Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie IV/12

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Gosselin (Tome Vp. 265-281).
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Quatrième partie


CHAPITRE XII.

LE CONCERT.


Emma s’approcha de madame de Richeville, qui la baisa au front… puis, selon son habitude, après avoir embrassé sa mère, elle vint vers moi, mais tout-à coup elle s’arrêta comme frappée d’une réflexion subite ; son charmant visage et son cou d’albâtre se colorèrent d’un rose vif ; elle attacha un moment sur moi ses grands yeux avec une expression indéfinissable, puis les abaissa sous leurs longues paupières, tandis que sa figure se nuançait d’un carmin plus vif encore.

Sa mère me fit un signe comme pour me dire d’examiner Emma.

Celle-ci, après un moment de silence, posa ses deux mains sur son cœur, et dit avec un accent de candeur charmante :

— Mon Dieu ! comme mon cœur bat encore… — et elle ajouta en regardant sa mère :

— Je ne sais pourquoi je ne puis maintenant m’empêcher de rougir en voyant madame de Lancry ; je me sens si émue que j’hésite un moment avant que de l’embrasser.

Et, comme si elle eût triomphé d’une lutte intérieure, qui se peignit par une sorte de contraction de ses traits, elle me sauta au cou en me disant avec une grâce enchanteresse :

— Ah ! heureusement cela passe… mais pendant un moment cela fait bien mal.

Madame de Richeville me jeta un nouveau coup-d’œil, et dit à Emma :

— Mais enfin, mon enfant, qu’éprouvez-vous, pourquoi ce mouvement ?

— Je ne sais — reprit-elle en secouant sa jolie tête d’un air d’innocence angélique ; — j’arrive toute joyeuse ; mais tout-à-coup, à l’aspect de madame de Lancry, mon cœur bat, se serre douloureusement… Mais cette impression s’évanouit bien vite, et tout mon bonheur revient en l’embrassant.

Et Emma m’embrassa de nouveau.

— Et depuis quand, chère enfant, éprouvez-vous cela ? — lui dis-je en pressant ses mains dans les miennes.

— Je ne sais ; cela est venu peu-à-peu. Et ce que je ne comprends pas, c’est que chaque jour ma peine et mon plaisir augmentent. Et encore, non — ajouta-t-elle en ayant l’air de s’interroger — non… c’est plus que du plaisir que j’éprouve après l’instant de peine que votre présence m’a causée…

— Qu’est-ce donc ? — lui demanda sa mère comme moi intéressée au dernier point.

— C’est — dit-elle en hésitant — c’est comme la conscience d’une bonne action que j’aurais faite… c’est comme si j’avais triomphé d’une méchante pensée.

— Mais cette pensée méchante… quelle est-elle ? lui dis-je.

— Je ne sais, je crois que je n’en ai jamais eu — me répondit-elle ; — mais il me semble que cela doit faire le même mal.

Madame de Richeville et moi nous nous regardâmes en silence.

On annonça successivement madame de Semur, le duc et la duchesse de Grandval.

La conversation se généralisa, on n’attendait plus que M. de Rochegune.

Il arriva bientôt.

Après avoir serré la main de madame de Richeville, il vint à moi ; involontairement et contre mon habitude, mon premier mouvement fut de refuser la main qu’il me tendait. Voyant son étonnement, je me hâtai de la lui donner…

Je ne sais s’il la trouva brûlante ou glacée, je ne sais s’il s’aperçut de ma rougeur et du léger tressaillement qui m’agitait, je ne sais s’il devina l’émotion dont j’étais navrée ; mais il garda ma main dans la sienne une seconde de plus peut-être qu’il n’était convenable de la garder, je la retirai brusquement.

— Comment vous trouvez-vous, votre migraine est-elle passée ? — me dit-il avec intérêt.

— Je vous remercie mille fois, Monsieur, je souffre toujours un peu.

Ma réponse causa un nouvel étonnement à M. de Rochegune : notre familiarité était si ouvertement avouée dans le très petit cercle de madame de Richeville, que je ne lui disais jamais Monsieur. Il ne me disait non plus jamais Madame.

Pour la première fois, je fus confuse de cette preuve d’intimité. On annonça à la duchesse qu’elle était servie ; M. de Grandval offrit son bras à madame de Richeville, comme étant plus âgé que M. de Rochegune ; celui-ci m’offrit le sien, je lui dis tout bas presque d’un ton de reproche :

— Et madame de Semur ?

Il était trop tard, madame de Semur, passant devant nous, avait pris gaîment le bras d’Emma.

Maintenant que je me rappelle une à une toutes ces maladresses, ou plutôt tous ces aveux involontaires, je ne puis que les attribuer à mon trouble cruel, à mon manque absolu de dissimulation. Sans me croire coupable, j’avais déjà perdu la sérénité de ma conscience ; je répugnais à jouir des doux priviléges dont je me sentais alors moins digne.

Si la réflexion ne m’eût pas bien vite convaincue de la portée de mes imprudences, l’expression des traits de M. de Rochegune, l’inflexion de sa voix (il était placé à côté de moi à table), m’en eussent avertie.

— Mon Dieu, qu’avez-vous donc depuis tantôt ? — me dit-il d’un ton doux et triste…

Ces paroles me rappelant à moi-même, pour la première fois je compris la nécessité de feindre ; à tout hasard, quitte à trouver plus tard le moyen de justifier ma réponse, je répondis en souriant à M. de Rochegune :

— Je n’ai rien, c’est un enfantillage que je vous expliquerai ; et puis je souffre encore un peu de ma migraine, mais je sens que cela va se passer…

Rassuré par ces mots, M. de Rochegune se mêla à la conversation avec son entrain ordinaire ; je me remis tout-à-fait.

Ce qui me parut seulement singulier, ce fut de rencontrer plusieurs fois le regard d’Emma qui semblait vouloir lire jusqu’au fond de ma pensée.

D’abord, je soutins ce regard en souriant ; mais sa physionomie resta impassible comme un masque de marbre, et son coup-d’œil devint d’une fixité si pénétrante que je finis par en ressentir du malaise et par l’éviter.

Je fus sur le point de faiblir encore, croyant follement qu’Emma devinait les pensées qui m’agitaient ; mais par un nouvel effort, par un nouvel élan de volonté, je m’élevai au-dessus de ces préoccupations.

Puis, à ce mouvement de contrainte succéda je ne sais quel entraînement auquel je ne pus résister : au lieu d’avoir honte de l’émotion que j’éprouvais auprès de M. de Rochegune, je m’y livrai aveuglément, et je sentis sur mes joues une légère chaleur fébrile ; ma réserve se dissipa complètement, je devins très causante, et plusieurs fois madame de Richeville et nos amis s’exclamèrent sur ma gaîté, qui m’étonnait moi-même.

Le dîner fut très amusant. Presque aussitôt nous partîmes pour le concert ; j’acceptai cette fois, très bravement le bras de M. de Rochegune.

Je pris une résolution violente, je voulais faire une épreuve décisive pendant cette soirée tout entière passée auprès de M. de Rochegune ; je ne changeai rien à mes habitudes de familiarité. Je ne voulais me refuser à aucune des nouvelles impressions que je pourrais éprouver près de lui.

Une fois bien convaincue que mes craintes étaient fondées, je prendrais fermement une détermination.

Nous arrivâmes au concert.

J’étais placée au premier rang, entre madame de Richeville et madame de Grandval ; les hommes de notre société étaient derrière nous.

Je ne sais si mes émotions, combattues, refoulées, jointes à l’espèce d’irritation nerveuse dans laquelle je me trouvais, me prédisposèrent mieux que jamais aux jouissances de la musique ; mais j’éprouvai d’ineffables ravissements, et mon âme enivrée se noya dans les flots d’harmonie qui me transportaient.

Je me souviens surtout d’un moment où, par une bizarre coïncidence, tout concourut à m’exalter encore.

Rubini chantait délicieusement son air de la Somnambule ; madame de Richeville, par un mouvement d’admiration involontaire, m’avait saisi la main en me disant :

— Mon Dieu ! que cela est sublime !…

Derrière moi était placé M. de Rochegune : il s’était un peu avancé pour mieux entendre Rubini ; son souffle léger effleurait mon épaule nue, et courait dans les boucles de mes cheveux que je sentais tressaillir… enfin, en écoutant ces chants si adorablement passionnés, j’aspirais le parfum pénétrant d’un magnifique bouquet de roses et de stéphanotis, don chéri d’une main bien chère.

Non, non, de ma vie, je n’oublierai ce moment de bonheur si complet… avoir à ses côtés sa meilleure amie, sentir près de soi l’homme que l’on adore, être bercée par des accents enchanteurs en s’enivrant de la senteur embaumée des fleurs qu’un amant vous a données… n’est-ce pas absorber l’ivresse du plaisir par tous les sens ?

Je ne reculerai devant aucun aveu, je l’ai dit :

Je reconnus avec une sorte de voluptueuse angoisse que jusqu’alors je n’avais rien ressenti de semblable. Jamais la présence de M. de Rochegune ne m’avait aussi violemment agitée, aussi délicieusement émue. Je reconnus enfin que le changement qui s’était opéré dans mon amour, changement si coupable qu’il fût, donnait à toutes mes impressions, naguère si douces et si sereines, je ne sais quel mordant à la fois amer et brûlant qui me charmait et m’épouvantait à la fois…

Enfin, à ce moment, moi toujours si peu glorieuse, je me sentis orgueilleusement belle ; il fallut que ma physionomie me trahît ; car, après le morceau de Rubini, m’étant, ainsi que madame de Richeville, retournée du côté de M. de Rochegune, la duchesse me contempla un instant en silence, puis elle dit à voix basse à notre ami :

— Mais regardez donc Mathilde… jamais je ne l’ai vue si jolie.

Lui, attacha ses yeux sur les miens d’un air à la fois étonné… ravi ; il tressaillit légèrement, et, par un signe de tête expressif, témoigna qu’il partageait l’admiration de madame de Richeville.

— Vraiment — dis-je tout bas à celle-ci — vous me trouvez jolie ?… eh bien ! je serais ravie que cela fût — ajoutai-je en regardant fixement M. de Rochegune — je n’aurais jamais été plus heureuse d’être belle.

M. de Rochegune me regarda aussi fixement pendant une seconde.

Il est impossible de dire la puissance électrique de ce regard qui remua jusqu’aux dernières fibres de mon cœur… Dans un espace qui échappe à la pensée, je ressentis des enivrements, des défaillances, des extases, des épouvantes qui m’arrachèrent au présent, au passé, à l’avenir… enfin, dans ce regard d’une seconde qui répondait au mien… je vis s’allumer tout-à-coup les feux de la passion la plus ardente…

Le concert continua.

M. de Rochegune retomba comme accablé en appuyant son front dans ses deux mains ; plusieurs fois je détournai un peu la tête pour l’apercevoir, il était toujours dans la même position.

Le concert terminé, on convint de prendre le thé chez moi ; j’y invitai quelques personnes de notre société que je rencontrai au concert.

Je revenais en voiture avec madame de Richeville, Emma et M. de Rochegune ; celui-ci fut taciturne, préoccupé.

Je demandai à Emma si la musique lui avait fait plaisir.

— Non, elle m’a fait mal… j’ai beaucoup souffert — me dit-elle doucement — j’ai eu toutes les peines du monde à ne pas pleurer ; il m’a semblé que les chants se transformaient pour moi en une harmonie d’une tristesse navrante.

Nous arrivâmes chez moi.

En passant devant une glace, je fus frappée de l’expression de mon visage. Pourquoi n’avouerai-je pas cette lueur de vanité ?

Ainsi que me l’avait dit madame de Richeville, je me trouvais beaucoup plus jolie qu’à l’ordinaire… je me souviens que je portais une robe de moire bleu de ciel très pâle, garnie de dentelles et de nœuds de rubans roses ; des camélias de la même couleur étaient placés dans mes cheveux blonds, dont les longues boucles descendaient presque sur mes épaules.

Pendant ce moment rapide où je me contemplai avec une sorte de complaisance, il me sembla que ma taille était plus souple, mes yeux plus brillants, mon teint plus transparent, mes lèvres plus vermeilles, ma démarche plus décidée ; je me sentais comme animée, dominée par une force supérieure ; c’étaient en moi des rayonnements, des espérances de bonheur qui arrivaient à l’idéal, lorsque je rencontrais le regard amoureux et inquiet de M. de Rochegune.

Je me plaisais à admirer sa noble physionomie si mâle et si hardie ; je m’étonnais de n’avoir pas jusqu’alors assez remarqué combien il était beau de cette beauté fière qui est aux hommes ce que la grâce est aux femmes ; chacun de ses regards m’arrivait au cœur et me bouleversait.

Oh ! non, non, je ne pouvais plus me tromper, cette fatale expérimentation me dévoila toute l’étendue, toute la profondeur de ce ressentiment passionné.

Cette soirée passa comme un songe ; chose singulière ! malgré mes préoccupations, je fis à merveille les honneurs de chez moi ; en me quittant, madame de Richeville m’embrassa et me dit :

— Je vais vous répéter pour votre esprit ce que je vous ai dit pour votre visage, il n’a jamais été plus charmant que ce soir.

Malgré ma tendre affection pour madame de Richeville, je désirais de la voir sortir, je sentais la force factice qui m’avait jusqu’alors soutenue m’abandonner.

À peine la duchesse m’avait-elle quittée, qu’épuisée par les émotions de la journée, je me sentis défaillir ; bientôt je tombai presque sans connaissance entre les bras de ma pauvre Blondeau.

L’épreuve que j’avais voulu tenter ne me laissa aucun doute. L’amour pur, héroïque, était un rêve, une chimère…

Ma faiblesse, l’ardeur de la jeunesse avaient-elles fait évanouir ces admirables illusions ? ou bien un tel amour est-il une de ces dangereuses utopies, un de ces funestes mirages qui cachent un abîme ? Je ne savais…

D’autres femmes que moi avaient-elles su garder un juste et prudent équilibre entre la froideur et l’entraînement ? Était-il des caractères assez fermes, des vertus assez hautes, pour étouffer jusqu’au timide et secret désir ? Je l’ignore…

L’amour platonique enfin était-il possible entre deux jeunes gens qui s’aiment avec tous les chaleureux instincts de leur âge ? Je l’espérais, je le croyais ; j’aimais mieux douter de moi que de douter des autres et de porter atteinte à une idéalité morale et consolante…

Ce qui m’effrayait, c’était la rapidité avec laquelle les mauvaises idées envahissaient mon âme ; c’était de voir quels pâles reflets elles jetaient déjà sur le calme attachement qui, la veille encore, suffisait à mon cœur.

Alors comme il me semblait terne et glacé ! avec quelle barbare ingratitude je dédaignais déjà les jours passés où j’avais goûté de si nobles jouissances !

Ce brusque changement était et est encore un problème pour moi.

J’aurais oublié mes devoirs pour M. de Rochegune — me disais-je — que ses paroles ne seraient pas plus tendres, ses prévenances plus charmantes, ses soins plus délicats, ses empressements plus vifs.

Y aurait-il donc dans une faute, dans les remords qu’elle cause un attrait fatal ? Y aurait-il dans les violentes agitations d’une conscience troublée une sorte de charme cruel et irrésistible ? Ou bien enfin croyons-nous n’avoir absolument prouvé notre amour qu’en lui faisant le plus douloureux des sacrifices… celui de notre vertu, celui du repos de notre vie entière ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’étais encore amèrement humiliée en pensant que notre affection était peut-être profanée par moi seule, que M. de Rochegune aurait assez de volonté, assez de raison, pour dompter ses passions, pour préférer un bonheur pur et durable aux angoisses d’un amour coupable et sans doute éphémère et méprisable.

Oui, méprisable, oui, éphémère… car la conscience d’une première faute a cela d’horrible, qu’elle fait germer le doute et la défiance de soi.

On a failli une fois aux résolutions les plus nobles, pourquoi n’y faillirait-on pas de nouveau ?

On a cru d’abord à la domination de l’âme sur les sens, l’on s’est trompé… pourquoi ne se tromperait-on pas aussi sur la durée, sur la constance de l’amour qu’on éprouve ?

Oh ! encore une fois, il n’y a rien de plus horrible que l’idée de cette dégradation successive, pour ainsi dire logique, qu’une première déviation de la vertu doit fatalement entraîner.