Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie II/29

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Gosselin (Tome IIIp. 341-363).
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Deuxième partie


CHAPITRE XXIX.

LES DEUX AMIES.


Ursule me sauta au cou et m’embrassa avec effusion. Je répondis froidement à ces témoignages d’amitié. Ma cousine ne s’aperçut pas ou feignit de ne pas s’apercevoir de la tiédeur de mon accueil.

Après les premiers compliments, M. Sécherin me dit avec un soupir, en regardant sa femme.

— Eh bien ! cousine, le lendemain de votre départ nous nous sommes séparés d’avec maman, nous avons quitté Rouvray. Hélas ! oui, vous n’avez pas d’idée, ma cousine, combien cela a coûté à ma femme. Elle en avait l’âme navrée, ce qui prouve son bon cœur, car, sans reproche, maman avait été bien dure et bien injuste pour elle. Mais que voulez-vous ? une fois que les vieilles gens ont mis quelque chose dans leur tête, on ne peut pas le leur ôter.

— Vous habitez toujours à quelque distance de Rouvray — lui dis-je — afin de voir votre mère et de surveiller votre fabrique ?

— Oui, sans doute, cousine, j’ai très souvent vu ma mère, elle va très bien, et, comme dit ma femme, je suis sûr que maman aime mieux cet arrangement-là, maintenant qu’il est fait ; elle est bien plus libre, et nous aussi. Mais elle n’a jamais voulu recevoir Ursule ; que voulez-vous, c’était son idée. Ma femme en a bien pleuré, allez. Enfin il n’importe ; il ne s’agit pas de cela, maintenant ma fabrique va toute seule ; tout compte fait, j’ai soixante-huit mille livres de rentes, et, ma foi, Ursule et moi nous voulons jouir un peu de la vie… Vous ne savez pas notre projet ?

— Non, vraiment, mon cher cousin.

— Mon ami — dit Ursule vous allez être indiscret, je vous supplie de…

— Indiscret avec notre bonne cousine — s’écria M. Sécherin en interrompant sa femme — est-ce que cela est possible ? est-ce qu’elle n’est pas votre sœur, votre meilleure amie d’enfance ? et se penchant à mon oreille, M. Sécherin me dit tout bas : Vous voyez, cousine, je dis vous ; je ne tutoie plus ma femme ; — il reprit tout haut : Et d’ailleurs je suis sûr que ce que je vais proposer à notre cousine lui causera un véritable plaisir, puisque ça nous en cause. En un mot, madame la vicomtesse, lors de votre mariage vous nous avez proposé de nous céder à Paris un appartement dans votre hôtel que vous n’habiterez pas tout entier… Eh bien ! nous acceptons…

Je regardai Ursule avec autant de surprise que d’indignation ; elle ne parut pas me comprendre, et me sourit tendrement pendant que M. Sécherin continuait.

— Vous souvenez-vous de ce que vous nous disiez, cousine ? venez à Paris, nous ne ferons qu’une famille… l’hiver à Paris, l’été à Maran ou à Rouvray ; eh bien ! ces beaux projets qui vous plaisaient tant et à nous aussi…, ils vont être réalisés, nous ne nous quitterons plus… Tous les ans j’irai voir maman, je vous laisserai Ursule, je me suis fait arranger un pied à terre à ma fabrique ; maintenant nous venons vous demander ici l’hospitalité jusqu’à ce que nous partions ensemble pour Paris. Afin de ne pas laisser mon temps et mon argent sans emploi, je prendrai un intérêt dans la maison de banque d’un de mes amis, maison bien sûre, puisqu’elle a résisté à l’épreuve de la révolution de juillet. Ça m’occupera pendant mon séjour à Paris. Seulement, dans quelque temps, je vous quitterai pour un petit voyage. Il s’agit d’une ferme que l’on me propose d’acheter et que je veux visiter. Pendant ce temps-là, vous et Ursule vous conviendrez de tout pour notre établissement à Paris ; autant nous avoir pour locataires que des étrangers, n’est-ce pas, cousine ? Mais au fait, non, les femmes n’entendent rien aux affaires, j’arrangerai tout avec M. de Lancry. Eh bien ? cousine, avouez que vous ne vous attendiez pas à cela… et que nous vous ménagions une fière surprise…

M. Sécherin était peu clairvoyant ; il ne s’aperçut pas de ma stupeur.

Ma position devenait d’autant plus pénible qu’en effet, alors que j’avais une foi aveugle dans l’amitié d’Ursule, je lui avais fait cette proposition, en la suppliant de l’accepter.

Interprétant mon silence à sa manière, M. Sécherin s’écria :

— Eh bien ! vous n’en revenez pas ! j’en étais sûr, vous ne nous croyez pas capables de cela ?

— En effet, mon cousin, j’étais loin d’espérer…

— Que nous nous ressouviendrions de tes offres, ma bonne Mathilde ?… Ah ! c’était faire injure à moi d’abord et à mon mari ensuite — dit Ursule d’un ton de gracieux reproche.

Ne voulant pas éclater avant d’avoir eu avec elle la conversation que je désirais avoir, d’après les conseils de madame de Richeville, je répondis assez embarrassée :

— Sans doute j’espérais cette bonne fortune, mon cher cousin ; mais je ne comptais pas qu’elle fût si prochaine, et je suis ravie de cet empressement de votre part.

— Et je vous crois, cousine, parce que vous le dites… Oh ! je vous connais, vous n’êtes pas de ces femmes qui disent oui, quand elles pensent non. Maman me le répétait toujours : « Madame de Lancry, c’est la vérité, c’est l’honneur en personne ; ce qu’elle dit ? c’est parole d’évangile. ? N’est-ce pas, Ursule ?

— Sans doute, mon ami ; mais votre mère, en disant cela, pensait comme moi.

— Ça, c’est vrai… Oh ! voyez-vous, cousine, vous n’avez pas d’amie, qu’est-ce que je dis ? de sœur plus dévouée que ma femme. C’est toujours Mathilde par-ci, Mathilde par-là. Enfin, surtout depuis votre petit voyage à Rouvray, elle est comme endiablée pour venir habiter avec vous. Vous jugez comme ça me va, à moi, qui non plus ne jure que par vous, sans oublier mon cousin Lancry… Ah ! cousine, comme on dit, les deux font la paire. Vous êtes née pour M. de Lancry, comme M. de Lancry est né pour vous… C’est comme moi, sans vanité, je suis né pour Ursule, comme Ursule est née pour moi… Mais c’est que c’est très vrai, les grands seigneurs sont faits pour les grandes seigneuresses comme vous — ajouta M. Sécherin en éclatant de rire ; — les gentilles petites bourgeoises comme Ursule sont faites pour les bons bourgeois comme moi.

— Mon cousin, je ne suis pas de votre avis, il n’y a aucune de ces différences-là entre Ursule et moi ; ne sommes-nous pas parentes — dis-je, en voyant que la conversation prenait un caractère fâcheux et que M. Sécherin blessait profondément l’orgueil de sa femme.

Malheureusement, lorsque mon cousin poursuivait une idée, il était impossible de l’en distraire, aussi reprit-il :

— Vous ne me comprenez pas, cousine ; je ne parle pas de la naissance, je sais bien que la famille de ma femme est noble et que je ne suis qu’un bon bourgeois ; mais je dis que vous et votre mari vous avez en vous quelque chose de supérieur, d’imposant, que ni moi ni Ursule, nous n’avons pas, et pour ma part j’en suis ravi… oui, ravi… Est-ce que vous croyez que si ma femme avait eu votre grand air de princesse, je l’aurais tutoyée le jour de mes noces ? Ah bien oui ! je n’aurais jamais osé… Au contraire, Ursule avec sa charmante petite mine chiffonnée, dont je raffole de plus en plus, m’a mis à mon aise tout de suite, je lui ai dit : toi, elle m’a dit : tu, et nous avons été à l’instant une paire d’amis. Enfin, entre vous et elle, il y a cette différence, que…

— Oh ! je vous arrête là — dis-je à M. Sécherin — ne cherchez pas à nous rendre compte de la variété de vos impressions ; contentez-vous de les éprouver. Vous aimez passionnément Ursule, voilà pourquoi vous êtes parfaitement en confiance avec elle, pourquoi vous lui trouvez, avec raison, la grâce et le charme qui attirent, tandis que vous me trouvez, moi, digne et imposante ; en un mot, vous l’aimez d’amour, et vous avez pour moi une franche et sincère amitié… voilà la différence.

— C’est prodigieux, comme vous donnez la raison de tout ! — s’écria M. Sécherin. — Ah !… à propos de quelque chose de prodigieux — reprit-il — je vais bien vous étonner ; est-ce que je ne suis pas devenu écuyer ?

— Comment cela ?

— Encore une preuve de dévoûment que m’a donné mon mari — dit Ursule. Après ton départ, ma bonne Mathilde, mon médecin m’a ordonné l’exercice du cheval. M. Sécherin a eu la bonté de faire venir de Tours un maître d’équitation, et il a partagé mes leçons pour pouvoir m’accompagner.

L’idée me vint aussitôt qu’Ursule avait appris à monter à cheval, afin de pouvoir, une fois à Maran, se ménager des tête-à-tête avec mon mari, car depuis notre arrivée Gontran avait toujours refusé de me laisser me livrer à cet exercice.

— Et vous ne pouvez pas vous imaginer — reprit mon cousin — avec quelle ardeur, avec quel courage Ursule apprenait. Ce qui lui avait été ordonné pour sa santé était devenu pour elle un vrai plaisir ; elle montait deux ou trois fois à cheval par jour dans un pré de la fabrique qui avait l’air d’avoir été créé pour ça. Elle était si hardie, si intrépide, que l’écuyer disait qu’il n’avait vu personne avoir des dispositions pareilles.

— Ah ! mon ami, vous exagérez — dit Ursule avec modestie.

— J’exagère ? eh bien ! je parie qu’il n’y a pas un des chevaux de M. de Lancry qu’Ursule ne puisse monter — s’écria M. Sécherin — et quant à moi, je n’en pourrais pas dire autant… ni vous non plus, cousine, Car vous n’êtes guère écuyère, je crois….

— Non, mon cousin, mais il serait très imprudent à Ursule d’essayer de monter un des chevaux de M. de Lancry ; aucun n’est dressé pour une femme ; il y aurait du danger pour elle.

— Du danger !… Ah ! vous la connaissez bien ! Du danger ? Est-ce qu’elle craint quelque chose ?… Ah ! une fois à cheval ! si vous la voyiez, comme elle y est gentille et comme son amazone lui va bien ! comme ça fait valoir sa taille ? Rien qu’à la regarder, j’en ai la tête tournée. Tu montreras ton amazone à notre cousine, n’est-ce pas ?

— Vous savez bien, mon ami, qu’on dit un habit de cheval et non pas une amazone — dit Ursule en souriant.

— C’est vrai, c’est vrai, tu me l’as dit, je l’avais oublié. Oh ! es-tu mademoiselle de Maran ! L’es-tu ! N’est-ce pas, cousine ?

— Ma bonne Mathilde ne pourra pas m’en vouloir de ce petit reproche que je vous fais, mon ami, car elle-même m’a recommandé de toujours vous avertir de ce qui se disait ou non — n’est-ce pas ma sœur ?

— Oui… oui… — répondis-je avec distraction. J’étais navrée, la jalousie, et, le dirai-je, l’envie me torturaient. Je voyais déjà Ursule à cheval à côté de Gontran, coquette, hardie, impétueuse, et tous deux partant pour de longues promenades, et moi… moi seule je restais ! Non, non, me dis-je en frémissant de Colère, cela ne sera pas. Il faut qu’Ursule parte ; je suivrai les conseils de madame de Richeville.

Au moment où j’étais livrée à ces amères pensées, Ursule reprit :

— Voici bientôt l’heure du dîner, ma chère Mathilde, veux-tu avoir la bonté de faire demander ma femme de chambre… pour qu’on nous conduise à notre appartement.

— Ah ! oui, et fais-toi belle ; tu as apporté de si charmantes toilettes. Figurez-vous, cousine — dit M. Sécherin — qu’elle avait tant de caisses et de cartons que j’ai été obligé d’acheter un fourgon à Tours pour apporter tout cet attirail, y compris Célestine, mademoiselle Célestine, veux-je dire, une femme de chambre comme il n’y en a pas, dit-on, et que ma femme a fait venir de Paris. Il est vrai de dire qu’elle coiffe dans la perfection des perfections.

Ces préparatifs de coquetterie de la part d’Ursule augmentèrent encore mes soupçons ; je ne pus m’empêcher de lui dire avec assez d’aigreur :

— Mon Dieu ! pourquoi donc as-tu fait tant d’apprêts ? comment, pour venir passer quelque temps avec nous qui ne voyons personne !… Mais en vérité on dirait que tu as de grands projets de conquête ; je ne sais qui tu veux séduire ici. Cela devient très inquiétant — ajoutais-je d’une voix altérée en m’efforçant de sourire.

Ursule ne me répondit rien ; mais elle me montra M. Sécherin d’un geste de tête d’une coquetterie charmante, et me dit avec la candeur la plus merveilleusement simulée :

— Mon Dieu ! je veux séduire mon mari… voilà tout.

M. Sécherin ne put résister à cette attaque ; il saisit la main de sa femme, la baisa tendrement à plusieurs reprises, et s’écria :

— Est-elle gentille et naturelle ?… hein, cousine, l’est-elle ? Mais elle a raison. Vous oubliez donc vos leçons quand vous me disiez : « Mon cher cousin, c’est surtout pour son mari qu’une femme doit se parer, faire des frais, et, vice versâ, qu’un mari doit se parer, doit faire des frais surtout pour sa femme. » Ah… ah… cousine, nous n’oublions pas vos conseils, allez ! soyez tranquille. Aussi je vais imiter Ursule, et vous demander la permission d’aller me faire pour elle le plus beau que je le pourrai… car, vous l’avez dit, dès qu’un mari se néglige, c’est une preuve qu’il n’aime plus sa femme d’amour, et quand il n’aime plus sa femme d’amour…

— Toute chose peut s’exagérer — dis-je à M. Sécherin en l’interrompant, car Gontran pouvait rentrer d’un moment à l’autre, et j’aurais été profondément humiliée de laisser deviner à Ursule avec quel dédain mon mari me traitait depuis quelque temps.

Je repris donc :

— Il y a une certaine liberté qui s’accorde parfaitement avec une vie de campagne toute solitaire, la recherche de toilette y est alors presque déplacée, presque de mauvais goût.

— Ah ! Mathilde !… Mathilde !… — dit Ursule en souriant — regarde-toi donc : quelle élégance !… Je ne t’ai jamais vue mise avec plus de coquetterie.

Je ne sus que répondre. Ne voulant rien négliger pour ranimer l’amour de Gontran à Maran comme autrefois dans notre maisonnette de Chantilly, je n’avais qu’un but, celui de lui plaire le plus possible, malgré ses dédains.

À ce moment j’entendis une porte s’ouvrir ; je reconnus les pas de Gontran. Je rougis de honte.

Il entra… Quel fut mon étonnement ! Il était mis avec une élégance, une recherche extrêmes.

J’étais tellement habituée à le voir dans des accoutrements sordides, que je le reconnaissais à peine. J’examinai attentivement Ursule lorsque mon mari entra, elle ne rougit pas.

Gontran fut d’une grâce et d’une cordialité parfaites. Ses traits, qui pendant deux mois s’étaient à peine déridés pour moi, reprirent l’expression ravissante qui, lorsqu’il le voulait, leur donnait une séduction irrésistible.

Ursule et son mari nous laissèrent quelques instants avant dîner.

Je ne pus m’empêcher de dire à Gontran :

— Vous saviez sans doute qu’Ursule était ici.

— Pourquoi cela… parce que j’ai quitté mes habits de chasse et que je ne les quitte pas quand je suis seul avec vous ?

— Sans doute c’est un enfantillage, mais il me semble que ce que vous faites pour une étrangère…

— Je pourrais le faire pour vous, est-ce cela ? — me demanda-t-il.

— Je crois, mon ami, que j’ai autant de droits que ma cousine à être traitée par vous avec égard.

— Permettez-moi, ma chère amie, de vous faire observer que les égards ne consistent pas dans un vêtement fait d’une façon ou d’une autre. Il est tout simple que je m’habille convenablement pour recevoir votre cousine. Ce n’est pas moi qui l’ai invitée à venir ici, c’est vous ; je crois donc faire une chose qui vous soit agréable en l’accueillant de mon mieux, et en ayant pour elle les égards que tout homme doit à une femme qu’il a l’honneur de recevoir.

— Vous ignoriez qu’Ursule devait venir ici cet automne ? — demandai-je à mon mari en tâchant de lire sur sa physionomie. Il resta impassible et me répondit :

— Je l’ignorais complètement ; mais, après tout, maintenant j’en suis enchanté. Sa présence vous distraira, et son mari est le meilleur des hommes… Mais qu’avez-vous ? l’arrivée de votre amie d’enfance ne vous cause pas la joie que j’attendais…

— J’ai des raisons pour cela mon ami… Et je crains que le séjour de ma cousine ici ne soit pas aussi long qu’elle l’espère, peut-être.

— Les affaires de son mari l’abrégeront, sans doute ? Vous en a-t-elle prévenue ?

— Non… mais…

— Mais ?… que voulez-vous dire ?

— C’est moi qui supplierai Ursule de partir.

— Vous ! et pourquoi ?

— Parce que… parce que…

— Eh bien ?

— Parce que j’ai des raisons pour craindre sa présence, parce que… j’en suis jalouse, Gontran !

— De votre cousine ! Ah ça, mais vous êtes folle, ma chère amie !

— Je ne suis pas folle, Gontran… L’instinct de mon cœur ne me trompe pas.

— S’il en est ainsi, vous allez lui rendre le séjour de Maran bien agréable ! cette vision promet !… Il est dit qu’avec vous on n’a jamais un moment de repos. Ah ! quel malheureux caractère vous avez… et pour vous et pour les autres.

— Mais mon Dieu… ce n’est pas ma faute si j’ai des soupçons… si…

— Mais encore un fois, vos soupçons n’ont pas le sens commun ; réfléchissez donc que c’est m’accuser sans raison, que c’est vous tourmenter sans motif.

— Vrai ? bien vrai ? Gontran, soyez généreux ! rassurez-moi… j’ai tant de frayeur.

— Pauvre Mathilde… — me dit Gontran avec une dignité touchante, je ne vous parlerai plus de mon amour, vous ne me croiriez plus peut-être, mais je vous dirai que M. Sécherin, notre parent, vient habiter chez nous, et que je serais un misérable si je songeais seulement à abuser aussi lâchement de l’hospitalité que nous lui offrons.

Je serrai la main de Gontran dans les miennes, ces simples et nobles paroles me redonnèrent du courage.

Ursule et son mari rentrèrent. Je trouvai ma cousine si jolie, si fraîche, si rose, ses yeux étaient à la fois si doux et si brillants, son sourire si fin et si agaçant, sa taille si accomplie, que je jetai les yeux sur une glace placée en face de moi pour me comparer avec Ursule.

Hélas ! je remarquai avec douleur que j’étais pâle, que mes traits étaient changés, flétris, languissants, car depuis quelque temps je me trouvais souffrante, j’éprouvais toujours un malaise vague, un accablement douloureux que j’attribuais au chagrin et qui augmentait sans cesse. Pour la première fois, je m’aperçus que mon visage avait déjà perdu cette première fleur de jeunesse qui rendait les traits d’Ursule si enchanteurs.

Le dîner fut très gai, grâce à mon mari qui y mit beaucoup d’enjouement et d’entrain. Ursule était visiblement gênée, elle craignait de paraître trop gaie à mes yeux et de perdre ainsi son prestige mélancolique ; d’un autre côté, elle regrettait de ne pouvoir se montrer à Gontran sous un jour plus brillant. À la fin du dîner, M. Sécherin en revint à sa malheureuse proposition.

— Mon cousin — dit-il à M. de Lancry — je soutenais tout à l’heure à Madame de Lancry que ma femme était capable de monter n’importe lequel de vos chevaux.

— Comment, Madame, vous montez à cheval ? — dit Gontran avec étonnement. — Mais c’est une bonne fortune pour nous, j’oserais presque dire pour vous ; car les environs de Maran sont délicieux, et je suis charmé de pouvoir vous offrir cette distraction.

— Mais, mon ami — dis-je à mon mari — vous n’avez pas de chevaux de femme… car vous savez que vous n’avez jamais voulu me permettre de vous suivre à la chasse. Et ce serait une grande imprudence que d’exposer Ursule à…

— Mais je vous ai déjà dit que ma femme sait très bien monter à cheval, cousine… — s’écria M. Sécherin en m’interrompant… — Depuis deux mois elle ne fait que cela.

— Mathilde a raison — dit Ursule avec résignation — il serait plus prudent de m’abstenir de cet exercice.

— Vous devez bien penser, Madame — lui dit Gontran — que pour rien au monde je ne voudrais vous exposer à quelque danger. Madame de Lancry n’a jamais monté à cheval de sa vie ; aussi, par prudence, j’ai dû me priver du plaisir de l’emmener avec moi… tandis que vous… d’après ce que me dit mon cousin…

— Je vous réponds que ma femme vous étonnera ! — s’écria M. Sécherin. — L’écuyer de Tours n’en revenait pas.

— J’ai justement une jument excellente et d’une douceur parfaite — dit M. de Lancry ; elle conviendra on ne peut mieux à Madame Sécherin, et si ma cousine veut bien m’accorder quelque confiance, elle n’aura aucune crainte…

— J’ai sans doute une entière confiance en vous, mon cousin — dit Ursule en hésitant — mais, tout bien considéré, je regretterais trop de prendre un plaisir que Mathilde ne pût pas partager.

— Mais que vous êtes donc enfant — dit M. Sécherin à sa femme — parce que Madame de Lancry ne monte pas à cheval, elle ne veut pas vous empêcher d’y monter. N’est-ce pas, cousine ?

— Voyons, ma chère Mathilde — me dit Gontran — vous allez décider cette grave question en dernier ressort ; votre haute sagesse sera seule juge… Permettez-vous ou non à Madame Sécherin de monter à cheval ? Prenez garde !… si vous dites non… comme vous la priveriez, et moi aussi… d’un très grand plaisir, nous vous garderons tous deux une mortelle rancune, je vous en préviens.

— Et ce sera bien fait, et je me joindrai à eux — s’écria M. Sécherin en riant aux éclats — car vous aurez empêché ma femme de paraître dans tout son beau ; elle n’est jamais plus jolie qu’à cheval.

Je ne pouvais objecter aucune raison sérieuse, je répondis en balbutiant :

— Je ne m’y oppose pas… c’était seulement par prudence que je faisais cette observation à Ursule.

— Oh ! rassurez-vous, il n’y aura aucun danger — reprit mon mari — je réponds de la sagesse de Stella ; un enfant la monterait.

— Puisque tu le veux absolument, Mathilde — me dit ma cousine — j’essaierai ; mais en vérité, j’ai peur d’être si gauche…

— Oh ! pour cela, ma cousine — reprit Gontran en souriant — je vous en défie, et cela soit dit sans flatterie, car il est impossible à certaines personnes de ne pas tout faire avec grâce et adresse. Et ce n’est pas leur fauté si elles sont charmantes.

— Ah çà ! et à quand cette belle partie-là ? — demanda M. Sécherin.

— Mais demain. Le coucher du soleil était magnifique ce soir — dit Gontran ; — il fera un temps superbe, nous monterons à cheval à une heure, et nous ferons une véritable chasse de demoiselles.

— Ah çà ! et moi, cousine, je suis trop mauvais cavalier pour suivre une chasse, je vous en avertis…

— Vous, mon cher monsieur Sécherin, vous nous accompagnerez en calèche avec Madame de Lancry ; un de mes valets de limier qui connaît parfaitement la forêt montera à cheval et vous conduira dans les carrefours, où vous pourrez parfaitement voir passer la chasse.

— À la bonne heure… voilà une vraie fête, un plaisir royal — s’écria M. Sécherin ; — moi, qui n’ai jamais chassé qu’avec mon garde-chasse et ses deux bassets… Pourvu qu’il fasse beau !

— Je vous assure qu’il fera demain un temps radieux ; Madame Sécherin le désire trop pour que cela n’arrive pas. Demain sera donc une journée enchanteresse, j’en réponds — dit Gontran.