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Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie IV/21

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Gosselin (Tome VIp. 88-128).
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Quatrième partie


CHAPITRE XXI.

CORRESPONDANCE.


Lorsque, plus calme, j’envisageai raisonnablement ma position, j’en désespérai moins ; sachant pour quel motif M. de Lancry avait exigé mon retour près de lui, je fus un peu rassurée.

La lettre anonyme (sans doute l’œuvre de M. Lugarto) me montrait l’avenir sous un jour menaçant, mystérieux ; mais les préoccupations du présent me distrayaient de ces craintes futures.

Je faisais, je crois, injure au caractère de M. de Rochegune en le supposant capable de former même la liaison la plus éphémère avec Ursule ; cette femme m’avait causé trop de chagrins, il avait pour elle trop de haine et d’aversion.

Une difficulté presque insurmontable était d’amener le mariage d’Emma, et surtout de ne pas laisser soupçonnera M. de Rochegune que j’étais instruite de l’amour de cette pauvre enfant… J’attendis tout de l’inspiration qui m’avait déjà soutenue, guidée…

Je n’avais aucune idée de la vie misérable à laquelle me condamnait le désordre de M. de Lancry, j’appréciai plus que jamais la prévoyance de M. de Mortagne ; ma terre de Maran avait été rachetée sous le nom de madame de Richeville : cette propriété m’assurait bien au-delà du nécessaire.

Par suite de mon étrange position, j’étais forcée de partager la gêne de mon mari ; car je ne paraissais rien posséder en propre. Je n’exagère pas en disant que je me résignai à cette vie presque pauvre avec assez d’indifférence ; je la pris comme une épreuve, comme un essai.

Grâce aux soins de Blondeau, mon triste appartement fut habitable. Je voyais à peine M. de Lancry. À quelques accès de gaîté grossière ou de tristesse sinistre, je devinais qu’Ursule avait encouragé ou ruiné ses dernières espérances ; j’espérais que du moment où elle ne lui ordonnerait plus de me garder près de lui, il consentirait à une séparation.

Mon séjour forcé auprès de mon mari n’augmentait donc pas beaucoup mes chagrins, ils roulaient tout entiers sur la perte de l’affection de M. de Rochegune et sur les craintes que m’inspirait l’avenir d’Emma.

Le surlendemain de mon installation, madame de Richeville était venue chez moi, ayant eu la précaution de s’assurer de l’absence de M. de Lancry.

Elle fondit en larmes en voyant la pauvreté de ma demeure. Cette pauvreté — me dit-elle — lui expliquait mon dévouement. Emma se rétablissait rapidement, sa mère ne conservait plus aucun doute sur sa guérison.

Je demandai en tremblant à madame de Richeville des nouvelles de M. de Rochegune ; jusqu’alors elle n’en avait aucune. Prévoyant son chagrin, elle avait envoyé s’informer de sa santé ; il lui avait fait répondre qu’il était un peu souffrant.

Madame de Richeville m’apprit que ma conduite était diversement jugée dans le monde ; les uns me blâmaient cruellement, les autres me louaient outre mesure. J’avoue que dans cette circonstance j’avais en moi de quoi balancer tous les jugements du monde.

Le lendemain je reçus cette lettre de M. de Rochegune.

Paris.

« J’ai été envers vous injuste, brutal et cruel, parce que j’ai été vaniteux. L’orgueil est au fond de tous nos mauvais sentiments : vous ressentiez pour un autre ce que vous ne ressentiez pas pour moi : mon amour-propre s’est révolté, mon bon sens s’est obscurci ; dans votre mari je n’ai pas vu un homme digne ou indigne de votre amour, j’ai vu un rival.

« Tout ceci est logique : je suis sorti de la sphère des sentiments élevés, je suis tombé dans les sentiments bas et jaloux, le paradoxe a remplacé la raison ; pouvais-je jours rester dans cette sphère ? Non : l’amour platonique est impossible entre deux jeunes gens, tôt ou tard l’un ou l’autre succombe. C’est un piège dangereux. Il apparaît plein de charme et de grandeur. Si votre amour mal éteint pour votre mari n’eût pas soutenu votre vertu, vous eussiez succombé comme moi ! Quand le cœur est pris, on n’échappe pas à la contagion du désir.

« J’ai bien réfléchi, je me suis fait vous pour vous juger au point de vue absolument moral : vous êtes irréprochable. Pour moi, cela est cruel, il ne m’est, pour ainsi dire, pas permis d’avoir des regrets.

« Vous dévouer ma vie, cacher notre bonheur dans la solitude, parce que les grandes passions sont solitaires, ainsi pour moi l’avenir était complet et magnifique ! Que me reste-t-il ? Rien, ni l’amour de frère, ni l’amour d’amant. Depuis qu’en vous j’ai vu la femme… la sœur a disparu.

« La femme, par une brusque préférence, m’a témoigné sa répugnance,… la femme n’existe plus pour moi. Vaincre ou braver une répugnance m’a toujours été aussi impossible que d’oublier que je l’ai inspirée. Il en est des impressions comme des jours, on ne fait pas qu’ils n’aient point été. Je ne puis pas plus redevenir votre frère que rétrograder à l’âge de vingt ans ; notre position est brisée, à tout jamais brisée.

« Votre retour à votre mari a rompu tout équilibre, bouleversé toute prévision. Ce retour aurait eu lieu quand j’étais encore votre frère, que rien n’eût été changé entre nous ; je vous aurais blâmée ou approuvée avec désintéressement.

« J’ai trente ans ; depuis l’âge de dix-huit ans, je crois, je vous ai aimée, je vous l’ai prouvé.

« Mais le passé est fatal pour les mauvais comme pour les bons souvenirs.

« Si mon affection pour vous est morte après s’être successivement transformée, il m’en restera toujours la mémoire.

« On doit honorer religieusement ceux qui ne sont plus.

« Oui… ce que j’éprouve pour vous à cette heure est le culte mélancolique et sacré qu’on a pour ceux à qui l’on survit.

« Mes regrets seront éternels… éternels… Une fois réduits en poussière, nos débris forment des cendres inaltérables… Telle est, telle sera l’immutabilité de mes sentiments pour vous.

« Je ne vous fais pas de reproche, Mathilde ; on ne reproche pas aux gens de mourir… on les pleure.

« Ces images sont lugubres ; je les emploie pour vous faire comprendre que le passé ne m’est pas cruel, odieux, insupportable ; il est glacé comme le sépulcre… il est mort… il n’est pas oublié, il est tué.

« Aussi ma vie sera-t-elle misérable. Je flotte entre vingt partis sans me résoudre à aucun. Votre perte a renversé tout l’échafaudage de mon existence. C’est à recommencer. L’âge avance ; je suis fatigué de la route.

« J’avais pourtant cru être près du terme… il va falloir marcher… marcher encore… et dans quel désert aride et sans fin, mon Dieu ! »


Paris.

« Hier, j’ai eu un accès de rage et de haine que je voulais assouvir… j’étais fou… Je suis sorti pour aller provoquer votre mari et le tuer.

« Je dis cela parce que j’étais sûr de le tuer. Il est des pressentiments qui ne trompent pas.

« Et puis cette conviction m’a effrayé, j’ai eu peur d’être un assassin…

« La preuve que je suis complètement détaché de vous et que je n’oublierai jamais que vous m’avez préféré un être pervers et misérable, c’est qu’en voulant tuer votre mari, je réfléchissais parfaitement que si vous deveniez ainsi veuve, je mettais pour l’avenir une barrière insurmontable entre vous et moi.

« Cette pensée seule ne m’eût pas arrêté une seconde… demain vous seriez libre que je refuserais les restes d’une vie que, par deux fois, vous avez été mettre aux pieds de cet homme… Jamais ! jamais…

De ces deux lettres de M. de Rochegune, ce fut la dernière qui me fut la plus pénible.

Elle me prouvait combien le coup que j’avais frappé avait été douloureux et sûr ; jamais il ne m’avait exprimé d’une manière aussi énergique, aussi dure, ce détachement complet sur lequel le temps ne pourrait rien.

Ces ressentiments me parurent sinon faire faire un grand pas à mes projets pour Emma, du moins détruire tout obstacle dont j’aurais pu être le prétexte.

Ursule m’inspirait toujours une crainte vague. Mais, encore une fois, comment M. de Rochegune, qui la connaissait, consentirait-il seulement à l’écouter ?… N’accueillerait-il pas ses avances avec le dernier mépris ? J’étais absorbée par ces pensées, lorsque je reçus cette lettre de M. Lugarto, ou de l’un de ses émissaires, car je ne connaissais pas cette écriture.

On juge de l’effroi qu’elle me causa.


Paris.

« L’ami inconnu à qui vous devez déjà beaucoup de renseignements à la fois agréables et précieux sur la vie intime de votre mari, continuera sa tâche avec d’autant plus de plaisir, que les événements le servent à souhait, et deviennent de plus en plus intéressants pour vous.

« Maintenant, l’on va vous instruire de ce qui regarde Ursule, parce que, dans cette fantasmagorie, vous verrez très incessamment apparaître la figure de M. Rochegune, et on a lieu de croire que cette apparition vous plaira infiniment. Voici ce qu’est devenue Ursule depuis sa disparition de l’hôtel de Maran. On vous cachera seulement l’indication positive de la retraite de votre charmante cousine, parce qu’il est superflu que vous la connaissiez : elle habite l’un des faubourgs les plus isolés, les plus reculés de Paris.

« Ursule a, depuis deux ans, une femme de chambre qui lui est profondément attachée, et en qui elle a la confiance la plus absolue. Mademoiselle Zéphyrine (c’est son nom) a été chargée par sa maîtresse, quelque temps avant la nuit du bal de la Mi-Carême, de chercher et de louer, dans un endroit très retiré, un modeste appartement ou (si faire se pouvait) une petite maison bien isolée.

« Mademoiselle Zéphyrine, fille pleine de zèle, d’intelligence et surtout de fidélité, trouva au fond d’une impasse qui aboutissait à une rue déserte d’un des faubourgs les moins fréquentés de Paris, une véritable cellule de trappiste. Le surlendemain du bal de la Mi-Carême, votre belle rivale, abandonnant tout ce qu’elle possédait à l’hôtel de Maran, partit lestement dans un fiacre avec mademoiselle Zéphyrine, et gagna sa retraite cénobitique, d’où elle ne sortit pas pendant quinze jours, lesquels quinze jours M. de Lancry passa à battre Paris et ses environs sans pouvoir rattraper sa fugitive.

« Maintenant on va mettre sous vos yeux quelques fragments des plus secrètes pensées d’Ursule écrites par elle dans un album à fermoir dont elle seule a pourtant la clef.

« Vous conclurez de cette indiscrétion, sans vous tromper beaucoup, que mademoiselle Zéphyrine, pendant les promenades de sa maîtresse, trouve le moyen d’ouvrir l’album, d’y copier ce qui lui semble curieux, et de communiquer ces renseignements à son maître invisible, qui se fait un plaisir de vous en faire part.

« Le commencement de ces fragments du journal d’Ursule remonte environ à deux ans, les derniers mots en ont été écrits il y a très peu de jours. On ne doute pas que ces notes ne vous causent des émotions douces et salutaires. »

JOURNAL D’URSULE.

J’ai eu ce soir un moment de triomphe, j’ai vu Mathilde aux Italiens : son mari est venu me rejoindre. Je l’ai mal traité ! Elle a dû s’en apercevoir… Lui enlever Gontran, c’était une vengeance : l’humilier devant elle… c’était un plaisir. — M. de Senneville passe pour être irrésistible. C’est un de ces hommes sur lesquels on a toujours des projets quand on ne les connaît pas. Je l’ai trouvé d’une élégance niaisement sérieuse : il doit se cravater avec solennité et mettre ses gants avec méditation. Son ramage est aussi charmant qu’insupportable, car il gazouille délicieusement toujours le même air ; — son plus grand défaut, à mes yeux, est d’être trop joli ; ce n’est pas ainsi qu’un homme est beau ; aussi M. de Lancry ne m’a jamais plu. — Ce sont là de plates figures de pacotille que la nature jette dédaigneusement dans son moule : — joli no 1, ne voulant pas se donner la peine de leur donner un cachet original… — Lord C*** est mieux, plus accentué, mais il a l’air par trop anglais ; comme presque tous ses compatriotes, c’est l’embarras dans l’arrogance, et la morgue dans la gaucherie ; et puis, au moral, ces gens-là sont comme au physique, ils n’ont pas d’épiderme : on dirait qu’ils ressentent tout à travers leur flanelle.

§

Où trouverai-je donc cet homme rude, impérieux, passionné qui, de sa main robuste, me fera plier comme un roseau ? — Que je méprise ce Gontran ! Ses prévenances sont de basses servilités, son dévouement un honteux valetage… Il m’aime en laquais qui craint d’être chassé. — Qu’attendre d’un misérable qui vole sa femme ? car c’est la voler, ignoblement la voler… que de se ruiner pour moi. — Et elle… Oh ! je la hais. Elle n’a pas l’air malheureux ! Je le crois bien, sotte que je suis ! je l’ai débarrassée de son mari…

§

Inspirer certaines passions est très flatteur… les dédaigner est plus flatteur encore. M. de Volanges (l’un des plus nouveaux adorateurs) s’est imaginé de me reprocher ce qu’il appelle ma coquetterie, se plaignant amèrement de ce que depuis deux mois… je l’accueille à ravir. — Est-il quelque chose au monde de plus benêt que ces récriminations ? Voilà un homme qui se plaint de ce que pendant quelques semaines je l’ai reçu avec grâce, avec prévenance, avec préférence même. — N’est-ce pas déjà reconnaître très généreusement ses soins que de les agréer ? — N’est-ce pas faire mille fois plus qu’il mérite ? — En s’indignant contre notre mauvaise foi, en parlant de ce qu’ils appellent si grotesquement leurs droits, les hommes qui nous ont fait la cour sont aussi niaisement scélérats que ces voleurs qui se croient sincèrement volés lorsqu’après des prodiges de patiente adresse ils ont forcé… un coffre vide…

§

En théorie et en pratique, j’ai toujours considéré les hommes comme nos ennemis implacables. — Il y a de la haine jusque dans leur amour le plus passionné ; ou plutôt, dès qu’il y a passion il y a haine. Le mari de Mathilde m’idolâtre, mais il m’exècre : il subit mon joug, mais en frémissant de rage. Il m’aime… parce qu’il ne peut pas faire autrement que de m’aimer. — Je le torture sans pitié parce que je sais le secret de ma domination et que ce secret est ignoble. — Il y a plus… mon hostilité contre Mathilde est excessive ; j’éprouve pourtant une certaine satisfaction en pensant que je suis impitoyable pour un homme qui l’a rendue si malheureuse…

§

Si nous dédaignons leurs vœux, les hommes nous détestent ; si nous les écoutons, ils nous méprisent. — Ils ne pardonnent jamais ni la vertu ni la faiblesse. — Lorsqu’ils s’occupent de nous, ils se mettent à l’œuvre avec tout un attirail d’odieuses arrière-pensées ; c’est la vanité, c’est le mensonge ; c’est la jalousie ; et puis viennent la défiance, l’hypocrisie, et surtout la crainte haineuse de ne pas réussir. — De leur part ce n’est pas de l’amour, c’est à peine un goût, un caprice ; avant tout c’est l’orgueil de mettre à mal un cœur honnête ou de triompher de leurs rivaux. — Il n’y a peut-être pas un homme qui, s’occupant de la beauté la plus à la mode de la saison, ne préfère paraître heureux aux yeux de tous que de l’être à la condition du plus profond secret. — Ils sont bien plus satisfaits du sacrifice apparent de notre réputation que du sacrifice ignoré de nos principes. — À position égale ou plutôt relative, combien d’hommes risqueraient pour une femme ce que risque une femme en commettant une faute ? Ainsi que j’ai lu dans un livre moderne : — « Si une liaison coupable pouvait être facilement surprise et punie d’une amende qui enlèverait un quart de la fortune de l’homme aimé, quel est celui qui s’exposerait aux dangers d’être aimé si chèrement ?… »

— Je m’endurcis donc en songeant que nous ne faisons jamais aux hommes que le mal qu’ils voudraient nous faire.

§

L’aspect de ce comédien m’a singulièrement frappée. — Il m’a fait comprendre les élans de la passion. — Il était résolu, violent, désordonné. — Il a joué ce rôle avec une énergie et une fierté sauvages. — Quand il a pris cette femme par les épaules… quand de sa main puissante il l’a jetée à genoux, il a été superbe… Son front était bien menaçant, sa jalousie bien inexorable… — Et puis sa voix mâle, un peu rauque, avait un vibrement profond, presque léonin. — Cette mièvre princesse de Ksernika était avec moi dans l’avant-scène ; elle s’est écriée en ricanant qu’il avait l’air de rugir. — L’imbécile ! elle veut sans doute que le lion roucoule.

§

Dans la scène d’amour ce comédien a eu un moment d’admirable expression ; il n’a pas sournoisement larronné le baiser qu’il prend à la jeune fille, il l’a enlevé en maître, avec audace… avec une fougue presque brutale…

§

En sortant, comme je louais beaucoup Stéphen (c’est le nom de ce comédien), tandis que la princesse Ksernika l’attaquait comme elle peut attaquer, la pauvre femme, M. de Lancry ne s’est-il pas avisé de me faire observer, avec la plus respectueuse mesure, il est vrai, que je défendais peut-être Stéphen un peu chaudement… — J’ai regardé fixement M. de Lancry de mon regard noir… — Il a compris sa faute… — Il était trop tard… J’ai souri de mon plus doux sourire, et m’appuyant coquettement sur son bras, je lui ai dit tout bas… bien bas, que j’écrirais le lendemain matin à Stéphen pour lui demander de me donner des leçons de déclamation, l’envie d’apprendre à jouer la comédie m’étant venue subitement. — (Je n’en veux rien faire, bien entendu.) Comme le mari de Mathilde, abasourdi de cette cruelle confidence, s’est échappé jusqu’à s’écrier, dans son douloureux étonnement, que ce nouveau caprice était au moins bizarre, j’ai redoublé la douceur de mon sourire, et je l’ai prévenu qu’il irait le surlendemain me chercher lui-même une loge pour voir jouer Stéphen dans la même pièce, et que je voulais qu’une petite salle de spectacle fût immédiatement construite dans le jardin de l’hôtel de Maran.

§

Ces ordres seront exécutés ; je n’en doute malheureusement pas… Ce Gontran est assez lâche et assez sot pour ne jamais me donner la distraction d’un refus ou d’une impossibilité. Il ressemble à ma jument Stella… elle est si insupportablement bien dressée, que sa docilité m’irrite… Je la bats de colère… de n’avoir pas de raison pour la battre…

§

L’architecte de M. de Lancry est venu me soumettre plusieurs plans de salles de spectacle ; je ne les ai pas trouvées assez riches. — Je veux quelque chose qui rappelle, dans de petites proportions, celle du château de Versailles, et surtout que cela soit construit tout de suite. — La nuit porte conseil : tantôt j’ai dit au mari de Mathilde qu’au lieu de me louer

pour demain soir une loge au théâtre de Stéphen, il la louerait pour six mois afin d’avoir le droit de la faire arranger, car ce petit théâtre du boulevard est horrible, et je compte y aller quelquefois ; — meubles, glaces et tentures seront en place demain. Gontran a trente-six heures d’avance ; pour lui, l’homme aux surprises magnifiques, c’est plus de temps qu’il n’en faut.

§

Je reviens de l’ambassade ; ce bal était merveilleux ; je me sentais très en beauté, pourtant je me suis ennuyée à périr… Que ces hommages dont on m’accable sont insipides et monotones. — Et puis… se dire qu’on n’a qu’à vouloir pour enlever tous ces empressés à leurs maîtresses ou à leurs femmes… c’est repoussant de facilité. Pour donner du piquant, du montant à une faiblesse, il n’y a rien tel que des principes ou des obstacles… — Hélas !… je suis réduite aux obstacles… Mais pour en rencontrer… je suis trop à la mode et les hommes sont trop grossièrement, trop facilement infidèles à leurs amours. — Oh ! si je pouvais trouver un être insensible à mes séductions, quelle gloire d’en triompher ?

§

Cette pensée m’a donné de l’humeur, ma cour s’en est aperçue… J’étais nerveuse… agacée… J’ai fait plusieurs exécutions féminines et masculines qui ont beaucoup amusé mademoiselle de Maran. Décidément elle raffole de moi. — Notre haine commune contre Mathilde nous a pour toujours soudées l’une et l’autre ; et puis je l’égaie… — Elle vieillit ; elle aurait horreur de la solitude où sa méchanceté la reléguerait nécessairement… Peu m’importe de l’abandonner un jour… si mon destin m’appelle ailleurs.

§

Le mari de Mathilde s’est surpassé, j’ai trouvé cette loge arrangée à merveille ; tout le fond était occupé par une immense jardinière (utile précaution à ce théâtre). Mais à quoi bon ? je ne remettrai plus les pieds dans cette salle… mes illusions sont détruites… À la seconde représentation, Stéphen, qui m’avait d’abord tant frappée, tant émue, m’a paru détestable, laid, vulgaire… Où avais-je donc l’esprit et les yeux ? Au fait, je ne me plains pas de cette première impression, si différente de la seconde ; elle m’a donné l’idée d’avoir un théâtre, et je suis enchantée de jouer la comédie.

§

Je viens de jouer Célimène. — Cette petite salle était charmante. — Selon notre public, j’ai dit à merveille et avec un très grand air. C’est très amusant. Il paraît que, dans mon rôle de mademoiselle Déjazet, j’ai fait tourner toutes les têtes… par mon effronterie provocante… — Que les hommes sont sots et vains ! Quand ils s’enchantent de voir une femme montrer une hardiesse impudente, ils s’imaginent que cette affectation de cynisme doit être à leur intention et à leur profit. — Ils ne comprennent donc pas, dans leur stupide orgueil, qu’on les compte d’autant moins qu’on risque davantage en leur présence ! — Après cette petite pièce, le mari de Mathilde est venu à moi d’un air glorieux, croyant probablement que le choix de ce rôle était de ma part une déclaration de principes à son usage ; je l’ai reçu de telle sorte qu’il s’en est allé honteux et confus.

§

La vie que je mène est quelquefois atroce… de néant et d’ennui, cependant ; aux yeux de tous, aux miens même, il n’y a pas d’existence plus fortunée que la mienne. — J’ai enfin joui de ce luxe, de cette renommée d’élégance que j’ambitionnais tant. — Je suis une femme à la mode dans toute l’acception du terme. — Je règne sur une fraction de la meilleure compagnie de Paris. Les hommes les plus aimables sont à mes pieds ; mes rivales me redoutent et m’exècrent. — Je leur suis assez supérieure pour pouvoir être toujours très bonne femme avec elles. — Je finis de les désespérer en dédaignant profondément l’amant qu’elles m’envient, et en les défiant de porter atteinte à une fidélité dont je me raille. — Comme les conquérants usurpateurs, je me suis faite toute seule ce que je suis ; — d’un nom presque ridicule, j’ai fait un symbole d’élégance et de distinction ; on copie mes toilettes, on cite mes reparties, on envié mes succès ; mes préférences mettent un homme à la mode, mes moqueries le noient à jamais. — Quand j’arrive dans un bal, toutes les femmes prennent aussitôt d’une main rude leurs adorateurs en laisse, et je ne vois que regards de haine et de jalousie ; je n’entends que chuchotements aigres ou reproches courroucés… — Mais qu’une fleur de mon bouquet tombe à mes pieds, tous les adorateurs rompent leurs cordes et se précipitent pour la ramasser… à la plus grande mortification d’une infinité de belles dames, qui rappellent en vain ces ingrats effarés. — Tout cela est charmant… Pourtant il me manque quelque chose… ou plutôt tout me manque. Je n’aime pas, je n’ai jamais aimé… Oh ! que je voudrais aimer !…

§

— Un jour j’avais cru ressentir une de ces commotions sourdes, mais profondes, qui annoncent l’orage de la passion… comme les premiers roulements de la foudre annoncent la tempête… mais, hélas ! cet espoir a été aussi vain… que ma comparaison est ridiculement ampoulée. — Cependant, un homme pareil à celui dont je me souviens… eût compris comment je voulais être aimée, que j’aurais tout abandonné pour lui… — Sans doute j’aurais vécu dans la misère, dans l’abjection, dans les larmes ; il m’aurait battue, trahie, chassée… mais au moins j’aurais aimé, j’aurais eu des moments de passion sublime… je me serais sentie relevée à mes propres yeux.

§

Relevée ! Est-ce donc qu’un secret instinct me dit que, comme le feu… la douleur purifie ? — Serait-ce donc une réhabilitation que je chercherais dans l’amour ? — Non… non… je n’ai pas de remords… je ne dois pas, je ne veux pas en avoir. — Une seule fois je me suis apitoyée sur Mathilde… je me suis montrée envers elle aussi bonne, aussi généreuse que ma nature me permettait de l’être, et j’en ai été cruellement punie.

§

— Comment ne haïrais-je pas M. de Lancry ? — Quelquefois malgré moi (ce sont mes jours maudits), je sens des bouffées de honte me monter au front en songeant que c’est à son odieuse ingratitude envers sa femme que je dois la vie splendide que je mène. — En vain j’ai fait des compromis avec ma conscience, en vain je me suis dit qu’il n’y avait rien de plus immatériel que les plaisirs dont je jouissais, — en vain j’ai traité le mari de Mathilde comme un misérable, du jour où il a osé m’offrir autre chose que des fleurs et des sérénades… Oh ! il est certaines coupes dont le déboire est plein d’amertume et de fiel…

§

— Cette fois, je suis frappée au cœur… oh ! bien au cœur… Je veux écrire ici cette date. — Enfin d’aujourd’hui, heureuse ou malheureuse, ma vie aimante va commencer. — Enfin j’ai trouvé l’homme de mes rêves ! — Il ne m’a pas vue, il n’a fait que passer… Je ne sais ni son nom, ni ce qu’il est ; mais fût-il le premier ou le dernier des hommes, je sens que je l’aimerai, je sens que je l’aime, je lui appartiens. — Quelle physionomie haute et fière !… Quelle démarche à la fois leste et hardie ! — Et ce teint basané, et ces lèvres rouges, et ses sourcils noirs, et ces grands yeux gris ! Mais quand de pareils yeux daignent seulement s’abaisser sur vous, on doit tomber à genoux en disant : Seigneur… ordonnez, voici votre esclave. — Et cet inconnu qui peut-il être !

§

Quelle est donc cette puissance invisible, mystérieuse, à laquelle j’obéis ? Cet homme ne m’a pas dit un mot, son regard ne s’est pas arrêté sur moi, et je me sens soumise, dominée !… — Mon angoisse profonde me dit que ma destinée s’accomplit.

§

Rien de moins romanesque que ma rencontre avec cet inconnu. Je traversais les Tuileries à pied. Arrivée dans l’un des quinconces, je vis devant moi un homme qui marchait lentement. Sa taille, sa tournure, m’avaient déjà paru remarquables ; il se retourna comme s’il se fût trompé de chemin par distraction. Alors, oh ! alors… À son aspect, je n’ai pu m’empêcher de m’arrêter. — Il ne m’a pas aperçue… il s’est éloigné. Il n’était plus là que je le contemplais encore.

§

Quel est cet homme ? — Quel est cet homme ? Je ne l’ai jamais vu dans le monde. — Il n’importe… je sais qu’il existe… — Le reverrai-je jamais ? — Oui… oui, je ne l’aurais pas rencontré sans cela. — Il existe ; cela explique, cela justifie mes mépris pour tous les hommes. Oui, pour tous… ceux-là même qui se sont cru des droits sur moi ne sont-ils pas ceux que j’ai le plus abreuvés de dédain et d’outrage ? — Ont-ils eu, non pas de l’empire, mais la moindre influence sur mon cœur, sur mon âme ou sur mon esprit ? — Certaines insouciances ne sont-elles pas le comble de l’indifférence et de l’insulte ? — le mari de Mathilde l’a dit et l’a prouvé. — Un homme n’est pas un esclave.

§

Misère du ciel !… c’est l’amant de Mathilde… c’est le marquis de Rochegune !

Cet homme singulier et remarquable, dont tout le monde parle, qui est arrivé depuis quelques jours, et que j’étais si curieuse de connaître — c’est lui… c’est lui… — Il aime Mathilde… elle l’aime… — Oh ! quand je disais que j’avais raison, que j’avais le droit d’exécrer cette femme ! — Voilà donc le secret de la haine implacable que je lui porte depuis son enfance ! — Mon instinct me disait qu’elle aimerait un jour l’homme qui serait ma destinée tout entière…

§

Elle l’aime… elle… elle ! mais elle en est indigne ; n’a-t-elle pas aimé, passionnément aimé son insipide et misérable Gontran ! — Oh ! que je suis fière… moi… de n’avoir au contraire rien aimé jusqu’ici ! — que je suis fière d’avoir senti que je ne devais rien aimer avant d’avoir connu mon maître, mon despote. — Et je me plaignais ! mais c’est à genoux, à deux genoux que je devrais remercier le hasard qui, jusqu’ici, m’a rendue insensible.

§

J’ai horreur de moi-même et de tout ce qui m’entoure. — Maintenant, je le sens, je suis une malheureuse créature dégradée. — Jamais un tel homme ne voudra seulement abaisser les yeux jusqu’à moi ; c’est à cette heure que je mesure la profondeur de l’abîme de fange et d’infamie où je suis tombée. — Jamais je ne pourrai laver cette souillure. — De quels stupides paradoxes me suis-je bercée ?… me croire digne de lui… moi… moi !… Oh ! profanation ! — Est-ce que j’oserais seulement le regarder… lui parler !… Lui parler !… mais je mourrais de confusion… — Ah ! maintenant je comprends la timidité… ou plutôt la honte !

§

Je ne veux plus rester dans la maison de mademoiselle de Maran. — Ce luxe me révolte ; — je voudrais pouvoir me cacher à tous les yeux. — Pour jouir de ce luxe, je me suis vendue comme une infâme. — Les malheureuses que le besoin conduit à leur perte sont des anges auprès de moi. — Je hais la lumière du jour, il me semble que dans l’obscurité je sens moins mon ignominie. — Comme il l’aime… comme elle l’aime ! — Quelle générosité ! quelle fierté ! quel courage ! Quelle auréole d’honneur, de patriotisme, de loyauté chevaleresque, rayonne autour du noble nom de cet homme ! — À cette seule pensée je suis éblouie. — Et Mathilde, comme on l’aime aussi… comme on l’approuve, comme on l’admire de l’aimer autant ! — Comme le rapprochement de ces deux belles âmes est magnifique ! que leur amour est pur et grand !… — Et ce Gontran… ce Gontran qui les raille… le misérable… Est-ce qu’il peut comprendre ?… Dieu merci, il ne les comprend pas…

§

Je suis folle. — Cachée dans un fiacre, je suis allée passer encore deux heures devant sa maison, espérant le voir sortir, le voir… seulement le voir… car, pour rien au monde, je ne m’exposerais à soutenir son regard dans le monde ; je mourrais de frayeur et de honte ; — je ne trouverais pas un mot à balbutier. — Depuis plus d’un mois j’ai abandonné toute société ; — à peine je descends chez mademoiselle de Maran, où je suis pourtant bien sûre de ne pas le rencontrer. — J’ai attendu longtemps à sa porte, il est sorti à pied. — Je l’ai fait suivre par la voiture où j’étais toujours cachée. — Il est allé chez Mathilde ; il y est resté jusqu’à six heures. — Oh ! qu’elle est heureuse ! — je n’ai plus la force de l’envier, de la haïr : je ne sais que souffrir. — Malgré moi, je suis obligée de l’avouer… ils sont dignes l’un de l’autre.

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Pleure… pleure… malheureuse… pleure des larmes de sang et de rage…Va… meurs de désespoir, surtout qu’on ignore ton fol amour. Pour toi il n’y aurait pas assez de moqueries et d’insultes.

Pourtant, si j’avais vu plus tôt cet homme, ma vie eût été toute autre… Elle eût été aussi belle, aussi honorable qu’elle a été coupable et désordonnée. — Du moins elle ne le sera pas plus longtemps, — il ne me connaîtra jamais, il ne saura jamais que je l’aime ; mais la flamme qu’il a allumée en moi aura purifié ma vie. — Aujourd’hui, j’ai pris mes dispositions pour quitter l’hôtel de Maran ; — je n’ai plus rien, je serai pauvre, je travaillerai ou je mourrai, mais je serai libre et digne de penser à lui… — Penser à lui… oh ! cela impose de grands devoirs…

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Toute mon énergie s’est réveillée. — Demain, j’abandonnerai cette maison ; mais cette nuit… je lui parlerai. — Oui, j’aurai ce courage. — Une idée m’a frappée, — c’est le bal de la Mi-Carême à l’Opéra ; je lui donnerai un rendez-vous ; ma lettre sera conçue de telle sorte qu’il croira qu’il s’agit de quelque timide infortune ; je suis sûre qu’il viendra. Aurai-je la force de l’aborder, je ne sais. — À cette seule idée, ma faiblesse, mes doutes reviennent. — Ah ! je suis lâche, j’ai peur, je tremble. — Avec quelle émotion je relirai un jour ces lignes que j’écris maintenant ! — il me semble que sur ce papier muet, que dans ces notes si rapides, je retrouverai mes souvenirs presque vivants ; — que je suis heureuse de pouvoir au moins conserver une trace visible de ce qui se passe en moi aujourd’hui… à cette heure.

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Je lui ai parlé… mon Dieu ! je lui ai parlé ; — il a senti le battement de mon cœur ; j’ai appuyé mon bras au sien. — Mes lèvres ont craintivement baisé sa main, sa noble main ; — mes larmes l’ont mouillée. — Il a bien voulu me répondre avec bonté. — Jamais faveur souveraine n’a été reçue avec une reconnaissance plus passionnée… — jamais paroles royales n’ont été écoutées, dévorées, avec un recueillement à la fois plus avide et plus tremblant ; — le masque m’a rendu mon courage : à figure découverte je n’aurais pas trouvé une parole… — J’avais la fièvre, mes joues étaient empourprées. — Il prenait plaisir à m’entendre, parce que je lui faisais l’éloge de Mathilde… cet éloge me brûlait les lèvres, mais je suis devenue éloquente pour la louer davantage encore. — Je l’ai vu sourire avec mépris et aversion quand j’ai prononcé mon nom. — Pour lui plaire encore, j’ai flétri avec indignation l’infamie de ma conduite ; je n’ai pas trouvé d’expressions assez amères pour m’accuser… — Oh ! cette amertume désespérée, je la ressentais ; jamais je n’avais plus douloureusement mesuré la distance infranchissable que le passé mettait entre moi et cet homme sublime.

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Et puis, en m’entendant exalter ainsi ce qu’il chérissait, maudire ce qu’il détestait, il paraissait si heureux… — Oh ! en ce moment, il m’aurait dit d’aimer Mathilde que je crois que je l’aurais aimée. — Et lui, que d’esprit ! que de grâce ! que de génie ! quelles pensées fières ! — Ce caractère hardi applique aux vertus rares et difficiles l’audace aventureuse, la présomptueuse énergie que les autres appliquent aux vices faciles et vulgaires : — il m’a fait comprendre les exaltations les plus pures et les plus saintes. — Il m’a conféré je ne sais quelle haute noblesse de l’âme, comme un roi qui octroie la chevalerie.

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J’ai abandonné l’hôtel de Maran. — Je ne reverrai plus M. de Lancry. — Je suis enfin sortie de cette atmosphère de honte et de dégradation qui m’étouffait. — Je ne changerais pas maintenant ma pauvre petite demeure pour tous les palais du monde.

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M. de Rochegune ne me verra jamais, — je n’entendrai plus jamais sa voix ; — jamais il ne saura qu’il a parlé avec douceur, avec bonté, à la femme qu’il déteste, qu’il méprise le plus au monde. — Pourtant, je lui serai pour toujours aussi passionnément fidèle… aussi amoureusement dévouée… que s’il m’avait permis de l’aimer. — Oh ! oui… oui… je prends bien la pureté de leur amour — je la comprends mieux que Mathilde peut-être. — Oui, plus qu’elle peut-être je serais maintenant capable des sacrifices qu’un tel amour impose. — Chez elle, une vertueuse résolution n’est que la conséquence de ses principes… Y faillir un jour ne serait pour elle que manquer à ses devoirs. — Moi, désormais je n’y faillirai jamais, parce que, principes, honneur, chasteté, pudeur, cet homme m’a tout révélé, tout donné, et que ce serait lui et non la vertu qu’il faudrait oublier.

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Je suis épouvantée des ravages que cette passion fait en moi… ma tête s’égare, les plus sinistres projets me traversent l’esprit. — Oh ! s’il connaissait mon amour il aurait pitié de moi. — Oui, je suis sûre qu’il m’aimerait, qu’il me préférerait à Mathilde. — Après tout, quelle influence a-t-il eue sur cette femme ? aucune ! — Elle était honnête et pure. Elle est restée honnête et pure. — Moi, j’étais dépravée, j’étais perdue… Et parce que je l’ai vu… et parce qu’il m’a dit quelques paroles douces et bonnes, et parce que je l’aime… je suis devenue aussi pure, aussi honnête que Mathilde. — Et encore qui sait ? Est-elle restée pure ?… Oh ! si elle avait fait une faute, combien il serait plus fier de son influence sur moi ! — De Mathilde… vertueuse, il n’aurait fait qu’une femme coupable ; — de moi coupable, il aurait fait une femme vertueuse ! — Cela ne serait il pas plus beau ? — cela ne serait-il pas plus digne de sa grande âme ? — Lui qui aime tout ce qui est généreux et grand, serait-il insensible à la transformation qu’il a faite ?…

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Oui, cela est vrai, il m’a transformée, il m’a donné des remords que jusqu’ici je n’avais pas eus. — Ma conduite envers mon mari m’apparaît dans toute son horreur. — Mon cœur s’est brisé en pensant à cet être si généreux et dévoué, qui m’aimait avec tant d’idolâtrie, et que j’ai abandonné pour un homme que je méprisais.

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Autrefois je n’aurais pas un instant hésité de prendre la résolution que je viens de prendre. — Eh bien !… pendant deux jours, j’ai lutté… j’ai combattu, oh ! douloureusement combattu ; — mais l’intérêt de mon amour l’emporte ; — cet amour est ma vie maintenant. — Ce n’est pas de l’égoïsme, de la cruauté ; c’est de l’instinct de conservation… J’ai un moyen sûr de séparer M. de Rochegune de Mathilde : — je vais écrire à Gontran sans lui dire où je suis, je lui promettrai de le revoir s’il peut décider Mathilde à revenir habiter avec lui. — Je le sais, je risque de pousser leur passion à l’extrême… de les forcer à fuir peut-être pour échapper à M. de Lancry ; mais je ne peux pas être plus malheureuse que je ne le suis ; — je ne puis rien perdre, je puis tout gagner.

Gontran ne résistera pas à cette demande ; mon influence sur lui est absolue, j’en suis certaine. — Mais une fois Mathilde au pouvoir de M. de Lancry, que ferai-je, moi ?… Oserai-je affronter les regards de celui dont la seule pensée me trouble, m’impose, me consterne et m’enivre ? — N’aime-t-il pas Mathilde avec passion ? — S’il peut seulement soupçonner que c’est moi qui ai causé son retour auprès de son mari, quelle horreur, quelle haine je lui inspirerai ! — Eh bien ! il ne me haïra pas plus qu’il ne me hait maintenant ! — Oh ! c’est un abîme !… un abîme !… — Il n’importe… je risque ma dernière, mon unique espérance…

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Quel prodige ! Est-ce un rêve ? — Il y a quatre jours à peine que j’ai écrit à M. de Lancry, et je reçois de lui, à l’adresse que Zéphyrine lui a indiquée, non-seulement l’assurance que Mathilde habitera désormais avec lui, mais encore une lettre de celle-ci, dans laquelle elle prend librement, volontairement, cette résolution que je croyais devoir lui coûter plus que la vie… — Encore une fois, est-ce un rêve ? — J’ai envoyé Zéphyrine, qui connaît un des gens de M. de Rochegune, s’informer…

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Zéphyrine vient de revenir. — Je tremble, j’ai peur. — Il est des bonheurs si soudains, si foudroyants, qu’on ne peut y croire ; ils épouvantent. — Depuis quatre jours, M. de Rochegune, absorbé dans un violent chagrin, n’est pas allé chez Mathilde ! — Elle est redevenue folle de son mari. — C’est le bruit public. — Cela est-il possible ? Mon Dieu… non, je ne puis encore le croire… Si cela était… si cela était, je pourrais tout espérer.