Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie I/17

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Gosselin (Tome IIp. 42-54).
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Première partie


CHAPITRE XVII.

L’AVEU.


L’humiliation d’Ursule fut profonde et cruelle ; non-seulement elle avait souffert de la vulgarité de son mari, mais aussi de la révélation des expressions ridiculement familières qu’il avait employées à son égard quelques jours après son mariage.

Mademoiselle de Maran avait été servie au-delà de ses souhaits ; sa bonhomie perfide, en mettant d’abord le mari d’Ursule en confiance, avait montré ce dernier sous un jour presque grotesque ; le hasard avait fait le reste.

Je pense maintenant que, sans trop anticiper sur les événements, je puis vous faire remarquer que dès mon enfance mademoiselle de Maran n’avait eu qu’une pensée, celle d’exciter la jalousie, l’envie d’Ursule contre moi ; elle voulait me faire tôt ou tard une ennemie implacable de celle que j’aimais de la tendresse la plus sincère.

Lorsque j’étais enfant, elle avait mis mon intelligence, mon esprit au-dessus de celui d’Ursule ; jeune fille, c’était ma beauté, c’était ma fortune qui devait complètement éclipser ma cousine ; enfin, elle s’était efforcée de faire indirectement ressortir la distinction, l’élégance, la position, la naissance de Gontran que j’allais épouser, en provoquant avec une infernale méchanceté les épanchements candides de M. Sécherin, le mari d’Ursule.

Hélas ! je le crois, sans l’incessante obsession de ma tante, ma cousine n’eût pas si souvent comparé avec amertume ma position à la sienne ; elle ne m’eût pas envié quelques avantages, et nous aurions vécu sans rivalité, sans jalousie. Je croirai toujours que le cœur d’Ursule était primitivement bon et généreux, les insinuations de ma tante ont causé le mal qu’elle m’a fait plus tard…

Je montai dans ma chambre avec Ursule. J’avais la plus entière, la plus aveugle créance dans sa franchise ; je voyais en elle une victime ; je me souvenais de la lettre si lugubre, si gémissante, qu’elle m’avait écrite : aussi je cherchais en vain à m’expliquer la singulière familiarité de ses expressions envers son mari, deux ou trois jours après ce mariage désespérant qui lui avait donné des idées de suicide.

Si j’avais un instant soupçonné Ursule de fausseté, si je l’avais crue capable d’avoir contracté une union, sinon avec plaisir du moins par calcul, j’aurais compris l’étrange contradiction des paroles de la lettre de ma cousine ; mais, je le répète, j’avais une foi profonde en elle, j’attendais avec anxiété l’explication de ce mystère.

En entrant chez moi, Ursule tomba dans un fauteuil ; elle cacha sa tête dans ses deux mains sans me dire un mot.

— Ursule, mon amie, ma sœur, — lui dis-je en me mettant à ses genoux, en prenant ses deux mains dans les miennes.

— Laisse-moi… laisse-moi, — dit-elle en cherchant à se dégager et en souriant avec amertume à travers ses larmes. — Pourquoi ces paroles de tendresse ? tu ne les penses pas… tu ne peux plus les penser.

— Ah ! Ursule… c’est cruel… que t’ai-je fait ? que t’ai-je dit ? pourquoi m’accueillir ainsi, mon Dieu ! après une si longue absence ?

— Mathilde, je n’accuse pas ton cœur ; il est bon et généreux ! mais c’est parce qu’il est généreux, qu’il a en horreur tout ce qui est mensonge et fausseté. Ainsi, laisse-moi… laisse-moi ! ne te crois pas obligée de paraître m’aimer encore.

— Ursule… que dis-tu ?

— Est-ce que je ne sais pas que tu me méprises !… — ajouta la malheureuse femme en fondant en larmes. Puis elle se leva et alla près de la fenêtre essuyer ses pleurs.

J’étais restée stupéfaite, ne comprenant rien à ce que me disait Ursule. Je courus à elle.

— Mais, au nom du ciel, explique-toi ; que veux-tu dire ? pourquoi veux-tu donc que je te méprise ?

— Pourquoi, Mathilde ? peux-tu me le demander ? Comment ! il y a quinze jours, je t’écris une lettre désolée, une lettre qui te peignait l’affreux bouleversement de mon cœur. Tu t’émeus de mon désespoir, tu plains ton amie… tu pleures sur son sacrifice, sur ses illusions perdues, et, tout-à-l’heure, tu entends dire que cette femme qui, un moment, n’avait vu d’autre refuge que la mort pour échapper à cet odieux avenir ; que cette femme, trois jours après ce mariage détesté, prodigue à son mari les noms les plus ridiculement familiers… Encore une fois, Mathilde, je te dis que tu me méprises… ou bien tu caches ce sentiment et je te fais pitié… Mais la pitié… je n’en veux pas… j’aime mieux le dédain… j’aime mieux la haine… j’aime mieux l’indifférence ; mais la pitié… oh ! jamais, jamais !

Et mettant son mouchoir sur sa bouche, Ursule étouffa les sanglots qu’elle ne pouvait contenir.

— Mais tu es folle, Ursule ! tu ne penses pas ce que tu dis… Souviens-toi donc de ma lettre ? Est-ce que je ne sens pas tes larmes couler sur mes joues ! — lui dis-je en l’embrassant, — est-ce que je ne vois pas, hélas ! que tu es bien malheureuse ? Que me fait, après tout, un mensonge de ton mari ?

— Un mensonge… non, ce n’est pas un mensonge, Mathilde… non. Ces mots, si ridiculement familiers, je les ai dits… entends-tu… Je les ai dits…

— Tu les as dits… Ursule ?…

— Oui, oui… Ainsi laisse-moi… tu le vois bien… je suis la plus dissimulée… la plus fausse des créatures… Je feins le désespoir pour me faire plaindre, tandis qu’au fond je suis ravie de ce mariage… Mon mari est si riche… après tout ! Ô honte ! ô infamie !

Et Ursule appuya avec force ses deux mains sur son front…

— Non… il n’y a pas de honte, il n’y a pas d’infamie, — m’écriai-je. — Il y a là un mystère que je ne comprends pas. Eh ! que m’importe après tout quelques paroles passées ; tu souffres, tu pleures : eh bien ! je veux souffrir, je veux pleurer avec toi… Vois mes larmes… ma sœur, sens mon cœur comme il bat… Dis… maintenant, dis… crois-tu que ce soit là du mépris… de la pitié ?

— Eh bien ! non, non ; je te crois, Mathilde. Pardon ! oh ! pardon d’avoir un instant pu douter de ton cœur… Mais c’est qu’aussi j’avais… je dois avoir tant de préventions à détruire dans ton esprit.

— Mais aucune, — te dis-je.

— Alors, écoute-moi, ma sœur, ma tendre sœur. Tes larmes, ton affliction, m’arrachent mon secret. Tout-à-l’heure je ne voulais rien te dire… Je voulais ne plus te revoir, car vivre près de toi, soupçonnée par toi de fausseté, oh ! cela me semblait impossible.

— Pauvre Ursule ! eh bien ! voyons… ne méritai-je pas ta confiance ?

— Si… oh ! si ! mon Dieu ! toi seule… écoute donc… Ce mariage me causait un tel désespoir que jusqu’au dernier moment, malgré moi, je crus qu’un événement imprévu l’empêcherait… Oui… j’étais comme ces condamnés qui savent qu’ils doivent mourir, qu’il n’y a pas de grâce pour eux, et qui pourtant ne peuvent s’empêcher d’espérer cette grâce impossible. C’était un dernier instinct de bonheur qui se révoltait en moi !

— Ursule… Ursule… et ce que tu dis là est affreux. Combien tu as dû souffrir, mon Dieu !

— J’obéis à mon père… je voulus te mettre dans l’impossibilité de consommer le généreux sacrifice que tu m’avais proposé. Ce mariage se fit… mon sort irrévocablement fixé, je n’avais que deux alternatives… la mort…

— Ursule… Ursule, ne parle pas ainsi… tu m’épouvantes.

— La mort, ou une vie à tout jamais malheureuse. Un moment je restai accablée sous le coup de ce funeste avenir ! Pourtant, avant que de me désespérer tout-à-fait je me demandai ce qui causait l’éloignement que m’inspirait mon mari ; je me dis que c’était la vulgarité de ses manières, son éducation commune… car son cœur est bon, je crois…

— Oh ! sans doute, Ursule, crois-le, crois-le ; il est généreux, il est bon. N’as-tu pas vu avec quelle sensibilité il parlait des bienfaits de M. de Rochegune ! Mon Dieu ! son langage, ses manières, se façonneront au monde.

— Eh bien, donc, je me suis dit : ce langage commun me choque, ces familiarités, presque grossières, me révoltent… Ma vie, désormais, doit se passer dans la compagnie de cet homme ; il faut renoncer à toutes mes idées de jeune fille. Désormais je dois vivre d’une vie tout autre… Du courage… tout est fini, tout !!! — et les larmes couvrirent la voix d’Ursule. — C’est la délicatesse naturelle de mes habitudes, — reprit-elle, — de mes penchants qui me rend si malheureuse. Eh bien ! puisque je ne puis pas élever mon mari jusqu’à moi… je m’abaisserai jusqu’à lui… Oui, ce langage qui me révolte, je le parlerai… ces manières qui me font frissonner de répugnance, je les imiterai… Mathilde ! Mathilde ! cela, je l’ai fait ; j’ai flatté cet homme comme il voulait être flatté. J’ai feint de l’aimer comme il voulait être aimé… Ses expressions ridiculement familières je les ai répétées en rougissant d’humiliation et de honte… Oh ! ma sœur, ma sœur… tu ne sauras jamais ce que j’ai souffert pendant les huit jours d’épreuves que je m’étais imposés !… Tu ne sauras jamais ce qu’il y a d’affreux dans cette profanation de soi-même, dans ce mensonge des lèvres, dont le cœur se révolte. Oh ! que de larmes dévorées en secret, pendant que je jouais cette triste et amère comédie !… Mais, vois-tu, maintenant je ne puis plus, je souffre trop… Non, je ne puis plus ! Ah ! plutôt que de continuer à m’abaisser à mentir ainsi… oh ! oui… la mort ! mille fois la mort.

L’accent d’Ursule était si déchirant, si désespéré, son air si égaré, ses traits si bouleversés, qu’elle m’effraya.

Alors je comprenais sa conduite ; alors j’étais frappée du courage qu’il lui avait fallu pour tenter seulement ce qu’elle avait essayé.

— Rassure-toi, rassure-toi, ma sœur, — lui dis-je, — écoute seulement mes conseils. Tu te trompes, je pense, en croyant nécessaire de t’abaisser au niveau de ton mari. Son cœur est généreux, il t’aime avec idolâtrie ; essaie au contraire de l’élever jusqu’à toi… Tout-à-l’heure, n’as-tu pas vu avec quel empressement il accueillait les observations de mademoiselle de Maran ? Juge donc de quelle autorité seraient les tiennes sur lui ? Ursule, ma sœur, songe à cela… Sans doute, je t’aurais désiré une autre union ; mais enfin celle-ci est accomplie. Ne repousse donc pas les chances de bonheur qu’elle t’offre.

— Du bonheur, Mathilde, à moi du bonheur ?… oh ! jamais.

— Si, si, du bonheur… Ton mari est bon, franc, loyal… Il est riche, il t’aime. Il n’est pas d’une très jolie figure ; ses manières, son langage manquent d’élégance ; soit ; mais cela est-il donc irréparable ? Mon Dieu ! cela s’apprend si vite, l’exemple est tout ! Et tu seras pour lui un si charmant exemple à étudier ! Et puis, enfin, veux-tu que nous t’aidions ?… Oui, pour te rendre cette éducation plus facile, — lui dis-je en souriant, — veux-tu que moi et Gontran nous allions passer cet été quelque temps chez toi ? Si tu ne veux pas encore prendre de maison à Paris, tu viendras chez nous. Aujourd’hui nous avons vu une maison assez grande pour que nous puissions t’offrir un appartement. Eh bien ! mon projet, qu’en dis-tu ?

— Je dis que tu es toujours la meilleure des amies ! la plus tendre des sœurs ! — me dit Ursule en m’embrassant avec effusion. — Je dis que près de toi j’oublie mon malheur, et que tu as toujours le don de me faire espérer. Mais, hélas ! maintenant, Mathilde, il me sera difficile de me faire illusion.

— Je ne te demande pas de te faire illusion : je ne te demande que de croire aux réalités… Tu verras ton mari dans un an ! Combien ton amour pour lui l’aura transformé !

— Mais vois combien le chagrin rend égoïste ! — me dit Ursule ; — je ne te parle pas de ton bonheur ; tu dois être si heureuse, toi !

— Oh ! oui, maintenant surtout que tu es là pour partager ce bonheur… Tiens, Ursule, si je te savais sans chagrin, je ne connaîtrais pas de félicité égale à la mienne : Gontran est si bon, si dévoué ! c’est un si noble cœur, un caractère si élevé ! et puis, il me comprend si bien ! Oh ! je le sens là… à la sécurité de mon cœur, c’est un bonheur de toute la vie. Il m’inspire une confiance inaltérable ; la mort seule pourrait la troubler. Et encore ! Non, non, quand on s’aime ainsi, quand on est aussi heureuse que je le suis, l’on ne survit pas ; on meurt la première… Non, rien au monde ne pourrait m’ôter cette conviction, que je serai la plus heureuse des femmes, et que ce bonheur durera toute ma vie, ou plutôt toute la vie de Gontran !

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Maintenant encore, quoique ces prévisions de mon cœur aient été bien cruellement déçues, mon ami, je me souviens que cette créance à un avenir heureux était absolue, aveugle.

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Huit jours après l’arrivée d’Ursule, toute notre famille devait se rassembler le soir pour la signature de mon contrat de mariage avec M. de Lancry.

Mademoiselle de Maran avait obtenu du maire de notre arrondissement de nous marier le soir après cette cérémonie, afin d’éviter les curieux.