Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie I/18

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Gosselin (Tome IIp. 55-70).
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Première partie


CHAPITRE XVIII.

LA LETTRE.


Le jour de la signature du contrat, je fus réveillée selon mon habitude par Blondeau, qui m’apporta la corbeille d’héliotrope et de jasmin que depuis six semaines Gontran m’envoyait chaque matin.

J’ai toujours attaché une importance extrême à ce qu’on appelle vulgairement les petites choses. Des attentions délicates, quand elles sont persistantes, prouvent la constante occupation de la pensée ; les occasions où l’on peut montrer son dévouement par quelque acte éclatant sont si rares, qu’il vaut mieux donner, si cela peut se dire, la monnaie courante de ce dévouement.

Ceux qui le réservent absolument pour les circonstances extraordinaires semblent vous dire : Noyez-vous… jetez-vous au milieu des flammes, et alors vous saurez ce que je vaux.

Fataliste de cœur, comme je l’étais, cette corbeille de fleurs de chaque matin avait pour moi une grande signification. Le souvenir du premier aveu de Gontran s’y rattachait, et je songeais avec un indicible bonheur que désormais chaque jour commencerait pour moi par une pensée de lui, qui me viendrait au milieu de mes fleurs de prédilection.

De très bonne heure j’allai à l’église avec madame Blondeau. En voyant arriver le moment où j’allais appartenir à Gontran, plus que jamais j’éprouvais l’irrésistible besoin de prier, de bénir Dieu, et de mettre cet avenir de bonheur sous la protection du ciel et de ma mère.

Je ressentais une joie sereine, confiante et grave ; bien souvent, dans la journée, mes yeux se mouillèrent de douces larmes, cela sans raison. C’étaient des attendrissements vagues, involontaires, toujours terminés par des élans de reconnaissance ineffable et religieuse.

Vers les quatre heures, mademoiselle de Maran me fit venir dans sa chambre, où je n’étais pas entrée depuis fort long-temps. Je ne puis vous dire, mon ami, ce que j’éprouvai en me retrouvant dans cet appartement qui me rappelait les scènes cruelles de mon enfance. Rien n’y était changé : c’était toujours le crucifix, les vitraux coloriés, le secrétaire de laque rouge, les chimères vertes sur la cheminée, et sous les cages de verre, les aïeux de Félix, qui allait, sans doute, bientôt les rejoindre.

Mademoiselle de Maran était assise devant son secrétaire ; je vis sur la tablette un écrin, un portefeuille, un paquet cacheté, et un médaillon que ma tante considérait avec tant d’attention, qu’elle ne s’aperçut pas de mon entrée chez elle.

Ses traits, toujours si dédaigneux, avaient une expression de tristesse sévère que je ne lui avais jamais vue. Ses lèvres minces n’étaient plus contractées par le sourire d’implacable ironie qui la rendait si redoutable. Elle semblait soucieuse et accablée.

J’hésitais à lui parler. En m’appuyant sur la cheminée, je remuai un flambeau. Mademoiselle de Maran retourna vivement la tête.

— Qui est là ? — s’écria-t-elle. Elle me vit, laissa retomber le médaillon qu’elle tenait à la main et resta quelques moments rêveuse.

— Nous allons nous séparer, Mathilde, — me dit-elle avec un accent de douceur qui me rendit muette de surprise. — Votre première jeunesse n’a pas été heureuse, n’est-ce pas ? Ce sera toujours avec amertume que vous vous souviendrez du temps que vous avez passé près de moi.

— Madame…

— Oh ! ça doit être… je le sais bien, — reprit-elle d’une voix lente, et comme si elle se fût parlé à elle-même. — Vous m’avez souvent trouvée dure, acariâtre, à votre égard. Je n’ai pas été pour vous ce que j’aurais dû être… Non, je le sais bien… C’est sans doute pour cela que j’éprouve une sorte de chagrin de vous quitter. Au moins votre jolie et jeune figure animait un peu cette maison… Je suis bien vieille… et à cet âge il est triste de rester toute seule, d’attendre son dernier jour avec un chien pour tout compagnon, et puis de mourir seule… sans être plainte, sans être regrettée.

Après quelques moments de sombre silence, elle reprit avec douceur : — Mathilde… soyez généreuse, ne vous en allez pas d’ici avec un mauvais ressentiment de moi, cela rendrait ma solitude plus pénible encore !

Mademoiselle de Maran devait être sincère en me parlant ainsi. Les caractères les plus méchants ne sont pas à l’abri de certains retours sur eux-mêmes. D’ailleurs l’expression de ses traits, de sa voix, trahissait son émotion. Elle n’avait aucun intérêt à jouer cette comédie devant moi.

Je fus profondément sensible à cette preuve d’intérêt, la seule que ma tante m’eût jamais donnée. J’avais été plus joyeuse que touchée de son consentement à mon mariage avec Gontran. Je savais qu’à la rigueur j’aurais pu me passer de son adhésion ; et, sans exagération de vanité, je sentais que ma tante devait être satisfaite, tout en assurant mon bonheur, de pouvoir donner ma main au neveu d’un de ses amis intimes ; mais, dans cette circonstance, les regrets affectueux que me témoignait mademoiselle de Maran m’émurent profondément.

Je pris sa main, je la portai à mes lèvres, et je la baisai cette fois avec une tendre vénération. Elle avait la tête baissée ; je ne voyais que son front. Tout-à-coup elle se releva vivement en m’ouvrant ses bras.

À ma grande surprise, deux larmes, les seules que j’aie jamais vu répandre à Mademoiselle de Maran, mouillaient ses paupières.

Je me mis à genoux devant elle. Elle appuya légèrement ses deux mains sur mes épaules, et me dit en me regardant avec intérêt :

— Jamais tu ne t’es plainte, jamais tu n’as senti la douceur d’une caresse maternelle… jusqu’à présent ; ou je t’ai abominablement tourmentée… ou bien je t’ai louée avec une funeste exagération… j’ai eu tort, j’en suis désolée. Qu’est-ce que tu veux que je te dise de plus ? Je le regretterai jusqu’à la fin de mes jours, qui, hélas ! n’est pas bien loin… Heureusement ton bon naturel a pris le dessus ; ce sera un reproche que j’aurai de moins à me faire ; il m’en reste bien assez comme ça… Tiens, ma chère petite, je suis si navrée que, s’il en était encore temps, je voudrais… je voudrais… mais non… non… et pourtant…

Sans achever sa phrase, ma tante baissa de nouveau la tête, comme si une lutte se fût engagée en elle entre son désir de parler et une autre influence.

Malgré moi j’eus peur, comme si mon avenir allait dépendre du secret que ma tante hésitait à me livrer. Celle-ci, voulant peut-être s’affermir dans sa bonne résolution en me demandant de nouvelles paroles de tendresse, me dit :

— Je te suis moins odieuse qu’autrefois, n’est-ce pas.

— Ma tante, depuis un moment je vous aime, tout est oublié ; — et je serrai ses deux mains dans les miennes avec effusion.

— Cela est pourtant bon, bien bon, de s’entendre dire cela… et si je te rendais un grand service… qui assurât peut-être le bonheur de ta vie entière… me chérirais-tu beaucoup ? Me dirais-tu souvent de ta douce voix attendrie… Je vous aime bien ?… Tu me regardes avec de grands yeux étonnés ?… Enfin, réponds-moi. J’ai toujours été crainte ou détestée, excepté par ton père, mon excellent frère. Ah ! celui-là m’aimait ! Mais aussi pour celui-là seul j’avais été bonne et dévouée… oui, je l’aimais tant… que je me croyais le droit de haïr tout le monde, et puis sans doute l’on a en soi-même une plus ou moins grande dose de bonté ; moi, j’en ai très peu et je l’avais toute concentrée sur ton père… Je ne sais pourquoi à cette heure ta voix… ton accent me touchent et éveillent en moi, sinon de la bonté, au moins de la pitié. Aussi répète-moi que tu m’aimerais bien, que tu aimerais de toutes les forces de ton cœur une amie qui t’arrêterait au bord d’un précipice où tu serais sur le point de tomber ? Réponds… réponds… est-ce que tu lui dévouerais ta vie à cette amie ?

Mademoiselle de Maran prononça ces derniers mots avec une sorte d’impatience nerveuse, qui prouvait la violence du combat qui se livrait en elle.

Sans comprendre ce que me disait ma tante, je me jetai dans ses bras tout effrayée. — Ayez pitié de moi ! — m’écriai-je ; — je ne sais pas quel malheur me menace… mais s’il en est un, oh ! parlez… parlez ! Vous êtes la sœur de mon père ! Je suis seule… seule… je n’ai que vous au monde ! Qui m’éclairera si ce n’est vous !… Oh ! parlez… parlez par pitié… Un malheur ! dites-vous, mais lequel ?… Gontran m’aime, je l’aime autant que je puis l’aimer : j’ai la plus tendre des amies dans Ursule, puis-je entrer dans le monde sous de plus heureux présages ! Vous-même, à cette heure, vous me parlez avec tendresse ; quelque mots de vous ont à tout jamais effacé les souvenirs pénibles de mon enfance. Si quelque malheur caché menace ma destinée, oh ! dites-le… par pitié… dites-le.

— Malheureuse enfant ! je ne sais quelle voix me dit que ce serait un crime affreux de te laisser dans cette erreur… et que tôt ou tard la vengeance divine ou humaine me saurait atteindre, — s’écria ma tante.

Le sentiment auquel elle cédait était si généreux, elle était alors si noblement émue, qu’un moment sa figure eut presque un caractère de beauté touchante.

Je l’écoutai dans une angoisse indicible, lorsque Servien frappa à la porte et entra apportant une lettre sur un plateau d’argent.

J’eus un affreux serrement de cœur ; un sinistre pressentiment me dit que le hasard fatal qui interrompait mademoiselle de Maran allait à tout jamais cacher à mes yeux le mystère qu’elle était sur le point de me dévoiler.

— Qu’est-ce que c’est ? — s’écria ma tante avec une impatience presque douloureuse.

Une lettre, madame, — dit Servien en avançant son plateau.

Mademoiselle de Maran la prit brusquement et dit :

— Sortez !…

Je respirai, je crus que ma tante allait continuer notre entretien, car sa physionomie n’avait pas changé d’expression ; elle semblait même si préoccupée qu’elle jeta la lettre sur son bureau sans la décacheter. La fatalité voulut que l’adresse fût tournée du côté de ma tante ; l’écriture la frappa ; elle la prit et l’ouvrit vivement.

Tout espoir disparut ; cette lettre parut faire sur elle un effet foudroyant, ses traits reprirent peu à peu leur expression d’ironie et de dureté habituelle ; ses sourcils froncés lui donnèrent une expression plus méchante que jamais… Un moment elle resta comme frappée de stupeur, et dit d’une voix sourde, en froissant la lettre avec rage :

— Et moi… qui justement allais… Ah ça ! mais qu’est-ce que j’avais donc ? j’étais folle, je crois… cette petite fille m’avait ensorcelée… Je faisais des bonasseries stupides, pendant que lui… Ah que l’enfer le confonde !… heureusement j’ai le temps.

Ces paroles de ma tante, entrecoupées de longs silences réfléchis, m’effrayèrent.

— Madame, — lui dis-je en tremblant, — tout-à-l’heure vous étiez sur le point de me faire un aveu bien important…

— Tout-à-l’heure j’étais une sotte, une bête, entendez-vous ? — reprit-elle d’un ton aigre et emporté… — Je crois, Dieu me pardonne, que je m’étais attendrie… Ah !… ah !… ah !… et cette petite qui a cru cela… qui ne voyait pas que je me moquais d’elle… avec mes sensibleries… Je suis si sensible, en effet !

— J’ai cru à votre émotion, Madame ; oui, vous étiez émue. Vous le nierez en vain… J’ai vu vos larmes couler… Ah ! Madame, au nom de ces larmes que le souvenir de mon père a peut être provoquées, ne me laissez pas dans une douloureuse inquiétude !!! Cédez au généreux sentiment qui vous a fait m’ouvrir vos bras… Cela serait trop cruel, Madame, de m’avoir mis au cœur cette défiance, ce doute, d’autant plus cruel qu’il peut s’attaquer à tout et me faire vaguement soupçonner ceux que j’aime le plus au monde.

— Vraiment ! ça vous paraît ainsi ! Eh bien ! tant mieux, ça vous occupera de chercher le mot de cette énigme. C’est un jeu très divertissant que celui-là… je vous promets de vous dire si vous devinez juste.

— Madame, — m’écriai-je, indignée de la froide méchanceté de ma tante, — vous l’avez dit vous-même, la justice humaine ou la justice divine vous atteindrait si…

— Ah !… ah !… ah ! — s’écria ma tante, en m’interrompant par un éclat de rire sardonique. — Ah çà ! est-ce que voulez me menacer des gens du roi ou des foudres du Vatican, avec votre justice humaine et divine ?… Vous ne voyez donc pas que je plaisantais… C’est tout simple, on est si gai le jour d’un mariage… Je sais bien que vous allez me parler de mes deux larmes… Eh bien ! ma chère petite, je vais vous faire une confidence qui pourra vous servir un jour pour attendrir Gontran dans une de ces discussions dont le meilleur ménage n’est pas à l’abri… Voyez-vous, un petit grain de tabac dans chaque œil, et vous pleurerez comme une Madeleine. Or, de beaux yeux comme les vôtres sont irrésistibles lorsqu’ils pleurent.

— Mais… Madame…

— Ah ! j’oubliais, j’ai là quelques objets que, par son testament, votre mère a recommandé de vous remettre le jour de votre mariage, c’est-à-dire quand votre mariage sera conclu. Je voulais vous les donner tout-à-l’heure… Je me ravise… je vous les donnerai ce soir, après la mairie, — dit-elle en se levant et en fermant son secrétaire à clef.

— Ah ! Madame, accordez-moi au moins cela, — lui dis-je ; — vous allez me laisser bien triste, bien effrayée de vos cruelles réticences… Ces dernières preuves de la tendresse de ma mère me consoleront, au moins.

— C’est impossible, — dit mademoiselle de Maran ; — la clause du testament est formelle. Une fois mariée, je vous remettrai tout cela… Mais, comment !… cinq heures déjà… et je ne suis pas habillée ! laissez-moi… chère petite.

En disant ces mots, ma tante sonna une de ses femmes qui entra, lui dit qu’on venait d’apporter au salon un meuble pour moi de la part de M. le vicomte de Lancry.

— Allez vite.. c’est sans doute votre corbeille, — me dit ma tante ; — si j’en juge par le goût de Gontran, ça doit être charmant et magnifique à la fois.

Je sortis navrée de chez mademoiselle de Maran.

En songeant à ce secret qu’elle avait voulu me confier une seconde fois, je me rappelai malgré moi ce que m’avait dit la duchesse de Richeville… Et pourtant… je n’avais pas la moindre défiance de Gontran, lui-même n’avait-il pas été au-devant de mes soupçons en m’avouant les torts qu’on pouvait lui reprocher ? et puis, d’ailleurs, je l’aimais passionnément. J’avais en lui une foi profonde.

Je ne me sentais si assurée, si charmée de mon avenir, que parce qu’il en était chargé. Il en était de même de l’amitié d’Ursule ; je la croyais aussi dévouée, aussi sincère que celle que j’éprouvais moi-même pour elle.

La cruelle inquiétude que mademoiselle de Maran m’avait jetée au cœur planait donc au-dessus des deux seules affections que j’eusse, et semblait les menacer toutes deux sans en attaquer aucune.

Je trouvai dans le salon la corbeille que m’envoyait M. de Lancry. Ainsi que l’avait prévu ma tante, il était impossible de rien voir de plus élégant et de plus riche : diamants, bijoux, dentelles, châles de cachemire, étoffes, etc., tout était en profusion et d’un goût exquis. Mais j’étais trop triste pour jouir de ces merveilles. Je les aurais à peine regardées si elles n’avaient pas été choisies par Gontran.

Pourtant, à force de vouloir deviner le mystère que mademoiselle de Maran me cachait, je finis par croire que son attendrissement, qui m’avait paru très sincère, ne l’avait pas été, que son seul but avait été de me tourmenter et de me faire de cruels adieux.

La vue de Gontran, qui vint un peu avant l’heure fixée pour la signature du contrat, ses tendres paroles, finirent par me rassurer tout-à-fait.

À neuf heures, ma famille et celle de Gontran étaient rassemblées dans le grand salon de l’hôtel de Maran.

J’étais à côté de ma tante et de M. le duc de Versac. Le notaire arriva. Presque au même instant, on entendit le claquement des fouets et le bruit retentissant d’une voiture qui entrait dans la cour au galop de plusieurs chevaux.

Je regardai ma tante ; elle devint livide.

Un moment après, M. de Mortagne parut à la porte du salon.