Mathias Sandorf/V/5

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Hetzel (tome 3p. 247-257).


V

JUSTICE.


Le comte Mathias Sandorf avait payé à Maria et à Luigi Ferrato sa dette de reconnaissance. Mme  Bathory, Pierre, Sava, étaient enfin réunis. Après avoir récompensé, il ne restait plus qu’à punir.

Pendant les quelques jours qui suivirent la défaite des Senoûsistes, le personnel de l’île s’employa activement à tout remettre en état. À part quelques blessures sans gravité, Pierre, Luigi, Pointe Pescade et Cap Matifou, — c’est-à-dire tous ceux qui ont été plus intimement mêlés aux événements de ce drame, — étaient sains et saufs. Qu’ils ne se fussent pas ménagés, cependant, on peut en avoir l’assurance. Aussi quelle joie ce fut, quand ils se retrouvèrent dans le hall du Stadthaus avec Sava Sandorf, Maria Ferrato, Mme  Bathory et son vieux serviteur Borik. Après avoir rendu les derniers devoirs à ceux qui venaient de succomber dans la lutte, la petite colonie allait pouvoir reprendre le cours de cette existence heureuse, que rien ne viendrait plus troubler sans doute. La défaite des Senoûsistes avait été désastreuse, et Sarcany, qui les avait excités à cette campagne contre Antékirtta, ne serait plus là pour leur souffler ses idées de haine et de vengeance. Le docteur, d’ailleurs, allait s’occuper de compléter à bref délai son système de défense. Non seulement Artenak serait promptement mise à l’abri d’un coup de main, mais l’île elle-même n’offrirait plus un seul point de son périmètre sur lequel un débarquement pût s’opérer. On s’occuperait, en outre, d’y attirer de nouveaux colons, auxquels les richesses de son sol devaient garantir un réel bien-être.

En attendant, rien ne pouvait plus mettre obstacle au mariage de Pierre Bathory et de Sava Sandorf. La cérémonie avait été fixée au 9 décembre : elle s’accomplirait à cette date. Aussi Pointe Pescade reprit-il activement ses préparatifs de réjouissances, interrompus par l’invasion des pirates de la Cyrénaïque.

Cependant, sans autre délai, il s’agissait de statuer sur le sort de Sarcany, de Silas Toronthal et de Carpena. Séparément emprisonnés dans les casemates du fortin, ils ignoraient même qu’ils fussent tous trois au pouvoir du docteur Antékirtt.

Le 6 décembre, deux jours après la retraite des Senoûsistes, le docteur les fit comparaître dans le hall du Stadthaus, où il se tenait à l’écart avec Pierre et Luigi.

Ce fut là que les prisonniers se virent pour la première fois, devant le tribunal d’Artenak, composé des premiers magistrats de l’île, sous la garde d’un détachement de miliciens.

Carpena paraissait inquiet ; mais, n’ayant rien perdu de sa physionomie sournoise, il jetait des regards furtifs, à droite, à gauche, et n’osait lever les yeux sur ses juges.

Silas Toronthal, très abattu, baissait la tête, et, instinctivement, fuyait le contact de son ancien complice.

Sarcany n’avait qu’un sentiment, — la rage d’être tombé entre les mains de ce docteur Antékirtt.

Luigi, s’avançant alors devant les juges, prit la parole, et s’adressant à l’Espagnol :

« Carpena, dit-il, je suis Luigi Ferrato, le fils du pêcheur de Rovigno, que ta délation a envoyé au bagne de Stein, où il est mort ! »

Carpena s’était un instant redressé. Un premier mouvement de colère lui fit monter le sang aux yeux. Ainsi, c’était bien Maria qu’il avait cru reconnaître dans les ruelles du Manderaggio, à Malte, et c’était Luigi Ferrato, son frère, qui lui jetait cette accusation.

Pierre s’avança à son tour, et, tout d’abord, tendant le bras vers le banquier :

« Silas Toronthal, dit-il, je suis Pierre Bathory, le fils d’Étienne Bathory, le patriote hongrois, que, d’accord avec Sarcany, votre complice, vous avez lâchement dénoncé à la police autrichienne de Trieste, et que vous avez envoyé à la mort ! »

Puis, à Sarcany :

« Je suis Pierre Bathory que vous avez tenté d’assassiner dans les rues de Raguse ! Je suis le fiancé de Sava, fille du comte Mathias Sandorf, que vous avez fait enlever, il y a quinze ans, du château d’Artenak ! »

Silas Toronthal avait été frappé comme d’un coup de massue, en reconnaissant Pierre Bathory qu’il croyait mort !

Sarcany, lui, s’était croisé les bras, et, sauf un léger tremblement de ses paupières, il conservait une impudente immobilité.

Ni Silas Toronthal ni Sarcany ne répondirent un seul mot. Et qu’auraient-ils pu répondre à leur victime, qui semblait sortir du tombeau pour les accuser !

Et ce fut bien autre chose, lorsque le docteur Antékirtt, se levant à son tour, dit d’une voix grave :

« Et moi, je suis le compagnon de Ladislas Zathmar et d’Étienne Bathory, que votre trahison, a fait fusiller au donjon de Pisino ! Je suis le père de Sava, que vous avez enlevée pour vous rendre maître de sa fortune !… Je suis le comte Mathias Sandorf ! »

Cette fois, l’effet de cette déclaration fut tel que les genoux de Silas Toronthal fléchirent jusqu’à terre, tandis que Sarcany, se courbait comme s’il eût voulu rentrer en lui-même.

Alors les trois accusés furent interrogés l’un après l’autre. Leurs crimes n’étaient point de ceux qu’ils eussent pu nier, ni de ceux pour lesquels un pardon fût possible. Le chef des magistrats rappela à Sarcany que l’attaque de l’île, entreprise dans son intérêt personnel, avait fait un grand nombre de victimes dont le sang criait vengeance. Puis, après avoir laissé aux accusés toute liberté de se défendre, il appliqua la loi, conformément au droit que lui donnait cette juridiction régulière :

« Silas Toronthal, Sarcany, Carpena, dit-il, vous avez causé la mort d’Étienne Bathory, de Ladislas Zathmar et d’Andréa Ferrato ! Vous êtes condamnés à mourir !

— Quand vous voudrez ! répondit Sarcany, dont l’impudence avait repris le dessus.

— Grâce ! » s’écria lâchement Carpena.

Silas Toronthal n’aurait pas eu la force de parler.

On emmena les trois condamnés dans leurs casemates où ils furent gardés à vue.

Comment ces misérables devaient-ils mourir ? Seraient-ils fusillés dans un coin de l’île ? C’eût été souiller Antékirtta du sang des traîtres ! Aussi avait-il été décidé que l’exécution se ferait à l’îlot Kencraf.

Le soir même, un des Électrics, monté par dix hommes sous le commandement de Luigi Ferrato, prit les trois condamnés à son bord et les transporta sur l’îlot, où ils allaient attendre jusqu’au lever du jour le peloton d’exécution.

Sarcany, Silas Toronthal et Carpena devaient croire que l’heure de mourir était venue pour eux. Aussi, quand ils eurent été débarqués, Sarcany, allant droit à Luigi :

« Est-ce pour ce soir ? » demanda-t-il.

Luigi ne répondit rien. Les trois condamnés furent laissés seuls, et il faisait déjà nuit, lorsque l’Electric revint à Antékirtta.

L’île était maintenant délivrée de la présence des traîtres. Quant à s’enfuir de l’îlot Kencraf, que vingt milles séparent de la grande terre, c’était impossible.

« Avant demain, ils se seront certainement dévorés les uns les autres ! dit Pointe Pescade.

— Pouah ! » fit Cap Matifou avec dégoût.

La nuit se passa dans ces conditions ; mais au Stadthaus, on put observer que le comte Sandorf ne prit pas un instant de repos. Renfermé dans sa chambre, il ne la quitta qu’à cinq heures du matin pour descendre dans le hall, où Pierre Bathory et Luigi furent aussitôt mandés.

Un peloton de miliciens attendait dans la cour du Stadthaus que l’ordre lui fût donné de s’embarquer pour l’îlot Kencraf.

« Pierre Bathory, Luigi Ferrato, dit alors le comte Sandorf, c’est en toute justice que ces traîtres ont été condamnés à mort ?

— Oui, et ils la méritent ! répondit Pierre.

— Oui ! répondit Luigi, et pas de pitié pour ces misérables !

— Que justice soit faite, et que Dieu leur accorde un pardon que les hommes ne peuvent plus leur donner !… »

Le comte Sandorf avait à peine achevé, qu’une épouvantable explosion secouait le Stadthaus et aussi toute l’île, comme si elle eût été agitée par un tremblement de terre.

Le comte Sandorf, Pierre et Luigi se précipitèrent au dehors, pendant que la population, épouvantée, s’enfuyait hors des maisons d’Artenak.

Une immense gerbe de flamme et de vapeur, mélangée de blocs énormes et d’une grêle de pierres, fusait vers le ciel à une prodigieuse hauteur. Puis ces masses retombèrent autour de l’île en soulevant les eaux de la mer, et un épais nuage demeura suspendu dans l’espace.

Il ne restait plus rien de l’îlot Kencraf, ni des trois condamnés que l’explosion venait d’anéantir.

Que s’était-il donc passé ?

On ne l’a pas oublié, non seulement l’îlot était miné en prévision d’un débarquement des Senoûsistes, mais, pour le cas où le fil sous-marin, qui le reliait à Antékirtta, eut été mis hors de service, des appareils électriques avaient été enterrés dans le sol, et il suffisait de les frôler du pied pour que toutes les fougasses de panclastite fissent explosion à la fois.

C’est ce qui s’était produit. Par hasard, un des condamnés avait touché un de ces appareils. De là, complète et instantanée destruction de l’îlot.

« Dieu a voulu nous épargner l’horreur de l’exécution ! » dit le comte Mathias Sandorf.




Trois jours après, le mariage de Pierre Bathory et de Sava Sandorf était célébré à l’église d’Artenak. À cette occasion, le docteur Antékirtt signa de son vrai nom de Mathias Sandorf. Il ne devait plus le quitter maintenant que justice était faite.

Quelques mots suffiront pour achever ce récit.

Trois semaines après, Sava Bathory fut reconnue pour l’héritière des biens réservés du comte Sandorf. La lettre de Mme  Toronthal, une déclaration préalablement obtenue du banquier, — déclaration qui relatait les circonstances et le but de l’enlèvement de la petite fille, — avaient suffi pour établir son identité. Comme Sava n’était pas encore âgée de dix-huit ans, ce qui restait du domaine des Carpathes, en Transylvanie, lui fit retour.

D’ailleurs, le comte Sandorf aurait pu rentrer lui-même dans ses biens, sous le bénéfice d’une amnistie, qui était survenue en faveur des condamnés politiques. Mais, s’il redevint publiquement Mathias Sandorf, il n’en voulut pas moins rester le chef de grande famille d’Antékirtta. Là devait s’écouler sa vie au milieu de tous ceux qui l’aimaient.

La petite colonie, grâce à de nouveaux efforts, ne tarda pas à s’agrandir. En moins d’un an, elle vit doubler sa population. Des savants, des inventeurs, appelés par le comte Sandorf, y vinrent utiliser des découvertes qui seraient restées stériles sans ses conseils, sans la fortune dont il disposait. Aussi Antékirtta allait-elle bientôt devenir le point le plus important de la mer des Syrtes, et, avec l’achèvement de son système défensif, sa sécurité devait être absolue.

Que dire de Mme  Bathory, de Maria et de Luigi Ferrato, que dire de Pierre et de Sava, qui ne se sente mieux qu’on ne pourrait l’exprimer ? Que dire aussi de Pointe Pescade et de Cap Matifou, qui comptaient parmi les plus notables colons d’Antékirtta ? S’ils regrettaient quelque chose, c’était de n’avoir plus l’occasion de se dévouer pour celui qui leur avait fait une telle existence !

Le comte Mathias Sandorf avait accompli sa tâche, et, sans le souvenir de ses deux compagnons, Étienne Bathory et Ladislas Zathmar, il eût été aussi heureux qu’un homme généreux peut l’être ici-bas, quand il répand le bonheur autour de lui.

Que l’on ne cherche point dans toute la Méditerranée, non plus qu’en aucune autre mer du globe, — même dans le groupe des Fortunées, — une île dont la prospérité puisse rivaliser avec celle d’Antékirtta !… Ce serait peine inutile !

Aussi, lorsque Cap Matifou, dans l’accablement de son bonheur, croyait devoir dire :

« En vérité, est-ce que nous méritons d’être si heureux ?…

— Non, mon Cap !… Mais que veux-tu ?… Faut se résigner ! » lui répondait Pointe Pescade.



FIN DE LA CINQUIÈME ET DERNIÈRE PARTIE.