Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie IV/20

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Gosselin (Tome VIp. 67-87).
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Quatrième partie


CHAPITRE XX.

LES ADIEUX.


Ma résolution une fois arrêtée, j’avais écrit à M. de Lancry qu’après avoir réfléchi au désir qu’il m’avait témoigné, je consentais volontiers à retourner auprès de lui. Je craignais qu’il ne voulût user d’une violence légale, et qu’il ne compromît ainsi tous mes projets en faisant douter de mon empressement à le rejoindre.

Après le départ de M. de Rochegune, j’allai voir madame de Richeville et Emma.

Celle-ci se trouvait beaucoup mieux. Le docteur regardait son rétablissement comme certain. La duchesse, tout à fait remise, me remercia avec la plus tendre effusion des soins que j’avais donnés à sa fille.

Lorsque j’annonçai brusquement à madame de Richeville mon désir de retourner auprès de M. de Lancry, désir que j’attribuais à la pitié que m’inspiraient ses malheurs et son repentir, la duchesse me crut folle et me fit toutes les observations, toutes les instances, tous reproches possibles ; rien ne m’ébranla. Le prince d’Héricourt et sa femme se joignirent à mon amie pour me faire envisager l’absurdité de ma conduite. Je leur demandai si je perdrais leur estime. Ils me répondirent que non, que c’était une louable exagération sans doute, mais qu’elle serait d’un funeste exemple, et qu’il était déplorable de voir prodiguer au vice et à la corruption de pareilles marques de dévouement.

En vain je prétextai du malheur et du repentir de mon mari ; ils me répondirent que son malheur était mérité, que son repentir n’était nullement prouvé. Plusieurs années d’une conduite irréprochable auraient à peine mérité la preuve d’aveugle attachement que je lui donnais.

Mieux que personne je sentais la vérité de ces remontrances, mais trop d’intérêts étaient maintenant en jeu pour que je pusse hésiter un instant dans la marche que je m’étais tracée.

Néanmoins, je le reconnus avec tristesse, le prince et sa femme éprouvèrent pour moi du refroidissement ; je perdis beaucoup dans leur esprit : ils me trouvèrent faible, sans dignité. Ils souffraient véritablement et avec raison de me voir renoncer à leur intimité protectrice, qui m’avait été d’une si grande consolation, pour aller retrouver un homme qu’ils méprisaient, qu’ils haïssaient de tout le mal qu’il m’avait fait, et dont ils m’avaient pour ainsi dire moralement séparée. Enfin ils regrettaient de s’être intéressés à des chagrins que j’oubliais moi-même si promptement.

Ainsi qu’à ces amis à la fois justes et sévères, je dis à madame de Richeville que la pitié seule me rapprochait de M. de Lancry… — Hélas ! c’était seulement aux yeux de l’homme que j’aimais et que je respectais le plus au monde que j’avais dû feindre un honteux amour pour mon mari.

En vain la duchesse me supplia de rester chez elle et de continuer d’habiter mon pavillon, dût-elle surmonter l’aversion que lui inspirait le voisinage de M. de Lancry ; je refusai : mes relations avec mon mari eussent été surveillées de trop près, et l’on eût bien vite reconnu mon mensonge.

Je ne saurais dire les larmes, la désolation de madame de Richeville ; dans la franchise de son amitié, dans l’emportement de son chagrin, elle me fit de cruels reproches… Je les dévorai en silence, ils me prouvaient la force de son affection pour moi, et à ses yeux je les méritais.

Pour la première fois de ma vie, je sentis l’espèce de jouissance amère que l’on éprouve en se voyant méconnue, blâmée, et en se disant : d’un mot je pourrais changer ces blâmes en adorations…

Il me sembla beau d’accomplir ainsi seule, accusée par tous, une œuvre que tous auraient admirée.

Alors je comprenais (dans un noble but) ces luttes sourdes, incessantes, acharnées, que certaines personnes engagent contre la société sans d’autres ressources que leur intelligence, d’autre force que leur volonté.

Seule dans la position difficile où je me trouvais, il me fallait amener M. de Rochegune à épouser Emma, malgré les intrigues et les séductions qu’Ursule mettrait nécessairement en jeu, si elle aimait M. de Rochegune.

Je ne veux pas le cacher, mon désir ardent d’arriver aux fins de cette entreprise, l’exaltation que donne une conviction généreuse, remontèrent mon moral, surexcitèrent mon énergie, et m’empêchèrent de rester écrasée sous le poids de mon sacrifice.

Oh ! ce fut encore à ce moment que je reconnus la différence énorme qui existait entre mon amour pour M. de Rochegune et celui que j’avais autrefois ressenti pour M. de Lancry.

Autrefois j’avais été abattue, accablée ; je n’avais su que souffrir… sans agir… À cette heure au contraire, je souffrais autant, mais je ne voulais pas que ma souffrance fût stérile ; cette fois mes larmes devaient être fécondes ; jusque dans mes chagrins je voulais être digne de l’homme que j’adorais.

Oh ! comme j’étais fière de cet amour, de cette perle de mon cœur, conservée sans souillure… Si quelquefois je me sentais faiblir dans ma résolution, je me souvenais de ces paroles que Dieu m’avait inspirées au chevet d’Emma mourante : s’il savait !

Oui, je me disais : Que demain je révèle tout à M. de Rochegune, ne sera-t-il pas à mes pieds ! son amour ne reviendra-t-il pas plus passionné que jamais !

Pourtant, comme je le chérissais toujours et plus que jamais, j’avais des moments d’abattement cruel, d’affreux désespoir…

Alors je me souvenais de ce que m’avait encore dit la voix divine pendant cette nuit fatale… Courage… pauvre femme… tu ne sais pas ce que c’est d’avoir acquis, à force de sacrifices, le droit de pleurer sur soi… Et en effet je trouvais dans ces larmes une triste volupté !

Et puis enfin, — me disais-je, — si je réussis dans mes projets, une fois le bonheur d’Emma bien assuré, car M. de Rochegune ne restera pas insensible à cet amour si vif et si ingénu, et l’appréciera en le partageant, qui m’empêchera de me séparer légalement de mon mari, de retourner vivre auprès de madame de Richeville, et peut-être de tout dire à M. de Rochegune, alors l’époux d’Emma ? Sûre de lui et de moi, je pourrai sans crainte lui dévoiler ce mystère et lui prouver que je n’ai jamais cessé d’être digne de lui… et qu’il me doit le bonheur dont il jouit auprès d’Emma. Pour moi quelle douce récompense de tant de chagrins soufferts en silence !… Combien alors ma vie serait paisible et heureuse, ainsi passée près de ceux que j’aime tant…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’attendais M. de Lancry le dimanche au matin.

Avant mon départ, j’allai voir Emma une dernière fois ; elle était seule. Pendant notre court entretien, je lui renouvelai toutes mes recommandations au sujet du secret qu’elle devait absolument garder envers M. de Rochegune et madame de Richeville. Je lui promis de lui écrire par Blondeau, l’engageant à me répondre par le même moyen.

En apprenant mon retour auprès de mon mari, la pauvre enfant ne put cacher un mouvement de joie involontaire, malgré son attachement bien réel pour moi. Je n’en accusai pas son cœur, mais l’instinct de son amour.

Je lui promis de venir souvent la voir, bien décidée de tenir cette promesse si nécessaire à mes desseins.

Le dimanche matin M. de Lancry se présenta chez moi, ainsi qu’il me l’avait annoncé.

J’ai oublié de dire que, depuis l’abandon d’Ursule, sans doute, mon mari, absorbé par ses poignantes préoccupations, avait poussé l’incurie de ses vêtements et de sa personne jusqu’à une négligence presque sordide : ses traits étaient dévastés par le chagrin, par les veilles, et depuis peu par les excès de toutes sortes dans lesquels il avait cherché à étourdir sa folle et implacable passion ; ses yeux rougis, sa figure couperosée, sa barbe longue, sa chevelure inculte, sa voix rauque et dure, tout en lui semblait personnifier le type du vice et presque de la misère (j’appris bientôt que cette misère était réelle).

Et c’était là l’homme que quelques années auparavant j’avais vu dans tout l’éclat de son élégance et de ses succès…

Il me dit en entrant :

— Je vous fais compliment, Madame, sur votre bonne volonté, quoiqu’il me semble que cette soumission subite cache quelque arrière-pensée, mais il n’importe… ne croyez pas vous jouer de moi… Je vous prouverai que ce que je veux… je le veux.

— Quand partons-nous, Monsieur ?

— À l’instant, Madame, à l’instant… Mais n’avez-vous pas de tendres adieux à adresser à votre ami intime ? me dit-il avec ironie — n’avez-vous pas à échanger quelques larmes ? que je ne vous gêne pas… j’ai cinq minutes à votre service pour ces touchantes embrassades.

— J’ai fait mes adieux ce matin à madame de Richeville, Monsieur. D’ailleurs j’espère la revoir bientôt.

— Oh ! quant à cela… vous verrez qui vous voudrez, la liberté ne vous manquera pas… à moins que… à moins que plus tard… je ne pense autrement…

— Monsieur, quand vous voudrez, je vous suivrai.

— Un instant : je dois vous avertir, ma chère amie, que l’appartement que j’habite n’est pas brillant ; c’est un simple pied-à-terre… que j’ai pris depuis que j’ai licencié ma maison… pour des raisons que vous devinez sans peine… Je n’ai donc pas eu le temps de m’occuper des détails d’intérieur, je vous préviens que vous serez beaucoup moins bien établie là qu’ici.

— Je me contenterai, Monsieur, de ce dont vous vous contenterez… pourvu que j’aie seulement une chambre pour moi et une tout auprès pour Blondeau… Je ferai prendre ici les meubles qui me seront nécessaires.

— Et je ferai vendre le reste, car je dois vous avouer, Madame, que je suis singulièrement gêné… Cela vous étonne ? C’est pourtant ainsi. Vous connaissez maintenant mes peines de cœur… Je n’ai donc rien à vous cacher… Eh bien ! dernièrement… pour m’étourdir… j’ai joué… j’ai beaucoup joué… et j’ai beaucoup perdu. Vous avez sans doute quelques économies ?

— Il me semble, Monsieur, que nous pourrions plus tard parler d’affaires.

— Vous avez parfaitement raison, Madame… Voulez-vous mon bras ?

Nous partîmes.

Je montai en fiacre avec M. de Lancry ; Blondeau me suivit dans une autre voiture, avec quelques paquets indispensables ; j’ordonnai à mon valet de chambre de venir, le soir même, m’apporter différentes choses dont j’avais besoin.

Une fois en voiture, M. de Lancry me dit :

— J’ai gardé un domestique… C’est du luxe, mais ce garçon m’est attaché, il nous suffira… avec votre madame Blondeau. Comme je ne dînerai jamais chez moi, vous pourrez faire venir vos repas de chez un restaurateur voisin ; la portière de la maison aidera Blondeau à faire votre ménage.

— Il y a six ans, Monsieur, à peu près à cette époque, nous revenions de Chantilly, vous me faisiez aussi l’état de la maison que nous devions avoir… Les temps sont changés.

— Très changés, Madame, ce qui prouve la vérité de cette maxime : que les jours se suivent et ne se ressemblent pas… Ah çà, mais vous me paraissez en veine épigrammatique, le sang des Maran se montre… à votre aise… je suis bon prince… pas toujours cependant… Mais nous voici arrivés…

Nous nous arrêtâmes devant une vieille maison de la rue de Bourgogne…

Nous traversâmes une cour sombre, humide et triste ; arrivés au second étage, une porte nous fut ouverte par le valet de chambre de M. de Lancry, celui-là même qui m’avait accompagnée lors de la fatale nuit de la maison isolée.

La figure de cet homme était sinistre.

Une petite antichambre, encombrée de malles en désordre, un salon à peine meublé ; à droite la chambre de mon mari ; à gauche, la mienne avec un cabinet pour Blondeau, tel était l’appartement que je devais partager avec M. de Lancry.

Les papiers étaient malpropres, il n’y avait pas de rideaux aux fenêtres, les boiseries étaient enfumées, les parquets presque boueux ; à peine le jour arrivait-il au fond de cette cour humide…

D’abord mon cœur se serra douloureusement, et puis j’eus peur…

Cet appartement me semblait désert, isolé ; je regardais autour de moi avec inquiétude.

Ma pauvre Blondeau ne me quittait pas et se serrait contre moi toute tremblante.

— Vous trouvez sans doute ce logement ignoble ?… — me dit M. de Lancry d’un air ironique… — Mais le temps des hôtels est passé, ma chère ; nous avons mangé notre pain blanc le premier.

— Je m’accommoderai de tout, Monsieur. Seulement je ferai faire ici quelques réparations indispensables.

— À votre aise… Je ne vous ferai pas les mêmes reproches qu’à Maran sur le bruit insupportable des ouvriers ; car je sors de grand matin, et je rentre fort tard… quelquefois même je ne rentre pas du tout. Vous ferez donc ici ce que vous voudrez.

— Alors, Monsieur, je vous demanderai de garder mon valet de chambre, il couchera dans cette antichambre… C’est un homme de confiance. Je ne connais pas cette maison, et je suis très peureuse…

— Si vous avez de quoi payer ce domestique, arrangez-vous. Fritz couche en haut.

Blondeau sortit.

— Maintenant, Madame, je dois vous déclarer, avec cette franchise qu’on se doit entre époux… qu’il me reste pour tout avoir environ mille écus… Vous avez des diamants, des bijoux ; il faudra en faire ressources… Je vous ai, jusqu’à l’année passée, servi une pension de vingt mille francs. Vous ne devez pas avoir dépensé tout cela… car à Maran vous viviez en ermite….

— Mais, Monsieur — lui dis-je épouvantée — Il est impossible que vous soyez réduit à ces extrémités.

— Lorsqu’Ursule a disparu, il me restait environ deux cent cinquante mille francs de notre fortune. Autant par désespoir que pour m’étourdir et par besoin de tenter le sort… j’ai joué… et, comme je vous l’ai dit, j’ai très malheureusement joué, puisque j’ai tout perdu… Ceci une fois bien entendu, n’en parlons plus ; je ne me souviens jamais de l’argent que j’ai dépensé avec plaisir… à plus forte raison de celui que j’ai perdu au jeu…

— Mais alors, Monsieur — m’écriai-je — c’est donc pour me faire partager cette horrible existence que vous me forcez à revenir près de vous ! à quoi puis-je vous être utile ? Vous n’êtes jamais ici, dites-vous. Quel est donc votre but ? — m’écriai-je effrayée, et regrettant presque de m’être ainsi volontairement livrée entre les mains de M. de Lancry.

Mais ces regrets étaient tardifs et superflus ; il fallait subir toutes les conséquences de ma démarche, rester pendant quelque temps enchaînée au destin de cet homme, ou renoncer aux projets seuls qui me donnaient la force de supporter mon sort.

Il ne m’était même plus permis de me plaindre à personne, de demander conseil ou assistance à qui que ce fût.

Aux yeux de tous, j’étais allée librement, volontairement, retrouver M. de Lancry ; je ne pouvais donc que paraître heureuse du parti que j’avais pris.

Mon mari répondit ainsi à mes questions : — Vous me demandez, ma chère amie, quel est mon but en vous rappelant auprès de moi ; d’abord, celui de jouir de votre aimable compagnie… Et puis… cela ne vous regarde pas…

— Mais vous avez donc, Monsieur, de bien odieux projets, que vous ne pouvez pas les avouer ?

— Il ne s’agit pas de mes projets ; j’ai le droit de vous garder chez moi, et je vous garde. Quant aux velléités que vous pourriez avoir de vous échapper de mes mains, soit à présent, soit plus tard, sous le fabuleux prétexte d’une séparation, je vous engage, pour vous distraire, à méditer à ce sujet une consultation dont voici la copie. Elle est rédigée par les plus fameux jurisconsultes de Paris, et m’a bien coûté cinquante louis, s’il vous plaît… C’est une folie dans ma position, mais je ne pouvais payer trop cher l’assurance de passer ma vie près de vous. — Et il me remit un papier. — Vous verrez que, sur la question de savoir si vous avez la moindre chance d’obtenir une séparation, les trois avocats ont unanimement déclaré que non, la voix publique nous attribuant des torts réciproques… C’était leur avis particulier, qui ne préjugeait en rien celui de la justice ; mais ils croyaient pouvoir affirmer qu’aucun tribunal ne voudrait même donner suite à votre demande en séparation s’il était formellement prouvé que vous êtes revenue de votre libre volonté au domicile conjugal… cette démarche de votre part devant être regardée comme une amnistie générale du passé, quelque graves que fussent mes torts envers vous. Ne m’attendant pas, je vous l’avoue, à vous trouver d’aussi bonne composition… je me contentais donc de l’avis de mes trois conseillers, et j’allais tenter auprès de vous une dernière voie de conciliation (dont je sentais toute l’importance) avant de vous envoyer un huissier. Jugez donc de mon étonnement, de ma joie, lorsque j’ai reçu ce charmant petit billet de vous, par lequel vous me disiez qu’ayant mûrement réfléchi, vous ne voyiez aucune raison pour vivre plus longtemps séparée de moi.

Je ne pus retenir un mouvement de désespoir en songeant à cette fatale imprudence ; ce mouvement n’échappa pas à M. de Lancry.

— Vous n’aviez pas songé à cela — reprit-il — je le vois, vous regrettez ce malencontreux petit carré de papier satiné et parfumé — dit-il avec une cruelle ironie, en me montrant ma lettre — qui rive à tout jamais votre chaîne… qui ne sera pas toujours de fleurs, je le crains fort… Sur ce… je vais m’habiller, car aujourd’hui, par extraordinaire, je tiens à me faire très beau.

Et M. de Lancry me laissa stupéfaite et épouvantée.

Je n’avais cru engager que le présent… j’avais irrévocablement engagé l’avenir.

Ainsi je voyais à jamais détruit mon espoir de retourner un jour vivre auprès de madame de Richeville et de jouir enfin de la récompense de tant de sacrifices, en dévoilant à M. de Rochegune tous les motifs de ma conduite.

Ce moment fut affreux.

Ce que m’avait dit M. de Lancry n’était que trop vrai : cette lettre fatale me perdait, ou elle restait du moins comme une terrible présomption contre moi… Quelle raison invoquerais-je pour obtenir désormais une séparation lorsque mon mari avait entre les mains une preuve écrite de ma libre et volontaire soumission à ses désirs ?…

Hélas ! c’est ainsi que le cercle de fer de ma position m’enfermait et se resserrait de tous côtés…

Un dernier coup vint sinon m’accabler encore, du moins me prouver que mes craintes étaient fondées en ce qui regardait Ursule. Le soir… au moment où je faisais avec ma pauvre Blondeau quelques préparatifs pour passer sans trop de frayeur ma première nuit dans ce lugubre appartement, on me monta une lettre ainsi conçue :

« Madame,

« Un de vos meilleurs amis, qui depuis quelque temps se fait un plaisir de vous tenir au courant des plus secrètes pensées de votre mari, veut être le premier à vous apprendre que c’est Ursule qui a ordonné à M. de Lancry de vous rappeler près de lui, afin de rompre votre liaison avec M. de Rochegune… dont elle est passionnément éprise.

« Ursule n’a pas vu votre mari ; elle lui a écrit que le seul moyen qu’il eût de la faire consentir à lui accorder encore quelques entretiens était de vous reprendre chez lui et de vous y garder… Bien entendu que les promesses d’Ursule seront vaines, et que ce pauvre Lancry ignore qu’il sert ainsi à merveille la passion d’Ursule en vous séparant de Rochegune.

« On a vu dans les mains d’Ursule l’original d’une consultation signée de trois fameux jurisconsultes et la copie d’une lettre de vous dans laquelle vous annoncez avec la meilleure grâce du monde que vous êtes prête à retourner auprès de M. de Lancry.

« Cette nouvelle jointe à l’avis que vous a donné le docteur complique singulièrement la question. De tout ceci il doit résulter :

« 1o Qu’Emma mourra de chagrin… ce qui ne manquera pas d’être quelque peu sensible à madame de Richeville, et à vous, qui vous serez inutilement sacrifiée ;

« 2o Que Rochegune succombera aux séductions de votre amie Ursule, ce qui ne vous sera pas non plus indifférent ;

« 3o Et que vous ne quitterez plus votre mari… lors même qu’il verra qu’Ursule s’est jouée de lui. On lui donnera d’autres motifs de vous garder… ce qui devrait vous épouvanter assez, si vous avez le don de lire dans l’avenir… »

Je ne pouvais en douter, cette lettre était de M. Lugarto.

Tels étaient les obstacles que j’avais à vaincre… Tels étaient les dangers que j’avais à courir.