Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie IV/01

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Gosselin (Tome Vp. 1-27).
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Quatrième partie


QUATRIÈME PARTIE.

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CHAPITRE PREMIER.

LA LETTRE.


J’aborde avec défiance le récit de cette nouvelle période de ma vie.

En retraçant les événements qui se sont succédé depuis mon enfance jusqu’à mon mariage, et depuis mon mariage jusqu’au moment où M. de Lancry m’abandonna si cruellement pour aller rejoindre Ursule à Paris, je pouvais me confier sans crainte à tous mes souvenirs, à toutes les impressions qu’ils réveillaient : je n’avais rien à me taire, rien à me déguiser à moi-même : la sincérité m’était facile.

Je n’avais à me reprocher que l’exagération de quelques généreuses qualités ; je l’avais dit à M. de Lancry, je reconnaissais moi-même que mes douleurs passées ne pouvaient me gagner aucune sympathie, en admettant que le monde les eût connues, car j’avais manqué d’énergie, de dignité dans ma conduite avec lui.

Je m’étais toujours aveuglément soumise, lâchement résignée, je n’avais su que pleurer, que souffrir… et la souffrance n’est pas plus une vertu que les larmes ne sont un langage.

Souffrir pour une noble cause, cela est grand et beau. Humblement endurer le mépris et les outrages d’un être indigne, c’est une honteuse faiblesse qui excitera peut-être une froide pitié, jamais un touchant intérêt.

Cette découverte fut pour moi une terrible leçon : je reconnus qu’après tant de maux, j’avais à peine le droit d’être plainte ; la réflexion, l’expérience me prouvèrent qu’au point de vue du monde ou plutôt du plus grand nombre des hommes, Ursule, avec ses vices et avec ses provocantes séductions, devait plaire peut-être, tandis que moi je ne pouvais prétendre qu’à une pâle estime ou à une compassion dédaigneuse. Du moins j’avais la consolante conviction de n’avoir jamais failli à mes devoirs ; je puisais dans ce sentiment une sorte de dédain amer dont je flétrissais à mon tour le jugement du monde et l’égarement de mon mari.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je ne saurais dire mon découragement, ma stupeur, lorsqu’après ma longue maladie je me trouvai seule, pleurant mon enfant mort avant de naître.

La fin tragique de M. de Mortagne, mon unique soutien, rendait mon isolement plus pénible encore.

Tant que dura l’hiver, je souffris avec une morne résignation ; mais, au printemps, la vue des premiers beaux jours, des premières fleurs, me causa des ressentiments pleins d’amertume : le sombre hiver était au moins d’accord avec ma désolation ; mais lorsque la nature m’apparut dans toute la splendeur de sa renaissance, mais lorsque tout recommença à vivre, à aimer, mais lorsque je sentis l’air tiède, embaumé des premières floraisons, mais lorsque j’entendis les joyeux cris des oiseaux au milieu des feuilles, mon désespoir augmenta.

L’aspect de la nature, paisible et riante, m’était odieux ; je sentais la faculté d’aimer et d’être heureuse complètement morte en moi…

À quoi me servaient les beaux jours remplis de chaleur, de soleil et d’azur ?… à quoi me servaient les belles nuits étoilées, remplies de fraîcheur, de parfums et de mystères ?

J’étais souvent en proie à des accès de désespoir affreux et de rage impuissante, en songeant que, si mon enfant eût vécu, ma vie eût été plus belle que jamais, car j’avais entrevu des trésors de consolations dans l’amour maternel. Si méprisante, si cruelle, si indigne que la conduite de M. de Lancry eût été pour moi, elle n’aurait pu m’atteindre dans la sphère d’adorables félicités où je me serais réfugiée.

Alors je compris combien était horrible notre position, à nous autres femmes qui ne pouvons remplacer la vie du cœur par la vie d’action.

Par une injustice étrange, mille compensations sont offertes aux hommes qui ont à souffrir passagèrement d’une peine de cœur, eux dont les facultés aimantes sont bien moins développées que les nôtres, car on l’a dit cent fois — ce qui est toute notre existence est une distraction pour eux.

Malgré les odieux procédés de mon mari envers moi, je ne comprenais pas que la trahison pût autoriser ni excuser la trahison. Je pensais ainsi non par respect pour M. de Lancry, mais par respect pour moi.

Je sentais qu’au point de vue du monde, j’aurais peut-être eu tous les droits possibles à chercher des dédommagements dans un amour coupable ; mais lors même que rien ne m’eût paru plus vulgaire, plus dégradant que cette sorte de vengeance, je croyais la source de toute affection tendre absolument tarie en moi.

J’étais quelquefois effrayée des mouvements de haine, de méchanceté qui m’agitaient. Le souvenir d’Ursule me faisait horreur, parfois il soulevait dans mon âme de folles ardeurs de vengeance…

Encore une de ces bizarreries fatales de notre condition ! Un homme peut assouvir sa fureur sur son ennemi, le provoquer, le tuer à la face de tous, et se faire ainsi une terrible justice… Une femme outragée par une autre femme, frappée par elle dans ce qu’elle a de plus cher, de plus sacré, ne peut que dévorer ses larmes !

Chose étrange ! encore une fois, nous qui souffrons tant par l’amour, nous ne pouvons nous venger d’une manière digne et éclatante ! Nous pouvons nous venger par le mépris, dira-t-on. Le mépris !… que pouvait faire mon mépris à Ursule, qui avait déjà toute honte bue !

À ces violents ressentiments succédait une morne indifférence, ma vie se passait ainsi.

La prière, le soin de mes pauvres ne m’apportaient, je l’avoue en rougissant, que des soulagements passagers ; le bien que je faisais satisfaisait mon cœur, ne le remplissait pas.

Plusieurs fois ma pauvre Blondeau me conseilla de changer de résidence, de voyager, je n’en avais ni le désir, ni la force ; tout ce qui m’entourait me rappelait les souvenirs les plus amers, les plus douloureux, et pourtant je restais à Maran, abattue, énervée.

Les jours, les mois se passaient ainsi dans une sorte d’engourdissement de la pensée et de la volonté.

Je menais la vie d’une recluse ; tous les gens de M. de Lancry l’avaient été rejoindre : ma maison se composait de Blondeau, de deux femmes et d’un vieux valet de chambre qui avait été au service de M. de Mortagne.

Je marchais beaucoup afin de me briser par la fatigue ; en rentrant, je me mettais machinalement à quelque ouvrage de tapisserie : il m’était impossible de m’occuper de musique ; j’avais une telle excitation nerveuse que le son du piano me causait des tressaillements douloureux, et me faisait fondre en larmes.

Madame de Richeville m’écrivait souvent. Lorsqu’elle avait vu mon mari arriver à Paris pour y rejoindre Ursule, elle m’avait proposé de venir me chercher à Maran, quoiqu’il lui en coûtât de se séparer d’Emma et de la laisser au Sacré-Cœur, où elle terminait son éducation ; j’avais remercié cette excellente amie de son offre, en la suppliant de ne pas quitter sa fille et aussi de ne jamais à l’avenir me parler de M. de Lancry et d’Ursule : je voulais absolument ignorer leur conduite.

Les lettres de madame de Richeville étaient remplies de tendresse, de bonté. Respectant, comprenant mon chagrin, elle m’engageait néanmoins à venir la trouver à Paris, mais alors j’avais une répugnance invincible à rentrer dans le monde.

Je savais par mes gens d’affaires que M. de Lancry me ruinait : il avait un plein pouvoir de moi, nous étions mariés en communauté de biens ; il pouvait donc légalement et impunément dissiper toute ma fortune.

J’avoue que ces questions d’intérêt me laissaient assez indifférente, la pension qu’il me faisait suffisait à mes besoins ; d’ailleurs madame de Richeville, m’avait écrit que M. de Mortagne, surpris par la mort, n’avait pu aviser aux moyens de mettre tous les biens qu’il me laissait à l’abri de la dissipation de mon mari, mais qu’il lui avait remis, à elle, madame de Richeville, une somme considérable, destinée à assurer mon avenir et celui de mon enfant dans le cas où M. de Lancry m’eût complètement ruinée. Hélas, cet enfant n’était plus… que m’importait l’avenir !

Plus de deux années se passèrent ainsi, avec cette rapidité monotone particulière aux habitudes uniformes.

Au bout de ce temps, je ne souffrais plus ; je ne ressentais rien, ni joie, ni douleur. Peut-être serais-je restée longtemps encore dans cette apathie, dans cette somnolence de tous les sentiments, si la lettre suivante de madame de Richeville ne m’eût pas démontré l’absolue nécessité de mon retour à Paris.


Paris, 20 octobre 1834.

« Je suis obligée, ma chère Mathilde, malgré vos recommandations contraires, de vous parler de M. de Lancry. Hier un homme de mes amis a appris, par le plus grand hasard, que votre mari s’occupait de vendre votre terre de Maran ; la personne qui voulait l’acquérir s’en tenait, je crois, à vingt ou trente mille francs. Je sais combien vous êtes attachée à cette propriété, parce qu’elle a appartenu à votre mère, et peut-être aussi parce que vous y avez beaucoup souffert ; j’ai donc cru bien agir, après avoir consulté M. de Rochegune, qui est arrivé ici depuis un mois, en envoyant mon homme d’affaires proposer à M. de Lancry, qui ne le connaît pas, d’acheter Maran à un prix supérieur à celui qu’on lui en offre : votre mari a accepté, le contrat de vente est dressé, mais votre présence à Paris est indispensable.

« Votre contrat de mariage est tel que vous ne pouvez posséder rien en propre. Il faut donc beaucoup de formalités pour vous assurer néanmoins cette acquisition sous un nom supposé, et la soustraire ainsi aux prodigalités de votre mari ; dans le cas où ces arrangements vous conviendraient, vous placeriez très avantageusement la somme que M. de Mortagne a déposée entre mes mains lors de cette nuit à jamais fatale…

« Pardonnez ces ennuyeux détails d’affaires, ma chère enfant, mais vous comprenez, n’est-ce pas ? de quelle importance tout ceci est pour vous. Et je suis heureuse du hasard qui m’a mise à même de vous épargner un chagrin et des regrets nouveaux.

« Un voyage à Paris est donc indispensable ; il vous retirera peut-être de l’accablement dans lequel vous êtes plongée. Pauvre enfant ! vos lettres me désespèrent. Votre chagrin sera-t-il donc incurable ? faut-il vous abandonner ainsi à une désolante inertie… Les consolations de l’amitié ne sont-elles rien pour vous ? Pourquoi vous isoler opiniâtrement dans vos sombres pensées ?

« Mieux que personne je comprends votre éloignement du monde, mais n’est-il pas un milieu entre une retraite absolue et le tourbillon des fêtes ? Je n’ose vous parler de mon bonheur, et vous citer ma vie comme un exemple à l’appui du goût que je voudrais vous donner pour une existence doucement partagée entre quelques amitiés sincères… Mon Emma est près de moi, vous me diriez avec raison que toutes les conditions doivent me paraître heureuses.

« Il me semble pourtant que la solitude dans laquelle vous vivez ne peut qu’aigrir votre noble cœur, s’il pouvait jamais perdre ses qualités angéliques ; aussi, je vous le dis encore, venez, venez parmi nous.

« Depuis que l’éducation d’Emma est terminée et que j’ai quitté le Sacré-Cœur, je me suis créé une intimité charmante de femmes un peu plus âgées que moi ; car je me suis mise à être très franchement vieille femme, ce qui a désarmé celles qui pouvaient me supposer encore quelques prétentions. Je reste chez moi tous les soirs, et il me faut être vraiment inflexible pour ne pas voir mon petit salon envahi ; on y parle souvent de vous : la conduite de votre mari est si scandaleuse, cette horrible femme est si effrontée, votre résignation est si digne, si courageuse, qu’il n’y a qu’une voix pour vous plaindre et pour vous admirer.

« La révolution a bouleversé, scindé la société ; il n’y a plus, pour ainsi dire, que de petits cercles, aucune grande maison n’est ouverte : c’est moins par bouderie contre le gouvernement, dont on s’inquiète assez peu, que par impossibilité de réunir ces fractions diverses.

« Sous la Restauration, la cour, ses devoirs, ses relations, ses ambitions, ses intrigues étaient les liens qui rendaient notre monde homogène ; maintenant rien n’oblige, chacun s’isole selon son goût, ses penchants, et les coteries se forment. Les ambassades de Sardaigne et d’Autriche sont les seuls centres où se réunissent encore ces fragments épars de notre ancienne société.

« Ne vous étonnez pas, chère enfant, de me voir entrer dans ces détails, en apparence puérils, à propos de la grave détermination que je sollicite de vous.

« Si le monde était ce qu’il était il y a quatre ans, s’il y avait une cour, je concevrais votre répugnance à y rentrer. Les femmes de votre caractère rougissent pour ceux qui les outragent, la honteuse conduite de M. de Lancry vous eût fait un devoir de la retraite : ainsi que vous me l’avez vous-même écrit, « Une femme souffre de l’abandon de son mari ou elle n’en souffre pas ; dans ces deux alternatives, il lui convient aussi peu d’exposer, aux yeux de tous, son indifférence et son chagrin. » Mais, encore une fois, ma chère enfant, je ne vous propose pas d’aller dans le monde : c’est à peine si ma société habituelle, où l’on voudrait tant vous voir, se compose de quinze à vingt personnes, et presque toutes sont de mes parents ou de mes alliés.

« Tenez… je veux vous en faire connaître quelques-unes, ce sera mon dernier argument en faveur de votre venue.

« Vous rencontrerez, presque chaque soir, l’excellent prince d’Héricourt et sa femme. Tous deux, à force de grandeur et de bonté, se sont fait pardonner une longue vie de bonheur et de tendresse, que le plus léger nuage n’a jamais obscurcie. La première révolution les avait ruinés ; la dernière les a privés de leurs dignités, qui étaient toute leur fortune : redevenus pauvres, ils ont accepté ce malheur avec tant de noblesse, tant de courage, qu’ils ont fait respecter leur infortune comme ils avaient fait respecter leur félicité.

« Je vous assure, Mathilde, que la vue de ces deux vieillards, d’une sérénité si douce, vous calmerait, vous ferait du bien, vous donnerait le courage de supporter plus fermement votre chagrin.

« Il y a deux jours je suis allée voir la princesse, le matin. Elle et son mari occupent une petite maison près de la barrière de Monceaux ; la solitude de ce quartier, la jouissance d’un joli jardin, et surtout la modicité du prix les ont fixés là. Je ne saurais vous dire avec quelle vénération je suis entrée dans cette modeste demeure.

« Rien de plus simple que l’arrangement de ces petites pièces ; mais de vieux et illustres portraits de famille, quelques présents royaux, faits au prince pendant ses ambassades extraordinaires, imprimaient à cette habitation un caractère de grandeur noblement déchue qui me fit venir les larmes aux yeux.

« Je songeais avec amertume que le prince et la princesse, habitués à une grande existence, souffraient peut-être des privations terribles à leur âge ; pourtant, de leur part, jamais une plainte, jamais une parole amère contre le sort.

« Je ne pouvais m’empêcher d’en témoigner mon admiration à la princesse ; elle me répondit avec une simplicité sublime.

« Ma chère Amélie, le secret de ce que vous appelez notre courageuse résignation est bien simple. Nous pensons que mon mari et moi nous aurions pu être séparés dans ces jours d’épreuve ; nous songeons surtout à notre pauvre vieux roi et à ses enfants, et nous remercions Dieu de nous avoir épargné tant de chagrins dont il aurait pu nous éprouver. »

« Mathilde, je sais combien vous méritez d’intérêt, de sympathie ; je ne vous dirai pas de comparer vos affreux chagrins à ceux-là et d’imiter ce courage stoïque, mais je vous dirai encore : Venez, venez auprès de nous. C’est presque une consolation que d’avoir à aimer de pareils gens ; et puis enfin, dites, ma pauvre enfant, lorsqu’après vos journées de solitude désolée vous cherchez le sommeil, quel souvenir consolant pouvez-vous évoquer ? Aucun. Si, au contraire, vous aviez eu sous les yeux une scène aussi touchante que celle que je viens de vous raconter, est-ce que vous ne vous sentiriez pas moins malheureuse ? Pourquoi n’en serait-il pas des maladies de l’âme comme de celles du corps ; si un air pur et salubre peut redonner la vie, pourquoi une âme blessée ne se retremperait-elle pas dans une atmosphère de sentiments élevés et généreux ?

« Je sais que vous êtes bonne, bienfaisante ; mais, par cela même que vous êtes modeste, vous ne vous appesantissez pas sur le bien que vous faites, et la charité n’est pas un adoucissement à vos chagrins.

« Encore une fois, venez avec nous, nous vous distrairons, car vous trouverez aussi chez moi cette aimable et spirituelle comtesse A. de Semur, ma cousine, esprit fin, souple, brillant, et surtout impitoyable à tout ce qui est bas, lâche ou traître. Elle aime, dit-on, le paradoxe à l’excès ; savez-vous pourquoi ? pour pouvoir exalter ce qu’il y a de généreux et d’élevé dans toutes les opinions, mais aussi pour pouvoir immoler sans pitié tout ce qu’elle y trouve de ridicule ou de méchant !

« Vous souvenez-vous, lors de votre première entrée dans le monde à un bal du matin chez madame l’ambassadrice d’Autriche, d’avoir remarqué une étrangère d’une incomparable beauté, lady Flora Fitz-Allan ? Elle ne vous a pas oubliée, elle. Je la vois aussi beaucoup ; elle me parle sans cesse de vous. Ce jour-là elle admirait encore l’expression candidement étonnée de votre ravissante figure, lorsqu’on vint lui dire que vous aviez l’esprit le plus caustique et le plus méchant du monde (c’était, vous me l’avez dit depuis, une des premières calomnies de mademoiselle de Maran). Lady Flora resta stupéfaite d’étonnement, presque de crainte — me dit-elle — en songeant avec chagrin qu’un aussi naïf et aussi délicieux visage que le vôtre pût servir de masque à tant de méchanceté. Vous pensez bien que je l’ai vite désabusée. Elle m’a remerciée avec effusion ; il lui eût été douloureux de penser que la candeur, que la beauté des traits pouvaient être si trompeuses. Vous serez folle de lady Flora. Quant à lord Fitz-Allan c’est le type accompli du grand seigneur anglais, c’est la loyauté dans la dignité.

« Vous avez dû rencontrer quelquefois la marquise de Sérigny et sa fille la duchesse de Grandval. Sinon, pour les connaître imaginez-vous la grâce la plus parfaite jointe à une exquise distinction de manières et à une élégance pour ainsi dire native ; car, dans cette maison, le charme, le bon goût et la dignité semblent l’apanage héréditaire des femmes : c’est leur loi salique, à elles.

« En hommes, vous verrez souvent chez moi M. l’ambassadeur de ***, l’un de mes bons et anciens amis, homme de grand cœur, de rare courage, d’excellent sens et de haute raison, qui a fait vaillamment la guerre et qui est simple et bon, parce qu’il est brave et énergique. Je vous prie de croire, ma chère enfant, que je ne vois pas absolument que des gens graves, vous savez combien j’aime les contrastes ; aussi je vous promets la fleur des pois de ce temps-ci, un de mes neveux Gaston de Senneville : il est impossible d’être plus joli, plus gracieux, plus parfaitement élevé et pourtant plus inoffensif, pour ne pas dire plus insignifiant. C’est un de ces charmants jeunes gens qui marchent en tête des adorateurs d’une femme à la mode, comme les chefs de chœur des tragédies antiques : aussi, moi qui ne suis plus femme à la mode, je m’étonnais de le voir si souvent chez moi ; il m’a avoué qu’il m’aimait comme la meilleure parente du monde d’abord, et puis que ses habitudes chez moi lui donnaient une consistance, un reflet sérieux que son âge ne lui permettait pas d’espérer et qui lui faisait grand bien. Il a d’ailleurs le bon esprit de n’être nullement exclusif, et de montrer partout sa jolie figure et ses excellentes façons. Il va sans dire qu’il voit ce qu’on appelle la nouvelle cour : c’est lui qui nous tient au courant de tout ce qui se passe dans cette société-là, où il y a, dit-il, quelques femmes charmantes, quoique assez étrangement élevées, et des hommes généralement inconcevables. Ces cailletages nous amusent beaucoup, et puis il est toujours bon que chaque maison ait quelqu’un des siens qui sacrifie au pouvoir du moment ; on ne sait pas ce qui peut arriver : c’est un de nos principes de toujours tenir par un lien quelconque à ce qui est le gouvernement du jour.

« Mais, voyez un peu, je m’appesantis sur de pareils accessoires, et je ne vous parle pas longuement d’un de nos meilleurs amis qui est presque l’âme de mes réunions. Je vous ai dit en courant que M. de Rochegune était de retour, sans plus vous donner de détails ; je veux réparer cette omission. Je ne l’aurais jamais reconnu, tant le soleil d’Orient l’a hâlé. Après avoir combattu avec les Grecs contre les Turcs, il s’en est allé en curieux faire la guerre aux Circassiens avec les Russes. Il est impossible de conter avec plus de charme toutes ces campagnes vraiment merveilleuses. Il a acquis ce qui lui manquait à mon avis, c’est une assurance, une fermeté, un entrain qui relèvent à sa vraie hauteur son caractère que je trouvais trop beau pour être si timide et si réservé. Cet entrain, comme vous le pensez, a été bien douloureusement comprimé par la nouvelle de la mort funeste de M. de Mortagne. Nous causons souvent de cet excellent ami. M. de Rochegune a pour vous un intérêt profond, sincère. Tout le monde l’aime pour sa bonté, pour son esprit et pour sa loyauté chevaleresque. C’est vraiment un homme d’un courage moral extraordinaire ; aucune considération n’arrête sa franchise, il dit et ose ce que personne ne dit et n’ose. La comtesse A. de Semur dit de lui avec beaucoup de justesse : Il est impossible d’être plus effrontément honnête homme. Il parle souvent à la chambre des pairs, sa parole incisive et âpre ne ménage ni amis ni ennemis lorsqu’il défend contre eux un des grands principes qu’il met au-dessus des hommes et des choses. Quoique jeune, on compte fort avec lui ; car son influence égale son indépendance.

« Voici ma tâche à peu près remplie, ma chère Mathilde. J’ai essayé de vous peindre les personnes au milieu desquelles vous vivrez si vous le voulez, et qui vous attendent, non pour vous aimer, mais pour vous dire qu’elles vous aiment depuis longtemps.

« Croyez-moi, ma chère Mathilde ; autant le monde est souvent méchant et calomnieux en général, autant une intimité choisie est bienveillante et dévouée pour les personnes qui la composent.

« Chère enfant, je vous l’ai dit, j’avais commis des fautes, je l’avoue ; mais, on ne s’était pas borné à me les reprocher, on avait tout exagéré jusqu’à la plus abominable calomnie. Il a fallu mon nom, ma famille, mes alliances, ma fortune, mon caractère, pour résister à ce déchaînement universel. Eh bien ! depuis que je me suis retirée de ce monde bruyant, depuis que les années, le malheur, la raison, la religion m’ont donné une solidité de principes et une régularité que je n’avais pas, je n’ai trouvé autour de moi qu’indulgence, sympathie et intérêt.

« Je n’ai pas besoin de vous dire, en vous nommant les personnes que je vois habituellement, qu’elles composent l’élite de la meilleure compagnie, et que leur assiduité chez moi m’absout pour ainsi dire de tous mes torts passés : le prince et la princesse d’Héricourt, entre autres, sont de ces personnes dont la vie entière a été d’une pureté si éclatante, dont le caractère a une autorité si imposante, que de leur blâme ou de leur louange dépend l’accueil qu’on vous fait dans le monde. Le prince d’Héricourt, en un mot, représente tout ce qu’il y a d’honorable, de délicat, de courageux et d’élevé ; quoiqu’il vive assez retiré, il faut le dire à la louange de la société, il a peut-être encore plus d’influence sur elle qu’il n’en avait avant les malheurs qui l’ont frappé, et qu’il supporte si noblement. Vous sentez donc combien je suis heureuse et fière de l’attachement que me porte ce couple vénérable.

« Et puis enfin, vous le dirai-je, ce qui remplit mon cœur de joie et de reconnaissance c’est qu’on aime Emma comme elle mérite d’être aimée.

« Il se peut qu’on sache le secret de sa naissance, quoiqu’elle passe pour une orpheline dont je me suis chargée ; mais la délicate réserve dont on fait preuve à ce sujet m’est du moins un témoignage de tolérance bienveillante. Vous avez vu combien elle était belle, n’est-ce pas ? mon Emma ; eh bien, si l’orgueil maternel ne m’aveugle pas, elle est encore embellie ! Et puis l’éducation qu’elle a reçue sous mes yeux au Sacré-Cœur a développé, a mûri toutes les excellentes dispositions qui étaient en elle. Deux ou trois fois par semaine je la garde le soir avec moi, tous mes amis en sont enchantés. Mais vous la verrez…

« Vous la verrez ?… Hélas ! la verrez-vous, Mathilde ? renoncerez-vous à cette vie solitaire et désolée où vous passez vos plus belles années ? En vérité, pauvre enfant, on dirait que votre douloureuse retraite est une expiation… une expiation… mon Dieu ! du mal qu’on vous a fait sans doute ?

« Mais je me rassure ; vous avez à cette heure de si graves raisons pour venir à Paris, qu’il y aurait de la folie à vous à hésiter. Par cela même que vous tenez beaucoup à Maran, il faut au moins vous mettre à même de le posséder.

« Je n’ose espérer que la dernière considération que je vais vous faire valoir puisse vous décider, mais enfin j’essaie.

« Vous savez que j’habite maintenant une maison de la rue de Lille. Au fond du jardin de cette maison existe un charmant pavillon qui était occupé par la marquise-douairière de Montal ; elle l’a quitté, il est tout prêt : voulez-vous le prendre ? Je ne crois pas que votre maison soit plus considérable que la sienne ; en tout cas, une partie de mes communs m’est complètement inutile et je les mets à votre disposition. Le jardin est vaste, vous serez isolée lorsque vous le voudrez au fond de votre pavillon. Si vous ne désirez voir personne, vous ne verrez personne : mais au moins, moi et Emma, nous serons là ; et croyez-moi, chère enfant, il est toujours consolant d’avoir auprès de soi des cœurs bons et dévoués.

« Mathilde, réfléchissez bien à ce que je vous propose : je concevrais votre répugnance à venir à Paris pour y vivre seule ; à votre âge, dans votre position, ce serait impossible. D’un autre côté, il ne faut pas songer à habiter avec votre tante, puisque votre indigne cousine demeure chez elle ; ma proposition satisfait donc aux convenances et vous laisse en même temps une complète liberté.

« Je suis devenue tout à fait vieille femme. Vous savez que, lorsque je l’ai voulu, j’ai toujours fait compter avec moi, je puis donc vous être un très bon chaperon… grâce à cette espèce de communauté d’habitation.

« Encore un mot, Mathilde. Je ne vous aurais jamais proposé de venir me rejoindre si je n’avais tellement établi et affermi ma nouvelle position dans le monde, que vous puissiez trouver auprès de moi aide et protection… Si le choix, si la sûreté et surtout si l’autorité de mes relations ne me mettaient pas désormais à l’abri de toute calomnie, je n’aurais pas osé me charger auprès de vous d’un rôle presque maternel… Vous me comprenez, n’est-ce pas ? chère enfant… Cet aveu ne doit pas vous étonner, je vous en ai fait d’autres plus humiliants pour ma vanité.

« Croyez-moi donc, si je vous dis : Venez à moi, c’est que vous pouvez y venir avec confiance et sécurité.

« Emma entre à l’instant chez moi : elle me prie de la rappeler à votre souvenir, de vous dire qu’elle a bien souvent songé à vous, et, que, sans vous connaître beaucoup, elle vous aime autant que vous m’aimez.

« Ce sont ses propres paroles ; elles sont trop douces à mon cœur pour que je ne vous les répète pas en vous disant encore : Venez, venez…… vous êtes aussi aimée qu’impatiemment attendue.

« Mille amitiés bien tendres.

« Verneuil de Richeville. »