Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie IV/02

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Gosselin (Tome Vp. 28-60).
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Quatrième partie


CHAPITRE II.

ROUVRAY.


La lecture de cette lettre produisit sur moi un effet décisif.

Sauf en ce qui concernait la question d’intérêt relative à l’acquisition de Maran, madame de Richeville ne faisait pourtant que résumer la correspondance qu’elle avait entretenue avec moi depuis deux ans ; mais les larmes me vinrent aux yeux en lisant le dernier passage de sa lettre dans lequel elle semblait insister sur l’espèce de réhabilitation qu’elle devait à son changement de conduite, afin de me bien convaincre qu’elle était digne du rôle presque maternel qu’elle s’offrait à remplir auprès de moi. Lors même que mon voyage à Paris n’eût pas été autrement nécessité, j’aurais, je crois, profité des offres de madame de Richeville seulement pour ne pas la blesser par un refus qu’elle aurait pu défavorablement interpréter.

J’avoue aussi que la séduisante peinture de l’intimité dans laquelle elle vivait avec des personnes dont j’avais toujours entendu vanter l’esprit et le caractère entra pour quelque chose dans ma résolution. Au moment de commencer une vie nouvelle, j’éprouvais cependant quelques regrets d’abandonner ces lieux où j’avais tant souffert ; j’avais fini par trouver une sorte de torpeur bienfaisante comme le sommeil dans l’engourdissement qui avait succédé à mes agitations… Savais-je ce que me réservait l’avenir ?

La crainte de rencontrer à Paris mon mari ou Ursule n’avait été pour rien dans ma détermination de vivre solitaire. J’éprouvais pour M. de Lancry une indifférence méprisante, pour ma cousine une aversion profonde ; mais j’avais assez la conscience de ma dignité pour être certaine qu’à leur rencontre et malgré leur effronterie mon front ne pâlirait pas.

Du moment où mon mari m’avait abandonnée, je m’étais regardée comme à jamais séparée de lui, sinon de droit, du moins de fait ; cette position embarrassante pour une jeune femme, ma répugnance à vivre seule à Paris avaient contribué à prolonger mon séjour à Maran. Madame de Richeville, en me proposant de demeurer presque chez elle, levait tous mes scrupules.

Je prévins Blondeau que nous quittions Maran pour aller à Paris habiter avec la duchesse. Elle pleura de joie et fit à la hâte tous mes préparatifs de voyage dans la crainte de me voir changer de résolution.

Je quittai Maran à la fin de l’automne.

Je passais forcément devant Rouvray, je ne savais si je devais m’y arrêter ou non pour voir madame Sécherin ; je n’avais eu aucune nouvelle d’elle ou de son fils depuis le jour fatal où elle était venue à Maran annoncer à Ursule que mon cousin, indigné de sa conduite, se séparait d’elle pour toujours.

Je redoutais cette visite ; elle pouvait rouvrir et chez moi et chez ces malheureux des plaies peut-être cicatrisées. D’un autre côté, je n’aurais pas voulu paraître indifférente aux chagrins de cet homme si honnête et si bon. Au milieu de ces hésitations, j’arrivai presqu’en vue de la fabrique de M. Sécherin. J’ordonnai aux postillons d’aller aux pas, voulant me ménager encore quelques minutes de réflexion, lorsque tout-à-coup je vis M. Sécherin sortir d’un chemin creux qui aboutissait à la grande route.

Il m’aperçut, il s’arrêta, me regarda quelques instants d’un air hagard ; puis cachant sa figure dans ses mains, il regagna brusquement le chemin d’où il venait de sortir.

M. Sécherin était cruellement changé ; il m’avait reconnue, et je ne pouvais me dispenser d’entrer chez sa mère : je me fis conduire à sa maison. Blondeau m’attendit avec ma voiture au bout de l’allée de tilleuls où jadis j’avais rencontré Ursule.

Je m’avançai seule, vivement frappée de l’état d’incurie dans lequel était le jardin autrefois tenu avec tant de soin et de recherche : des herbes parasites envahissaient les allées ; les vieux arbres, autrefois symétriquement taillés, n’étant plus émondés, cachaient la vue de la Loire et ses riantes perspectives ; on n’apercevait aucun vestige de fleurs dans les quinconces abandonnés, les feuilles mortes bruissaient sous mes pas ; le ciel gris et pluvieux d’une matinée d’automne jetait un sombre voile sur ce tableau déjà si triste.

Au fond de l’allée de charmille où j’avais surpris les premiers aveux de Gontran à Ursule, je vis le groupe de figures en pierre peinte à demi détruit. Sous le vestibule je trouvai l’une des deux servantes que j’avais déjà vues à Rouvray ; elle me dit que madame Sécherin était dans le salon.

Je traversai l’antichambre et la salle à manger : il y faisait un froid glacial ; les carreaux du sol, autrefois soigneusement rougis et cirés, étaient verdâtres et suintaient l’humidité. Tout semblait dégradé, délaissé. Quel changement dans les habitudes de madame Sécherin, que j’avais vue toujours si rigoureuse sur l’accomplissement des devoirs domestiques, si jalouse de la minutieuse propreté de sa demeure !

Les portes étaient ouvertes, mes pas peu bruyants ; j’arrivai dans le salon sans que madame Sécherin m’entendît. Elle était assise à son rouet, et portait comme toujours une robe noire et un bavolet de toile blanche. Son vieux perroquet gris, engourdi par le froid, sommeillait sur son bâton. À travers les vitres des fenêtres, ternies par le brouillard, on voyait quelques sarments de vigne agités par le vent et dépouillés de feuilles ; ils se balançaient çà et là, pendant à la treille négligée. Deux tisons noircis brûlaient lentement au milieu des cendres du foyer. Les housses des meubles et les rideaux, autrefois d’une blancheur de neige, étaient jaunis par la fumée. Enfin cette habitation, jadis d’une splendeur de propreté qui atteignait au luxe, montrait partout la funèbre et sordide insouciance de la vieillesse, qui semblait dire : — À quoi bon tant de soins pour si peu de jours ?

En me rappelant l’animation, la gaîté que la présence d’une femme jeune et belle avait pendant quelque temps apportées dans cette demeure, je frissonnai… Si M. Sécherin conservait le souvenir d’Ursule ; si, malgré les irréparables torts de sa femme, il comparait le présent au passé, sa vie devait être bien cruelle !

Le cœur me battait si fort que je restai immobile à la porte du salon.

Examinant plus attentivement la figure pâle et austère de madame Sécherin, je fus étonnée de l’innombrable quantité de rides profondes que le chagrin avait creusées sur ses traits. Par deux fois, le mouvement mesuré de son rouet se ralentit peu à peu comme le pendule d’une horloge qui s’arrête graduellement, elle pencha légèrement sa tête sur sa poitrine ; ses yeux fixes et éraillés regardaient sans voir ; une de ces larmes si rares chez les vieillards, mouilla sa paupière ardente et rougie ; puis, faisant un brusque mouvement comme si elle se fût éveillée en sursaut, et voulant échapper sans doute à de sinistres réflexions, elle se remit à tourner son rouet avec une vivacité fébrile.

Pour ne pas rester plus longtemps inaperçue, j’agitai la clef dans la serrure.

Madame Sécherin releva la tête, me vit, repoussa du pied son rouet bien loin d’elle et me tendit les bras sans me dire une parole.

Je baisai ses mains vénérables, et je m’assis près d’elle.

Au bout d’un silence de quelques minutes, elle s’écria avec explosion :

— Ah, je suis bien malheureuse ! la plus malheureuse des créatures… mais n’en dites rien à mon fils… il ne le sait pas !

— Je viens de le rencontrer — lui dis-je — il m’a paru bien changé.

— Le pauvre enfant n’est plus reconnaissable… le chagrin le tue… il pense encore à cette infâme… — se hâta-t-elle de me dire d’un air presque farouche. Puis elle ajouta avec amertume :

— Elle ne lui a fait que du mal pourtant… tandis que moi, moi, mon Dieu ! je l’ai toujours aimé comme le fils de mes entrailles… oui, et pourtant il pense encore à elle… il y pense plus qu’à moi peut-être ! — répéta-t-elle.

— J’espère que vous vous trompez — lui dis-je. — Sans doute mon cousin est plus absorbé par la douleur d’avoir été indignement trompé que par le souvenir de…

— Ne prononcez pas ce nom détesté ! — s’écria-t-elle en m’interrompant avec violence. — Ne le prononcez pas ! par pitié… Vous voulez me consoler, mais je ne m’abuse pas. Non, non, ce n’est pas de l’indignation qu’éprouve mon fils… L’indignation éclate, tempête, cherche avec qui maudire ceux qui l’ont causée… Enfin après l’indignation vient le mépris, et, plus tard, l’oubli… Eh bien ! le malheureux n’a pas oublié… n’a rien oublié.

— Attendez, attendez… encore. Mon cousin en est déjà au mépris sans doute, bientôt viendra l’oubli… Croyez-moi, s’il est profondément chagrin… c’est que, dans une âme généreuse, le mépris est cruel.

Madame Sécherin secoua tristement la tête et me dit :

— Hélas ! vous vous méprenez ! Plût au ciel qu’il eût du dédain pour elle… Mais je l’ai deviné.

— Que dites-vous ?… — La vérité… je l’ai deviné, vous dis-je ; aussi il a honte, il me fuit… il s’isole… Pendant les premiers temps de son chagrin, j’ai compris que mon fils voulût être seul. Je me disais que, par tendresse pour moi, il ne voulait pas me laisser voir ce qu’il souffrait. Car vous ne savez pas ce que c’était que son chagrin…

— Il a donc beaucoup souffert ?

— S’il a souffert !… Mais je l’ai vu des jours, entendez-vous ?… des jours entiers, des nuits entières, couché sur son lit, pleurant à chaudes larmes, et ne s’interrompant de sangloter que pour se livrer à des accès de rage insensés, et pousser des cris, des rugissements de douleur et de désespoir, qu’il n’étouffait qu’en mordant ses draps avec fureur… Je le vois encore, mon Dieu, les bras étendus, les mains crispées… ne connaissant pas ma voix, et, dans son délire, appelant cette femme… l’appelant… la misérable ! tandis qu’il ne faisait pas attention à moi, qui étais là… qui priais… qui pleurais… Oh ! mon Dieu ! que de nuits j’ai passées ainsi agenouillée à son chevet tout trempé de ses larmes et des miennes, craignant qu’il ne perdît la raison dans un de ces accès de rage… Avec quelle angoisse j’attendais qu’il me reconnût… Alors… — dit la malheureuse mère en portant son mouchoir à ses yeux ; — alors, comme il est bon et sensible comme un enfant… quand il revenait à lui il m’embrassait, il me demandait pardon de m’affliger, de ne pouvoir vaincre sa douleur… Aussi, dans les premiers temps, je ne me désespérais pas… si quelquefois il me répondait avec humeur ou avec impatience quand je lui reprochais son découragement, je me disais : Plus tard il me reviendra… Je faisais de mon mieux pour tâcher de le consoler, pour le calmer, pour le distraire ; mais je ne réussissais pas… Je lui faisais faire les plats qu’il aimait, il ne mangeait pas. J’avais demandé à la ville des livres bien intéressants ; malgré la faiblesse de ma vue… je lui faisais la lecture… il ne m’écoutait pas… Je voulus attirer ici de ses amis ; il les reçut si mal qu’ils n’osèrent plus revenir. Malgré mon âge je lui ai proposé de nous en aller voyager ; il a refusé. Quoique cette maison soit sacrée pour moi, et que je veuille y mourir comme mon mari y est mort ; craignant que ces lieux ne lui rappelassent trop de mauvais souvenirs, je lui ai proposé d’habiter ailleurs, qu’importait cela… il a refusé… toujours refusé comme il refuse tout ce que sa mère lui offre — ajouta-t-elle avec amertume.

Il y avait une si profonde douleur dans ces plaintes naïves, j’entrevoyais pour madame Sécherin une vie si malheureuse en songeant aux insurmontables regrets de son fils, que je ne pus que prendre la main de cette pauvre mère entre les miennes en attachant sur elle un regard désolé.

— Je patientais toujours — reprit-elle ; — je me disais : Les regrets que lui laisse cette horrible femme ne pourront pas durer… Je priais le bon Dieu de toucher mon fils de sa grâce et de le ramener à moi… Je fis dire des messes à sa patronne… Hélas ! tout fut inutile… tout… Plus j’allais… plus je voyais que je n’étais plus rien… que je ne pouvais plus rien pour mon fils — ajouta-t-elle d’une voix entrecoupée de sanglots ; — mais je n’osais rien lui en dire : il était déjà si malheureux ; j’attendais toujours… Quelquefois, pour me contenter, il prenait un air moins triste… Une fois le malheureux enfant voulut sourire… Je fondis en larmes, tant son triste et doux sourire était navré, et je me promis bien de ne plus le contraindre ainsi… Devant Dieu, qui m’entend, je vous le jure, jamais je ne lui ai reproché son chagrin ; seulement… peu à peu cela m’a découragée, accablée… Le voyant insouciant de tout, je suis devenue comme lui, insouciante de tout… j’ai laissé aller les choses comme elles ont voulu aller, dans cette maison… Tout est négligé, l’herbe pousse partout dans le jardin : comme elle poussera bientôt sur la fosse d’une pauvre vieille femme qui n’est plus bonne à rien sur la terre, puisqu’elle ne peut pas consoler son fils…

Cet abattement contrastait si fort avec la fermeté un peu âpre que j’avais toujours vue à madame Sécherin, que je fus effrayée. Cet affaiblissement moral présageait sans doute un grand affaiblissement physique. J’essayai de la rassurer en lui citant mon exemple.

— Sans doute — lui dis-je — ces deux années ont dû vous sembler cruellement longues ; mais songez que toute douleur finit par s’user… Plus les regrets de votre fils ont été violents, plus le terme de sa délivrance approche à son insu. Moi aussi, bonne mère, j’ai beaucoup souffert ; j’ai non-seulement perdu l’homme à qui j’avais voué ma vie entière, mais j’ai perdu mon enfant et avec lui la seule chance de bonheur que je pusse encore espérer… Eh bien ! à d’affreux déchirements a succédé le calme… Calme triste, il est vrai, mais qui est presque du bonheur, si je le compare à tout ce que j’ai ressenti… Courage donc, bonne mère… courage… vous touchez peut-être au terme de vos peines… Comme votre fils, je suis victime de cette femme… Un mépris glacial a remplacé ma haine… L’heure n’est pas loin où votre fils éprouvera comme moi…

Madame Sécherin secoua tristement la tête et me répondit, hélas ! je dois l’avouer, avec un bon sens qui m’effraya :

— Ce n’est pas la même chose… Votre mari était de votre condition… C’était pour vous un homme ni au-dessus ni au-dessous de ceux que vous aviez l’habitude de voir… Cela vous manque moins à vous, tandis que mon pauvre enfant n’avait jamais connu de femme qui, en apparence du moins, pût être comparée à cette misérable.

Puis, recouvrant un éclair de son ancienne énergie, madame Sécherin s’écria :

— Mais cette infâme, dans son affreux orgueil, aura donc deviné juste en me prédisant avec son audace de Lucifer qu’on n’oubliait pas une femme comme elle, que mon fils la regretterait toujours ; qu’il la pleurerait avec des larmes de sang !… Oh ! mon Dieu, mon Dieu !… ta volonté est impénétrable… Il faut avoir bien de la foi pour ne pas désespérer de ta justice… Il faut bien aimer son enfant pour l’aimer encore quand l’amour qu’on lui porte est aussi inutile…

Madame Sécherin revenait sur cette pensée, qui lui semblait douloureuse ; je tâchai de l’en distraire.

— Ne croyez pas cela — lui dis-je. — Sans vous, sans vos soins assidus, la vie de votre fils lui serait mille fois plus affreuse encore.

— Comment cela pourait-il être ? Il ne regretterait pas cette femme plus qu’il ne la regrette ! — reprit madame Sécherin avec une sombre opiniâtreté. — Oui, car s’il n’était pas si malheureux, je dirais qu’il est un mauvais fils, un ingrat…

— Ah ! Madame…

— Je dirais qu’il ne reste auprès de moi que par respect humain, et parce que, dans le premier moment de sa colère, il a juré sur la mémoire de son père de ne jamais pardonner à cette criminelle… Oh ! j’ai bien souffert sans rien dire… Depuis deux ans… j’ai bien enduré… Autrefois il croyait à la vertu de cette femme, je comprenais à la rigueur qu’il me la préférât… mais après ce qui s’est passé… qu’elle lui tienne encore autant au cœur… tenez… il faut que je le dise à la fin… cela m’indigne… cela m’offense…

— Vous vous méprenez peut-être — lui dis-je ; — l’on peut éprouver longtemps de la colère, de la haine contre ceux qui vous ont trompé, sans pour cela subir encore leur influence. Les cœurs généreux sont surtout susceptibles de ces profonds ressentiments, la trahison leur est d’autant plus cuisante que leur confiance a été plus aveugle…

— Bénie soit toujours votre venue — me dit madame Sécherin en essuyant ses yeux, — j’ai pu vous dire ce que je n’ai dit à personne, car depuis deux ans mon cœur s’emplit d’amertume. Fasse le ciel qu’il ne déborde pas, et que mon fils ne sache jamais le mal qu’il me fait… Pourtant, il se pourra bien que j’éclate à la fin ! il pourra venir un moment où je ne saurai plus me contenir.

— Ah ! gardez-vous en bien — m’écriai-je — quelle serait votre vie, mon Dieu, et la sienne !

— C’est que je me lasse à la fin, non pas de me sacrifier pour lui ; non… le peu de jours qui me restent lui appartiennent, mais je me lasse de le voir souffrir comme s’il était seul et abandonné de tous. Je me lasse de voir que le honteux souvenir d’une infâme étouffe dans le cœur de mon fils la reconnaissance qu’il me doit. Enfin… dites ! dites ! — s’écria-t-elle avec un redoublement de violence et de douleur — n’est-ce pas terrible de voir son enfant mourir à petit feu et de ne pouvoir pas le sauver… quand c’est pour cela que Dieu vous a laissée sur la terre !

Cette conversation rapide me montra que l’existence de M. Sécherin et de sa mère était encore plus horrible que je ne l’avais soupçonné.

Je vis alors M. Sécherin passer lentement devant les croisées du salon ; il s’arrêta un instant, me regarda, puis s’éloigna.

Je croyais qu’il venait nous rejoindre ; il n’en fut rien. Supposant qu’il voulait me parler en secret, je cherchais un moyen d’aller le retrouver lorsque sa mère me dit :

— Mon fils voulait sans doute causer avec vous, maintenant il n’ose plus… Tenez, le voilà qui se promène dans l’allée de charmille.

Je saisis ce prétexte.

— Si vous le permettez, j’irai près de lui ; vous savez qu’il a toujours eu quelque confiance en moi : peut-être lui redonnerai-je du courage ; peut-être l’aiderai-je à vaincre cette insurmontable tristesse…

Madame Sécherin me tendit la main en secouant la tête.

— Toujours généreuse et bonne — me dit-elle.

— Toujours compatissante aux maux que j’ai partagés — lui dis-je.

Je retrouvai M. Sécherin dans cette même allée où j’avais autrefois surpris les premiers aveux de M. de Lancry à Ursule.

En approchant de mon cousin, je fus encore plus frappée que je ne l’avais été du changement de ses traits. Hélas ! pourquoi faut-il que le malheur et le désespoir puissent seuls imprimer un cachet de grandeur aux physionomies les plus vulgaires ? tandis que le bonheur et le contentement ne les ennoblissent jamais !

La figure de M. Sécherin, jadis si fleurie, si débonnaire, si souriante, était d’une pâleur de marbre, d’une effrayante maigreur ; ses yeux caves, rougis par les larmes, brillaient du feu de la fièvre ; ses traits avaient enfin une expression de douleur farouche qui leur donnait un caractère d’élévation que je ne leur aurais jamais soupçonné.

En me voyant il tressaillit, leva les yeux au ciel, et s’écria d’une voix étouffée :

Elle vous a fait bien du mal, à vous…

— Bien du mal… oui mon cousin… mais j’ai du courage, moi… J’ai été comme vous trahie, abandonnée… eh bien, à cette heure, je méprise, j’oublie ceux qui m’ont outragée, le calme est revenu dans mon cœur, et je n’ai pas comme vous une mère pour me consoler.

M. Sécherin ne me répondit rien, marcha auprès de moi d’un pas inégal ; puis s’arrêtant brusquement devant moi, il croisa les bras et me dit avec une explosion de rage, le regard étincelant de fureur :

— Je n’ai pas encore tué votre mari… Je dois vous paraître bien lâche, n’est ce pas ?… Mais patience… patience — ajouta-t-il d’un air sombre et concentré — ma pauvre vieille mère mourra un jour…

Et il recommença de marcher en silence.

Ces mots m’expliquèrent la conduite de M. Sécherin. Malgré sa bonhomie, il avait fait ses preuves de courage. Il attendait sans doute la mort de sa mère pour exiger une sanglante réparation. Je n’aimais plus M. de Lancry, mais l’idée de ce duel me fit horreur. Je répondis à mon cousin :

— Votre mère vivra assez longtemps pour que vos regrets soient tellement affaiblis… que vous laissiez à Dieu la punition des coupables.

M. Sécherin partit d’un éclat de rire sauvage en s’écriant :

— Abandonner ma vengeance à Dieu !! — Et il reprit à voix basse, d’un ton qui me fit frissonner : Mais vous ne savez donc pas que je trouve quelquefois… que ma mère vit bien longtemps pour ma vengeance !

— Oh, cela est épouvantable ! — m’écriai-je ; — vous… vous toujours si bon fils !

— Je ne suis plus bon fils — reprit-il avec une fureur croissante ; — Je ne suis plus rien… rien qu’un malheureux fou… qui passe la moitié de sa vie à regretter, à appeler une infâme… et l’autre moitié à la maudire et à rêver la vengeance… Tenez, voyez-vous !… il y a des moments où je suis capable d’abandonner ma mère, quoique je sache que ce serait lui porter le coup de la mort.

— Que voulez-vous dire ?

— Oui, je suis capable de tout quand je pense que votre mari peut mourir avant moi… ou qu’Ursule peut croire que je suis un lâche… que je n’ose pas me battre…

Stupéfaite, je regardai M. Sécherin ; sa crainte de paraître lâche aux yeux d’Ursule me disait combien son amour était encore violent.

— Il faut oublier Ursule, elle est indigne d’occuper votre pensée.

Il haussa les épaules.

— Vous aussi… vous voilà comme ma mère… il faut oublier !!… Oublier ! Dites donc à mon cœur de ne plus battre… dites donc à mon sang de ne plus brûler dans mes veines… à mon souvenir de s’éteindre.

— Mais cette femme est une misérable.

— Mais on l’adore !… cette misérable !! mais votre mari vous a quittée pour elle… vous qui valez pourtant mille fois mieux qu’elle ! — s’écria M. Sécherin presque brutalement.

Un moment, je l’avoue, je restai sans réponse ; il fallait qu’Ursule eût une irrésistible puissance de séduction pour que deux hommes de natures si différentes, M. de Lancry et M. Sécherin, en fussent devenus si passionnément épris.

Mon cousin continua d’un air sombre :

— L’oublier… l’oublier… et pourquoi l’oublierais-je… Jusqu’au jour où elle a été criminelle, qui donc a fait pour moi ce qu’elle a fait ?…

— Mais votre mère…

— Mais ma mère n’était que ma mère… et ma femme était ma femme ! s’écria-t-il courroucé. — Le temps que j’ai passé près d’Ursule sera toujours le plus beau temps de ma vie… Elle qui m’était si supérieure par l’esprit et par l’éducation, elle s’était mise à mon niveau ! Et puis si belle… si belle ! Oh ! que de nuits de rage furieuse j’ai passées dans notre chambre déserte en l’appelant à grands cris !… Oublier… mais vous ne savez donc pas que je l’aimais autant, plus peut-être, pour sa ravissante beauté que pour son esprit charmant… Oublier… et pourquoi ! pour vivre tête-à-tête avec ma mère, n’est-ce pas ? Quelle compensation !

— Mais ce que vous dites là est affreux… Croyez-vous qu’il ne lui soit pas pénible de voir combien ses consolations sont impuissantes ?

— Eh ! que ma mère veut-elle de plus ?… elle est heureuse et contente… J’ai abandonné Ursule à son sort… j’ai juré sur la mémoire de mon père de ne plus la revoir… de ne jamais lui pardonner… Je tiens ma promesse… quoi qu’elle me coûte. Pourquoi ma mère veut-elle me disputer mes larmes… mes larmes que je lui cache tant que je puis… Pourtant… — Et les lèvres de M. Sécherin tremblèrent convulsivement, de grosses larmes roulèrent dans ses yeux, il cacha sa tête dans ses mains et tomba assis sur un banc de pierre en sanglotant.

Épouvantée de cet affreux amour, je restai muette…

— Tenez, je suis ridicule, je suis vil, je suis fou… je le sais — reprit mon cousin en essuyant ses yeux — mais, que voulez-vous ! c’est plus fort que moi… Accablez-moi, je le mérite, car je l’aime encore…

— Vous l’aimez encore ?

— Oui… c’est honteux, c’est horrible… je l’aime autant que je l’ai jamais aimée.

— Est-il possible, mon Dieu !

— J’ai beau me raisonner, j’ai beau me dire que sa conduite avec votre mari est mille fois plus coupable que si elle avait cédé à l’amour… j’ai beau me dire qu’il faut être profondément corrompue pour s’être donnée ainsi qu’elle s’est donnée… Eh bien ! sans ma mère… entendez-vous ? sans ma mère, vingt fois je serais allé tuer M. de Lancry ou me faire tuer par lui ; si je l’avais tué, je me serais jeté aux pieds d’Ursule pour tout lui pardonner… et je suis sûr qu’à force d’indulgence et de bonté je l’aurais ramenée à de bons sentiments… Car, voyez-vous, personne ne la connaît comme moi… — dit-il en essuyant ses yeux. — C’est bien plutôt sa tête que son cœur qu’il faut accuser.

— Mon cousin, je n’aime pas à accabler les absents ; mais votre femme m’a fait assez de mal pour que je dise ce que je pense, beaucoup moins pour récriminer le passé que pour vous aider à vaincre un indigne amour. Ursule est aussi fausse que méchante. Pendant dix années elle m’a haïe d’une haine implacable, et pendant dix ans elle n’a eu pour moi que des paroles d’hypocrite tendresse.

— Mais, après tout, elle n’aimait pas votre mari ! — s’écria-t-il sans me répondre. — Sans ma mère, je pouvais profiter de cet aveu pour lui pardonner et rompre cette liaison dès son commencement. Mais les femmes sont si implacables dans leur haine ! Ma mère n’a pas oublié qu’une fois je l’avais sacrifiée à Ursule… Oh ! elle s’en est bien souvenue… Et dût y périr le bonheur de ma vie ; dussé-je mourir de chagrin et elle aussi, il a fallu, pour assouvir sa vengeance, jurer de ne jamais pardonner à Ursule…

— Mais c’est un enfer que votre vie alors !…

— Eh bien ! oui… oui, c’est un enfer… Devant ma mère je me contrains ; mais je souffre le martyre… D’autres fois je me maudis de rester insensible aux consolations qu’elle tâche de me donner… je sens tout le chagrin que je lui fais ; mais je n’y puis rien… tant je suis faible, tant je suis lâche… Un enfer… vous l’avez dit… c’est un enfer… Et pourtant ma pauvre mère est la meilleure des femmes ! et pourtant, moi, je ne suis pas un méchant homme… Je l’aime… je l’aime bien tendrement ; et pourtant je sens que je l’afflige, que je la blesse sans cesse… Oh ! tenez, maudit soit le sort qui m’a fait rencontrer Ursule… J’aurais épousé une femme de ma classe ; ma vie, celle de ma bonne mère n’eussent pas été empoisonnées… Si vous saviez quelle existence je mène, mon Dieu !… si vous saviez ! Je n’ai plus le moindre souci de mes affaires d’intérêt, je ne sais où en est ma fortune ; j’ai pris un homme d’affaires pour n’avoir plus à y songer… À quoi bon l’argent maintenant ! C’était pour elle, moi, que je voulais être riche. Elle le savait bien, mon Dieu !… Elle m’aurait fait faire tout ce qu’elle aurait voulu… Je suis sûr que j’aurais trouvé le moyen de doubler ma fortune, parce que cela lui aurait fait plaisir… et seulement pour voir son beau regard brillant et heureux, seulement pour la voir me remercier avec son joli sourire…

Puis portant brusquement ses deux poings fermés à ses yeux, il s’écria d’une voix sourde :

— Son regard, son sourire… je ne les verrai plus… non, plus jamais, jamais… je l’ai mérité, je n’ai pas eu le courage de lui pardonner… J’ai écouté la haine impitoyable de ma mère, je n’ai pas été un homme, j’ai agi comme un enfant, comme un fou…

Après avoir un instant marché avec agitation, il reprit :

— Pardon, pardon, ma cousine… Hélas ! voilà pourtant les jours que depuis deux ans je passe avec ma mère dans cette maison froide et muette comme la tombe… Dans la journée je marche… je vais sans savoir où je vais… et puis je rentre pour dîner… pendant tout le temps du repas, je regarde la place où elle était… Et puis je reste avec ma mère ; nous faisons la lecture tour-à-tour… je lis machinalement… sans entendre, sans comprendre ce que je lis. À onze heures, ma mère fait sa prière à haute voix et nous nous séparons… Alors je rentre dans notre chambre que je n’ai pas voulu quitter… Alors commencent d’atroces insomnies… alors j’endure, comme au premier jour, toutes les tortures d’une jalousie frénétique et désespérée… quand je pense…

Puis, sans achever sa phrase, M. Sécherin se dressa debout, frappa du pied avec rage et s’écria en levant les poings vers le ciel :

— Oh ! je le tuerai, cet homme ! je le tuerai ! — Et il se remit à marcher à grands pas.

Une des servantes de madame Sécherin vint nous prier de sa part de nous rendre au salon.

— Mon fils — dit-elle lorsque nous entrâmes, — votre cousine a peut-être hâte d’arriver à Paris ; il ne faut pas la retenir.

— C’est, en effet, une affaire très importante qui m’y appelle — lui dis-je — et qui ne souffre pas de retard. Sans cela, je vous aurais demandé l’hospitalité pendant quelques jours.

— Vous lui avez au moins parlé raison — me dit madame Sécherin en me montrant son fils.

— Je lui ai parlé de vous, Madame, et aucun fils n’est plus respectueux et plus tendre ; croyez-le bien.

— Je le crois… car je ne veux que son bien.

— Il le sait, Madame. — Puis je fis un signe à M. Sécherin, en lui montrant sa mère pour l’engager à lui dire quelques paroles de tendresse filiale. Sa froideur m’effrayait. Je craignais que madame Sécherin ne voulût profiter de ma présence pour lui adresser des reproches qu’elle comprimait depuis si longtemps.

M. Sécherin s’approcha de sa mère, lui prit la main, la baisa en disant :

— Pardonnez-moi, ma mère ; vous savez que je suis souffrant depuis quelque temps. Cela m’a rendu peut-être le caractère inégal, j’ai fait ma confession à ma cousine. Elle m’a bien grondé — ajouta-t-il en souriant tristement — je tâcherai d’être plus sage à l’avenir.

— Cela vous coûtera sans doute beaucoup — dit sévèrement sa mère.

Ce que je redoutais allait arriver ; Madame Sécherin, se sentant blessée devant moi dans sa dignité de mère, ne pourrait taire ce que la fatale préoccupation de son fils lui faisait souffrir depuis si longtemps.

Je jetai un regard suppliant à M. Sécherin pour l’engager à se modérer ; mais lui aussi était depuis longtemps aigri. Ma présence avait ravivé ses blessures. Je frémis en songeant que j’allais peut-être devenir la cause involontaire d’une scène affligeante.

Pourtant M. Sécherin baissa la tête sans répondre à sa mère, qui reprit d’une voix plus haute :

— Il serait d’un bon fils d’aimer sa mère au-dessus de tout.

— Quoi qu’il m’en ait coûté, j’ai fait ce que j’ai pu pour vous prouver ma soumission… ma mère ; je ne puis rien de plus — reprit froidement son fils.

— Voilà pourtant notre vie, Madame, telle que nous l’a faite l’infâme qu’il regrette encore — s’écria madame Sécherin. — Vous pouvez ne pas regretter une infâme ! — dit-elle à M. Sécherin avec violence.

Épouvantée de la tournure que prenait la conversation, je me hâtai de dire :

— Ah ! Madame, excusez-le, il l’aimait tant !

— Il est capable de l’aimer encore… un indigne amour fait commettre tant de lâchetés.

Les yeux de mon cousin étincelèrent ; il s’écria :

— Ce n’est pas seulement un indigne amour qui fait commettre des lâchetés, ma mère ! D’ailleurs, voici assez longtemps que je me contrains, que je souffre, il faut que je parle, à la fin…

— Et moi aussi — s’écria sa mère courroucée — voici assez longtemps que je souffre, voici trop longtemps que vous oubliez ce que vous me devez… Je vous répète, moi, que vos indignes regrets sont autant de lâchetés… sont autant d’offenses à votre mère…

— Mon cousin… — m’écriai-je.

Il ne se contenait plus.

— Les sentiments les plus nobles, les plus saints devoirs font aussi commettre des lâchetés, entendez-vous, ma mère…

— Que veut-il dire ?…

— Pas un mot de plus — dis-je à M. Sécherin, et j’ajoutai à voix basse :

— Voulez-vous donc faire mourir votre mère deux fois… lorsqu’à sa dernière heure elle songera au danger que vous irez braver dans un duel.

— C’est vrai, c’est vrai, je suis un fou, un méchant fils de lui répondre ainsi… Mes regrets l’outragent parce qu’elle m’aime tendrement. — Puis se mettant à genoux devant sa mère, il prit sa main et la baisa en disant : — Pardonnez-moi, ma mère, j’ai eu tort de vous parler ainsi :

— Une mère doit tout pardonner… dit-elle en soupirant. Et elle donna un baiser sur le front de son fils en me jetant un regard désolé.

— Et un fils doit tout souffrir — répondit M. Sécherin à voix basse, et son regard vint aussi me témoigner de ses douleurs.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je quittai Rouvray dans un accès de tristesse mortelle.

Je ne crois pas qu’il y eût au monde une position aussi affreuse que celle de cette mère et de ce fils, toujours face à face, elle regrettant l’amour de son fils, lui regrettant l’amour d’une femme coupable.

Je ne pus réprimer un mouvement d’indignation profonde en songeant que mon mari était perdu pour moi, que mon enfant était mort, que ma vie était brisée, qu’une pieuse femme et son généreux fils voyaient leurs relations, autrefois si tendres, à jamais aigries parce qu’Ursule m’avait haïe et enviée.