne ! Elle ne peut se tromper ! — Est-ce à la roulette que vous allez…

— Non… au trente et quarante ! répondit Silas Toronthal, en entrant dans le hall.

— Vous avez raison, Silas ! N’écoutez que vous-même !… La roulette vient de vous donner presque une fortune !… Au trente et quarante de faire le reste ! »

Tous deux entrèrent dans les salons et s’y promenèrent d’abord. Dix minutes après, Pointe Pescade les vit prendre place à l’une des tables du trente et quarante.

Là, en effet, peuvent se faire des coups plus audacieux, Là, si les chances du jeu sont simples, s’il n’y a à lutter que contre le refait, le maximum est de douze mille francs, et quelques passes peuvent donner des différences considérables de gain ou de perte. Là est donc le théâtre de prédilection ce qu’on appelle les grands joueurs. Là, enfin, des fortunes ou des ruines se sont faites avec une rapidité vertigineuse, dont les Bourses de Paris, de New-York ou de Londres pourraient se montrer jalouses !

Devant la table du trente et quarante, Silas Toronthal avait oublié toutes ses appréhensions. Maintenant il ne jouait plus « de peur », mais rageusement, ou, ce qui est plus exact, comme un homme qui ne doit pas tarder à s’emballer. Peut-on dire, d’ailleurs, qu’il y ait manière de jouer, manière « d’engager son argent ? » Non, évidemment, quoique prétendent les habitués de jeux, puisqu’on est à la merci du hasard. Le banquier jouait donc sous l’œil de Sarcany, dont l’intérêt était double en cette partie suprême, et quelle qu’en fût l’issue.

Durant la première heure, les alternatives de perte et de gain furent à peu près égales. Toutefois, la balance finit par pencher du côté de Silas Toronthal.

Sarcany et lui se crurent alors sûrs du succès. Ils « s’excitèrent », comme on dit, ils ne procédèrent plus qu’à coups de maximum. Mais bientôt l’avantage revint à la banque, dont le sang-froid est imperturbable, qui ne connaît pas les folies de l’emportement, et dont ce maximum, imposé aux joueurs, protège les intérêts dans une mesure si considérable.

Il y eut des coups terribles. Tout le gain, encaissé par Silas Toronthal pendant l’après-midi, s’en alla peu à peu. Le banquier, effrayant à voir, la face congestionnée, les yeux hagards, se raccrochait aux bords de la table, à sa chaise, aux paquets de billets, aux rouleaux d’or que sa main ne pouvait lâcher, avec les mouvements, les soubresauts, les convulsions d’un homme qui se noie ! Et personne pour l’arrêter au bord de l’abîme ! Pas un bras qui lui fût tendu pour le retenir ! Pas une tentative de Sarcany pour l’arracher à cette place, pour l’entraîner, avant que sa perte fût complète, avant que sa tête eût disparu sous ce flot de la ruine !

À dix heures, Silas Toronthal avait risqué sa dernière mise, son dernier maximum. Il l’avait gagné, puis reperdu. Et, quand il se leva, la tête égarée, pris de cette envie féroce que les salons du cercle s’écroulassent pour l’écraser avec tout ce monde qui les emplissait, il n’avait plus rien, — plus rien des millions que lui avait laissés sa maison de banque, reconstituée avec les millions du comte Sandorf.

Silas Toronthal, accompagné de Sarcany, qui semblait être son geôlier, quitta les salles de jeu, traversa le hall, et se précipita hors du Casino. Puis, tous deux s’enfuirent à travers le square vers les sentiers qui montent à la Turbie.

Pointe Pescade était déjà sur leurs traces ; mais, en passant, il avait rejoint Cap Matifou, il l’avait arraché au banc sur lequel l’Hercule dormait d’un demi-sommeil, il lui avait crié :

« Alerte !… Des yeux et des jambes ! »

Et Cap Matifou s’était lancé avec lui sur une piste qu’il ne fallait plus perdre.

Cependant, Sarcany et Silas Toronthal continuaient à marcher l’un près de l’autre, et s’élevaient peu à peu en remontant ces sentiers tournants qui serpentent au flanc de la montagne entre les jardins couverts d’oliviers et d’orangers. Ces capricieux zig-zags permettaient à Pointe Pescade et à Cap Matifou de ne pas les perdre de vue, mais ils ne pouvaient les entendre.

« Rentrez à l’hôtel, Silas ! ne cessait de répéter Sarcany d’une voix impérieuse. Rentrez… et reprenez votre sang-froid !…

— Non !… Nous sommes ruinés !… Séparons-nous !… Je ne veux plus vous voir !… Je ne veux plus…

— Nous séparer ?… Et pourquoi ?… Vous me suivrez, Silas !… Demain, nous quitterons Monaco !… Il nous reste une somme suffisante pour gagner Tétuan, et là, nous achèverons notre œuvre !

— Non !… Non !… Laissez-moi, Sarcany, laissez-moi ! » répondait Silas Toronthal.

Et il le repoussait violemment, lorsque l’autre voulait le saisir. Puis, il s’élançait avec une telle rapidité que Sarcany avait quelque peine à le rejoindre. Inconscient de ses actes, Silas Toronthal risquait à chaque pas de tomber dans les ravines abruptes au-dessus desquelles se déroule le lacet des sentiers. Une seule pensée le dominait jusqu’à l’obsession : fuir Monte-Carlo, où s’était consommée sa ruine, fuir Sarcany, dont les conseils l’avaient conduit à cette misère, fuir enfin, au hasard, sans savoir où il irait, sans savoir ce qu’il deviendrait ?

Sarcany sentait bien qu’il n’aurait plus raison de son complice, que celui-ci allait lui échapper ! Ah ! si le banquier n’eût pas connu des secrets qui pouvaient le perdre, ou, à tout le moins, irrémédiablement compromettre la dernière partie qu’il voulait jouer encore, comme il se fût peu inquiété de l’homme qu’il avait entraîné au bord de cet abîme ! Mais, avant d’y tomber, Silas Toronthal pouvait jeter un dernier cri, et c’était ce cri qu’il fallait étouffer !

Alors, de la pensée du crime auquel il était résolu, à son exécution immédiate, il n’y avait plus qu’un pas, et, ce pas, Sarcany n’hésita pas à le franchir. Ce qu’il voulait faire sur la route de Tétuan, dans ces solitudes de la campagne marocaine, ne pouvait-il le faire, cette nuit même, en ces lieux qui seraient bientôt déserts ?

Mais, à cette heure, entre Monte-Carlo et la Turbie, il passait encore des gens attardés qui montaient ou descendaient les rampes. Un cri de Silas Toronthal aurait pu les amener à son secours, et le meurtrier voulait que le meurtre se fît dans des conditions telles qu’il ne pût jamais être soupçonné. De là, nécessité d’attendre. Plus haut, au-delà de la Turbie et de la frontière monégasque, sur cette route de la Corniche, accrochée à plus de deux mille pieds au flanc de ces premiers contreforts des Alpes maritimes, Sarcany pourrait frapper à coup sûr. Qui viendrait alors en aide à sa victime ? Comment retrouverait-on le cadavre de Silas Toronthal, au fond de ces précipices qui bordent la route ?

Cependant, une dernière fois, Sarcany voulut arrêter son complice et tenter de le ramener à Monte-Carlo.

« Viens, Silas, viens ! s’écria-t-il en le saisissant par le bras. Demain nous recommencerons !… J’ai encore quelque argent…

— Non !… laissez-moi !… laissez-moi !… » s’écria Silas Toronthal, dans un dernier mouvement de rage.

Et, s’il eût été de force à lutter contre Sarcany, s’il eût été armé, peut-être n’aurait-il pas hésité à se venger de tout le mal que lui avait fait son ancien agent de la Tripolitaine !

D’une main, que la colère rendait plus vigoureuse, Silas Toronthal repoussa Sarcany ; puis, il s’élança vers le dernier tournant du sentier et franchit quelques marches grossièrement taillées dans le roc, entre de petits jardins disposés en étages. Bientôt il eut atteint la rue principale de la Turbie, sur cet étroit col qui sépare la Tête de Chien du massif du mont Agel, ancienne frontière de l’Italie et de la France.

« Va donc Silas ! s’écria une dernière fois Sarcany. Va donc, mais tu n’iras pas loin ! »

Puis, se jetant sur la droite, il escalada une petite haie de pierres sèches, gravit lestement un jardin en escalier, et se porta en avant, de manière à précéder Silas Toronthal sur la route.

Pointe Pescade et Cap Matifou, s’ils n’avaient rien pu entendre de cette scène, avaient vu le banquier repousser violemment Sarcany, et Sarcany disparaître dans l’ombre.

« Eh ! le diable s’en mêle ! s’écria Pointe Pescade. C’est peut-être le meilleur qui nous échappe !… Il ne manquerait plus que l’autre en fît autant !… En tout cas, le Toronthal est de bonne prise !… D’ailleurs, nous n’avons pas le choix !… En avant, mon Cap, en avant ! »

Et quelques rapides enjambées les eurent bientôt rapprochés tous deux de Silas Toronthal.

Celui-ci remontait rapidement la rue de la Turbie. Après avoir laissé sur la gauche le petit tertre que domine la tour d’Auguste, il passa, en courant, devant les maisons déjà fermées, et se trouva enfin sur la route de la Corniche.

Pointe Pescade et Cap Matifou le suivaient à moins de cinquante pas en arrière.

Mais, de Sarcany, il n’était plus question, soit qu’il eût suivi sur la crête des talus de droite, soit qu’il eût définitivement abandonné son complice pour redescendre à Monte Carlo.

La route de la Corniche, reste d’une ancienne voie romaine, à partir de la Turbie, descend vers Nice, à mi-montagne, au milieu de roches superbes, de cônes isolés, de précipices profonds qui se creusent jusqu’à la ligne du chemin de fer, tracée le long du littoral. Au-delà, par cette nuit étoilée, à la clarté de la lune qui se levait dans l’est, apparaissaient confusément six golfes, l’île de Sainte-Hospice, l’embouchure du Var, la presqu’île de la Garoupe, le cap d’Antibes, le golfe Juan, les îles de Lérins, le golfe de la Napoule, le golfe de Cannes, les montagnes de l’Esterel à l’arrière-plan. Çà et là brillaient des feux de port, celui de Beaulieu, à la base des escarpements de la Petite-Afrique, celui de Villefranche que domine le mont Leuza, puis, quelques fanaux de bateaux pêcheurs que réverbéraient les eaux calmes du large.

Il était alors plus de minuit. À ce moment, Silas Toronthal, presque en sortant de la Turbie, abandonna la route de la Corniche et se lança sur un petit chemin qui va directement à Eza, sorte de nid d’aigle, à population demi-barbare, crânement perché sur son roc au-dessus d’un massif de pins et de caroubiers.

Ce chemin était absolument désert. L’insensé le suivit pendant quelque temps, sans ralentir son pas, sans jamais retourner la tête ; puis, soudain, il se jeta, à gauche, dans un étroit sentier qui longe de plus près la haute falaise du littoral, sous laquelle la voie ferrée et la route carrossable passent à travers un tunnel.

Pointe Pescade et Cap Matifou s’y jetèrent après lui.

Cent pas plus loin, Silas Toronthal s’arrêta enfin. Il venait de s’élancer sur une roche qui surplombait un précipice, dont le fond, à plusieurs centaines de pieds au-dessous, était battu par la mer.

Qu’allait faire Silas Toronthal ? Une idée de suicide avait-elle traversé son cerveau ? Voulait-il donc terminer sa misérable existence en se précipitant dans cet abîme ?

« Mille diables ! s’écria Pointe Pescade. Il nous le faut vivant !… Empoigne, Cap Matifou, et tiens bon ! »

Mais tous deux n’avaient pas fait vingt pas qu’ils virent un homme apparaître sur la droite du sentier, se glisser le long du talus entre les touffes de lentisques et de myrtes, et ramper de manière à atteindre la roche sur laquelle se tenait Silas Toronthal.

C’était Sarcany.

« Eh ! pardieu, s’écria Pointe Pescade, il va sans doute donner un coup de main à son associé pour l’envoyer de ce monde-ci dans l’autre !… Cap Matifou, à toi l’un… à moi l’autre ! »

Mais Sarcany s’était arrêté… Il risquait d’être reconnu…

Une dernière malédiction s’échappa de sa bouche. Puis, s’élançant sur la droite, avant que Pointe Pescade eût pu l’atteindre, il disparut au milieu des buissons.

Un instant après, au moment où Silas Toronthal allait se précipiter, il était saisi par Cap Matifou et rapporté sur la route.

« Laissez-moi !… criait-il. Laissez-moi !…

— Vous laisser faire un faux pas, monsieur Toronthal ? répondit Pointe Pescade. Jamais ! »

L’intelligent garçon n’était point préparé à cet incident que ses instructions n’avaient pu prévoir. Mais si Sarcany venait de s’échapper, Silas Toronthal était pris, et il ne s’agissait plus que de le conduire à Antékirtta, où il serait reçu avec tous les honneurs auxquels il avait droit.

« Veux-tu te charger du transport de monsieur… à prix réduit ? demanda Pointe Pescade à Cap Matifou.

— Volontiers ! »

Silas Toronthal, n’ayant plus même le sentiment de ce qui se passait, n’aurait pu opposer la moindre résistance. Aussi Pointe Pescade, après s’être engagé sur un sentier assez raide qui descendait vers la grève en contournant le précipice, fut-il suivi de Cap Matifou, lequel tantôt traînait, tantôt portait ce corps inerte.

La descente fut extrêmement difficile, et, sans la prodigieuse adresse de Pointe Pescade, sans l’extraordinaire force de son compagnon, tous deux eussent peut-être fait quelque mortelle chute.

Cependant, après avoir vingt fois risqué leur vie, ils atteignirent les dernières roches au niveau de la mer. Là, le rivage est formé d’une succession de petites criques, capricieusement découpées dans le massif grésien, bloquées de hautes parois rougeâtres, bordées de récifs ferrugineux qui donnent aux petites lames du ressac des teintes de sang.

Le jour commençait à se faire, lorsque Pointe Pescade trouva un abri au fond de l’une de ces anfractuosités que les mouvements de la falaise ont évidées à l’époque des commotions géologiques, et dans laquelle on pouvait déposer Silas Toronthal pour l’y laisser à la garde de Cap Matifou.

Celui-ci l’y transporta, sans que le banquier parût s’en apercevoir, sans qu’il s’inquiétât de ce qu’on faisait de lui.

Puis, Pointe Pescade, s’adressant à Cap Matifou :

« Tu vas rester là, mon Cap ! dit-il.

— Tout le temps qu’il faudra.

— Même douze heures, au cas où je serais douze heures absent ?

— Même douze heures.

— Et sans manger ?…

— Si je ne déjeune pas ce matin, je dînerai ce soir… et pour deux.

— Et si tu ne dînes pas pour deux, tu souperas pour quatre ! »

Cela dit, Cap Matifou alla s’asseoir sur une roche de manière à ne pas perdre son prisonnier des yeux. Quant à Pointe Pescade, il commença à suivre la lisière de criques en criques, en se rapprochant de Monaco.

Pointe Pescade devait être moins longtemps à revenir qu’il ne le supposait. En moins de deux heures, il eut retrouvé l’Electric, mouillé dans une de ces anses désertes, que les brisants défendent contre la houle du large. Une heure après, la rapide embarcation arrivait devant l’étroite crique, où Cap Matifou, vu de la mer, apparaissait comme le mythologique Protée, paissant les troupeaux de Neptune.

Un instant après, Silas Toronthal et Cap Matifou étaient à bord ; puis, sans même avoir été aperçu des douaniers ni des pêcheurs de la côte, l’Electric, lancé à toute vitesse, reprenait la direction d’Antékirtta.