Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie II/30

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Gosselin (Tome IIIp. 364-386).
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Deuxième partie


CHAPITRE XXX.

LA CHASSE.


Il me fut impossible le soir de parler en secret à ma cousine, elle partageait l’appartement de son mari, et deux ou trois fois après dîner il me sembla qu’elle m’évitait. Je souffris cruellement pendant la nuit. Au malaise physique qui m’accablait depuis quelque temps se joignit une grande tristesse.

Je ressentis tout ce que la jalousie a de plus poignant, de plus amer. En vain je voulus me convaincre de l’injustice, de l’exagération de mes soupçons ; en vain je me dis que peut-être il n’y avait au fond de la conduite d’Ursule qu’une innocente coquetterie, je ne pus parvenir à me rassurer.

Je me promis bien, pendant cette cruelle journée, d’observer attentivement ma cousine et mon mari et d’avoir le lendemain un sérieux entretien avec elle.

Gontran ne s’était pas trompé dans son espérance : le jour était radieux, un resplendissant soleil d’octobre annonçait une de ces dernières journées d’automne presque aussi belle que les journées d’été…

À midi nous partîmes pour le rendez-vous de chasse.

M. de Lancry avait fait mettre les gens de son équipage en grande livrée ; des fenêtres du château nous les avions vu partir avec les chiens au son retentissant des trompes. Une calèche à quatre chevaux approcha du perron ; je montai en voiture avec M. Sécherin.

Je n’insiste sur ces puérils détails d’opulence que pour deux raisons : d’abord, parce que je vis à l’expression des traits d’Ursule qu’elle admirait autant qu’elle enviait ce luxe, et puis parce que cet appareil de fête contrastait douloureusement avec mon chagrin.

J’attendais avec impatience l’apparition d’Ursule. J’étais curieuse de savoir si elle avait à cheval aussi bonne tournure que le disait son mari ; j’espérais que cela n’était pas ; je désirais qu’il lui arrivât, non pas un dangereux accident, mais quelque mésaventure qui pût la rendre ridicule aux yeux de Gontran, et la punît de son outrecuidance.

Hélas ! je n’eus pas cette misérable satisfaction. Lorsque ma cousine nous rejoignit à cheval avec mon mari, je fus forcée de la trouver plus jolie que je ne l’avais jamais vue.

À ce propos, je n’ai jamais compris comment la jalousie niait ou dénaturait les avantages d’une rivale ; au contraire, j’ai toujours été portée à me les exagérer. Mais sans exagération, Ursule était si parfaitement élégante et gracieuse à cheval, que je fus sur le point d’en pleurer de dépit.

Je la vois encore : son habit de cheval, de drap bleu foncé, dont la longue jupe traînait presque jusqu’à terre, était à corsage et à manches justes : il dessinait à ravir sa taille charmante ; elle portait un chapeau d’homme et un col de chemise rabattu sur une petite cravate de satin cerise ; sa jolie figure, si fraîche et si rose, devait à ce costume un air mutin, décidé, qui lui seyait à merveille ; ses beaux cheveux bruns encadraient ses joues à fossette. Jamais je n’avais vu ses yeux d’un bleu plus pur, on eût dit que le ciel s’y reflétait comme dans un miroir.

La jument qu’elle montait avec une aisance qui me confondit était d’un bai doré, dont les ardents reflets miroitaient au soleil ; ses longs crins noirs ondoyaient et flottaient au vent. Elle semblait heureuse du léger poids qu’elle portait, et marchait d’un pas si cadencé, qu’elle effleurait à peine le gazon.

Gontran montait un cheval de course, noir comme l’ébène, et portait un habit d’équipage à sa livrée, bleu clair, à collet de velours orange, avec des boutons d’argent armoriés en vermeil. Le ceinturon de son couteau de chasse, aussi mi-partie argent et or, serrait sa taille élégante. Enfin, sa cape de velours noir, découvrant ses traits, en faisait encore valoir la finesse et le charme.

La recherche de Gontran me frappa d’autant plus, que pour chasser il était toujours vêtu d’une manière plus que négligée.

Ma cousine voulut s’approcher de la calèche pour me parler. Sa jument, sans doute effrayée par mon ombrelle, refusa d’avancer.

Je l’avoue à ma honte, je fus ravie de ce contre-temps qui mettait l’habileté d’Ursule en défaut ; mais à mon grand étonnement, je n’ose dire à mon effroi, elle fronça ses jolis sourcils, leva sa cravache et commença de châtier hardiment sa monture.

— Prenez garde, madame, ne frappez pas Stella, elle est très vive ! — s’écria Gontran effrayé de l’audace d’Ursule.

— Ne fais pas la mauvaise tête, ma petite femme, je t’en supplie — s’écria mon cousin en étendant avec anxiété ses deux mains jointes vers sa femme.

Mais celle-ci, les joues empourprées, les narines dilatées, les yeux brillants de colère, ses lèvres vermeilles relevées par un dédaigneux sourire, ne tint compte de ces avertissements. Elle infligea résolument un nouveau châtiment à Stella, qui se cabra si violemment que je poussai un cri d’épouvante.

Ursule, sans paraître aucunement intimidée, se courba sur l’encolure de Stella en lui rendant la main, tout cela avec un mouvement si naturel, qu’elle ne semblait courir aucun danger.

— Bravo, ma cousine, à merveille — s’écria Gontran sans pouvoir cacher son admiration — quel sang-froid ! quel courage !

Encore excitée par cette approbation, Ursule voulut vaincre l’obstination de sa jument et la forcer de s’approcher de la voiture. Quelques nouveaux coups de cravache, assénés d’une main ferme, décidèrent Stella après une nouvelle lutte de quelques instants, lutte pendant laquelle la jument bondit au lieu de se cabrer. Ursule, dont la taille ronde, fine et cambrée ondulait avec la souplesse d’une couleuvre, suivit avec tant de grâce les mouvements désordonnés de sa monture, qu’elle ne fut pas déplacée un moment.

Cet incident, que j’espérais voir tourner contre ma cousine, ne servit qu’à lui prêter un nouveau charme ; elle dompta l’indocile animal, le força de rester près de la voiture. Alors se courbant légèrement sur sa selle, Ursule, fière, souriante, caressant le cou nerveux de Stella de sa petite main blanche, qu’elle déganta coquettement, jouit de son triomphe et jeta un regard brillant sur Gontran comme pour lui dire que c’était sa présence qui lui donnait tant de courage.

— Eh bien ! ma cousine — s’écria M. Sécherin — qu’est-ce que je vous avais dit ? Est-elle hardie ? avouez que c’est un vrai page !

— Un vérité, madame — dit Gontran en s’approchant tout ému — je ne reviens pas de votre intrépidité, de votre grâce. On oublie le danger que vous courez pour ne songer qu’à vous admirer.

— Oh ! c’est si amusant de monter à cheval ! — dit naïvement Ursule. Et s’adressant à moi : — Comment te prives-tu de ce ravissant plaisir ? Pour nous autres femmes, surtout, quel bonheur de pouvoir, malgré notre faiblesse, maîtriser, dompter, dominer, un être qui nous tuerait mille fois si l’on n’opposait l’adresse à la force, une volonté intelligente à son entêtement brutal.

Ceci est un peu l’histoire de votre domination en général — dit Gontran en souriant — et vous nous domptez, nous autres hommes, à peu près selon les mêmes principes et par les mêmes moyens… Mais, mon Dieu ! qu’avez-vous donc, ma chère amie ? — me dit M. de Lancry en voyant l’altération de mes traits, car le triomphe d’Ursule, l’admiration que Gontran lui avait témoignée me faisaient un mal affreux.

— Je n’ai rien mon ami ; seulement l’exemple d’Ursule m’encourage, et à compter de demain je veux absolument monter à cheval.

— Mais vous n’avez jamais essayé, ma chère amie, et puis je crois que vous n’avez pas beaucoup de dispositions, vous êtes trop timide…

— Je vous dis que j’y monterai, quand bien même je devrais être tuée sur la place ! — m’écriai-je.

— Bien, bien, nous reparlerons de cela — me dit Gontran — mais partons pour le rendez-vous de chasse, car il est déjà tard. Ma cousine, je suis à vos ordres.

— Nous nous reverrons tout à l’heure ; adieu, Mathilde — dit Ursule en me faisant un signe de la main.

— Ne faites pas d’imprudence, ma bonne petite femme… monsieur de Lancry, je vous la recommande ! — s’écria M. Sécherin.

— Soyez tranquille, mon cher cousin, — dit mon mari — quand on est si légère, si adroite et si hardie, on ne risque jamais rien.

Ursule et Gontran partirent au petit galop, côte à côte, sur une pelouse de gazon qui prolongeait l’allée où marchait notre voiture. Pendant quelque temps, nous les accompagnâmes. Je les suivis des yeux autant que je le pus ; mais ils disparurent bientôt dans une allée sinueuse où la calèche ne pouvait passer, et je les perdis de vue.

Tous ces détails sembleront puérils à ceux qui ne connaissent pas les innombrables angoisses de la jalousie et les cuisantes blessures de l’amour-propre offensé. Pourtant cette scène, en apparence si insignifiante, me bouleversa tellement, que je fus sur le point de commettre une action infâme… de dénoncer à M. Sécherin la conduite d’Ursule, de lui faire partager mes soupçons contre sa femme.

Heureusement la honte retint ce terrible aveu sur mes lèvres. Si mon cousin avait eu la moindre perspicacité, il eût deviné la cause de mon agitation et de mon inquiétude. Je ne lui répondais qu’avec distraction, et quelquefois je tombais dans de profondes rêveries à peine interrompues par le bruit de la chasse qui, de temps en temps, traversait les larges allées convergentes aux ronds-points où nous allions nous placer pour la voir passer, guidés par un des hommes de l’équipage de M. de Lancry.

Ce qui me causait une impression profonde, fatale, étrange, c’était de voir de temps en temps rapidement apparaître au fond de quelque route ombreuse Gontran et Ursule toujours côte à côte. Le son éloigné et mélancolique des trompes qui résonnaient dans les hautes futaies noyées d’ombres, les sourds aboiements de la meute me semblaient sinistres, effrayants… Hélas ! la triste disposition de l’esprit et de l’âme couvre de voiles de deuil les objets les plus riants, et cherche de lugubres présages dans ce qui cause la joie et l’enivrement de tous…

M. Sécherin était si transporté du spectacle mouvant qu’il avait sous les yeux qu’il ne remarquait pas mon état de langueur et de tristesse ; le malaise dont je me ressentais depuis quelque temps augmentait de plus en plus. Souvent j’éprouvais des tressaillements inconnus que j’attribuais à une cause nerveuse. J’avais la tête pesante, douloureuse, affaiblie.

Nous venions d’arriver et de nous arrêter dans un carrefour de la forêt. Ursule et Gontran s’avançaient rapidement par une allée transversale. Je crus qu’ils venaient nous rejoindre, je m’avançai hors de la calèche.

Ils furent en effet bientôt près de nous, mais ils ne s’arrêtèrent pas.

— Mathilde — me cria Ursule en passant avec vitesse et en me saluant de la main — je suis folle… enivrée de la chasse.

Et les joues colorées, l’œil brillant et hardi, elle donna un coup de cravache à la jument pour hâter sa course.

— Le cerf ne durera pas maintenant plus d’une demi-heure ! — nous cria Gontran — les chiens chassent à merveille… ça va débucher.

Et se courbant sur l’encolure de son cheval, il atteignit Ursule qui l’avait un moment dépassé, et tous deux disparurent de nouveau.

— Comme elle s’amuse… Dieu ! comme elle s’amuse ! — dit M. Sécherin avec joie — mais ma cousine, qu’est-ce que veut dire M. Gontran par ces mots : ça va débucher ?

J’avais assez souvent entendu parler de chasse par mon mari pour pouvoir répondre à la question de M. Sécherin.

— Cela veut dire que le malheureux animal traqué dans les bois va prendre la plaine, c’est sa dernière chance de salut, après quoi il sera égorgé… sans pitié.

J’étais dans un état tellement nerveux, j’avais depuis si longtemps contenu mes larmes, que, saisissant pour ainsi dire cette occasion ridicule de me livrer à un accès de sensibilité, je me mis à fondre en larmes.

M. Sécherin me regarda d’un air stupéfait, et me dit avec intérêt :

— Mon Dieu, comment là mort d’un cerf vous attriste à ce point, vous qui devez avoir l’habitude de ces choses-là… Allons donc, cousine, soyez raisonnable, peut-être après tout qu’elle échappera à son mauvais sort ; cette pauvre victime !

Ceux qui auront bien souffert d’une douleur intime, contrainte, forcément cachée, ne souriront pas de mépris, lorsque je dirai qu’en répondant aux derniers mots de M. Sécherin, je fis pour moi seule une sorte d’allusion à mon propre sort afin de pouvoir un peu épancher à haute voix les chagrins qui m’oppressaient.

Cela est ridicule, amèrement ridicule, hélas ! je le sais, mais heureux ceux qui ignorent que la souffrance la plus poignante est quelquefois grotesque dans son expression, ce qui est, je crois, le comble de la torture morale…

Je répondis donc à M. Sécherin, en pleurant :

— Non, non, la victime ne pourra pas échapper ; que peut-elle faire ? Lutter, n’est-ce pas ? mais il faut la force de lutter, et elle n’en a plus la force. Cela dure depuis trop longtemps, elle n’a qu’à se résigner… à tendre le cou au couteau et à mourir… pourtant la vie lui avait paru belle… pourtant qui songerait à mourir par ce temps radieux, par ce beau soleil ?… au bruit de ces fanfares et des cris de joie des chasseurs… qui pense à mourir ? pour qui cette fête est-elle un deuil ?… pour la victime seule… elle pleurera, et on rira de ses larmes, et on la tuera sans pitié… sans pitié !!

— Le fait est — dit M. Sécherin, presque attendri — que les pauvres bêtes pleurent au moment de mourir… mais, écoutez donc, cousine — reprit-il — on dit aussi qu’avant de mourir les cerfs se défendent quelquefois joliment, et qu’en mourant la victime a au moins le plaisir de se venger.

Dans mon égarement, répondant à ma pensée au lieu de répondre à M. Sécherin, j’essuyai mes larmes ; je le regardai fixement et je lui dis avec un sourire amer :

— Oh ! n’est-ce pas ? la vengeance… la vengeance ! ne pas mourir faible, méprisée, moquée, insultée ! faire à son tour verser des larmes à ceux qui ont ri de vos douleurs, oh !… n’est-ce pas… la vengeance, la vengeance, surtout ! pour punir l’insulte… l’insulte lâche et misérable… l’insulte qu’on sait impunie… qu’on croit impunie, parce que l’honneur, la hauteur d’un noble cœur empêche une ignoble délation… Oh ! mais cela doit avoir un terme à la fin, n’est-ce pas ? Oui, vous avez raison… la vengeance.

— Ah ça !… cousine — s’écria M. Sécherin en contenant à peine son envie de rire — comment voulez-vous donc qu’on insulte un cerf, et qu’il pense à se venger ?

Je regardai M. Sécherin ; je ne le compris pas d’abord.

Au bout de quelques moments je revins à moi et je lui dis :

— Pardon, pardon, mon cher cousin ; en vérité, je suis folle ; vous avez raison, ma sensibilité m’a égarée…

— C’est aussi ce que je me disais ; ma cousine parle de ce pauvre cerf comme d’une personne naturelle… Mais nous allons recommencer à marcher. Entendez-vous, là-bas, comme c’est beau le bruit du cor ? Vraiment, c’est bien un plaisir de roi que la chasse.

La calèche se remit en marche.

Je profitai de ce mouvement pour me livrer sans réserve aux plus amères réflexions. Je me figurais Gontran et Ursule marchant au pas l’un près de l’autre, pour se reposer d’une longue course, laissant leurs chevaux aller à l’aventure dans des allées sans fin, tapissées de verdure, abritées par les arbres nuancés des plus riches nuances de l’automne…

Heureux, aimant, ils jouissaient avec ardeur de cette belle et tiède journée, de ce luxe royal, de cette vie de fêtes, en songeant à un avenir plus enivrant encore, en se disant de tendres paroles d’amour, en échangeant de longs et brûlants regards… Peut-être même… la forêt est si touffue et si solitaire que Gontran, se penchant vers Ursule, embrasse sa taille svelte d’un bras amoureux et effleure ses joues vermeilles, encore animées par la course.

Oh ! rage ! oh ! douleur ! oh ! torture !… pensai-je… Et moi… moi… je suis là, brisée, flétrie, oubliée, moquée, car ils se moquent, ils rient de moi… de moi qui me promène paisiblement avec ce mari qu’on trompe, qu’on outrage !… Et c’est moi… c’est moi qui ai donné à cet homme pauvre et presque déshonoré le château où il courtise ma rivale, le luxe dont il l’éblouit, les plaisirs dont il l’enivre !

Oh ! mais cela est affreux ! affreux !… Cela ne peut pas durer… Je me lasse d’être stupidement malheureuse, je ne le veux plus, je ne le veux plus… J’ai là près de moi ce mari honnête et bon qu’on bafoue, qu’on offense… Éclairons-le… Ce n’est pas dénoncer la perfidie et la corruption, c’est empêcher l’honneur, la loyauté même d’être plus longtemps dupes de la trahison.

Encore une fois le fatal aveu me vint aux lèvres, encore une fois je reculai devant cette délation.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Au bout d’une demi-heure environ, Gontran nous envoya un de ses gens nous prévenir que le cerf avait été pris dans un étang, mais que le chemin pour s’y rendre était si mauvais que les voitures n’y pouvaient passer ; il m’engageait à retourner au château, où il nous rejoindrait avec Madame Sécherin.

Nous arrivâmes à Maran, où nous précédâmes de peu d’instants Ursule et Gontran. Après nous être habillés pour dîner, nous rentrâmes au salon. J’y trouvai ma cousine, mon mari et M. Sécherin. À table, la conversation roula sur la chasse de la journée. Gontran donna les plus grandes louanges au courage, à l’adresse d’Ursule, qui déclara n’avoir jamais goûté un plaisir plus vif.

Ma cousine fut beaucoup plus gaie que la veille ; elle parut se soucier assez peu de conserver à mes yeux son apparence mélancolique. Elle accepta résolument quelques toasts à ma santé que lui porta Gontran, et but, sans se faire trop prier, quelques verres de vin de Champagne, à la grande admiration de M. Sécherin qui ne cessait de s’écrier :

— C’est un vrai démon que ma femme !

Pour la première fois, en voyant l’animation, la gaîté, l’entrain de ma cousine, je pressentis ce qu’il y avait en elle de hardi et d’indomptable.

Jusqu’alors elle m’avait paru profondément dissimulée. Ses audacieux mensonges avaient toujours été enveloppés de formes hypocrites ; c’est en levant mélancoliquement au ciel ses grands yeux baignés de larmes qu’elle niait l’évidence ; mais en la voyant à table si joyeuse, si résolue ; mais en entendant ses saillies vives, imprévues, souvent étincelantes, je la trouvais plus dangereuse encore.

Mon mari ne cachait pas l’espèce d’admiration qu’elle lui inspirait. Une espèce de lutte d’esprit s’était établie entre elle et lui, souvent Gontran n’eut pas l’avantage. Il semblait presque fasciné, dominé par l’ascendant de cette femme, qui, plusieurs fois, le rendit muet par un mot d’une ironie mordante.

Ce qui paraîtra peut-être étrange, impossible, c’est que je souffrais alors de l’espèce de supériorité moqueuse avec laquelle Ursule répondait à mon mari.

Je restais confondue d’étonnement à l’aspect de cette transformation de ma cousine.

M. Sécherin lui-même me disait tout bas qu’il n’avait jamais cru à sa femme autant d’esprit.

Maintenant je m’explique ce changement. Il y a certaines natures qui ne se révèlent pour ainsi dire jamais complétement que lorsqu’elles se trouvent dans leur véritable milieu. Ainsi Ursule était essentiellement née pour une vie de luxe, de splendeur, de fêtes, de plaisirs effrénés. Un siècle plus tôt, elle eût été l’une de ces femmes spirituelles et effrontées qui furent les reines des orgies de la régence.

Pour la première fois peut-être depuis son mariage, elle se trouvait dans une position analogue à ses goûts, et sans doute son véritable caractère se développait presque à son insu.

Après dîner on devait faire la curée du cerf aux flambeaux dans la cour du château, Gontran ayant voulu réserver ce sanglant spectacle à madame Sécherin.

Vers les neuf heures, les piqueurs sonnèrent quelques fanfares. Nous allâmes sur une terrasse qui donnait sur la cour d’honneur et qui s’étendait devant les fenêtres du salon que nous venions de quitter.

Les torches que tenaient les valets de pied en grande livrée jetaient une clarté rougeâtre sur les bâtiments, dont une partie était complétement obscure.

Cela me parut sinistre… La meute avide, impatiente, à peine contenue par les fouets des veneurs, faisait entendre des grondements féroces ; les yeux farouches des chiens étincelaient dans l’obscurité.

Au milieu de la cour, le premier piqueur de M. de Lancry, ayant recouvert les débris et les ossements du cerf avec la peau de cet animal, en prit la tête par le bois et l’agita vivement devant les chiens.

Toujours contenue, la meute poussa des hurlements furieux jusqu’au moment où on lui permit de se jeter sur ces restes sanglants, pendant que les trompes sonnaient avec force. Alors commença une lutte acharnée entre ces quatre-vingts chiens se ruant les uns sur les autres, hurlant, grondant, se disputant et s’arrachant les lambeaux sanglants de l’animal.

Ce spectacle, ces cris me révoltèrent ; je rentrai dans le salon dont les fenêtres donnaient sur la terrasse. M. Séchérin était descendu pour voir la curée de plus près. Je me sentais accablée, plus accablée que jamais d’un mal tout physique ; pour la première fois je me demandai quelle pouvait en être la cause.

Je tombai assise sur une chaise placée près d’une croisée à demi cachée par les rideaux. Je regardais machinalement le reflet des dernières clartés des torches vaciller et s’éteindre, car la curée était terminée, lorsque je vis Ursule et Gontran s’arrêter un instant devant cette croisée… Gontran enlaça la taille d’Ursule d’un de ses bras, et approcha ses lèvres de la joue de ma cousine, malgré une légère résistance de celle-ci…

Jamais je n’oublierai ce que je ressentis en ce moment : par une étrange fatalité, la douleur la plus atroce que j’eusse jamais ressentie me révéla, pour ainsi dire, la joie la plus immense que j’ai jamais connue…

Je ne sais par quel phénomène le coup que je ressentis fut si violent qu’au même instant un tressaillement profond… qui me répondit au cœur, m’éclaira subitement sur la cause de ce malaise dont je souffrais depuis quelque temps… Je sentis que j’étais mère

Cette double impression de joie enivrante et de malheur foudroyant fut telle qu’un moment je crus que ma tête allait s’égarer.

Dans mon vertige, je me levai machinalement. Je traversai le salon en courant ; je m’enfermai dans ma chambre, et, me précipitant à genoux, je ne pus dire que ces mots :

— Mon Dieu ! tu m’as entendue, je ne puis plus être malheureuse maintenant ! À l’instant où j’allais mourir de douleur, tu m’as envoyé un espoir ineffable !…

Je n’avais pas aperçu Blondeau qui était dans mon alcôve.

— Grand Dieu ! Madame, qu’avez-vous ? — s’écria-t-elle.

Sans lui répondre, je lui montrai la porte de ma chambre en lui disant : — Je veux être seule ; ferme cette porte, laisse-moi, va dire que je veux être seule.

Blondeau sortit, alla prévenir M. de Lancry que j’étais indisposée, et que je voulais être seule.

Je restai seule en effet à méditer…

Je ne pouvais plus douter de l’infidélité de mon mari… et j’étais mère…