Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie IV/25

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Gosselin (Tome VIp. 183-192).
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Quatrième partie


CHAPITRE XXV.

LA DEMANDE.


Que dirai-je de plus ? La parole de M. de Rochegune était sacrée. Avec sa délicatesse ordinaire, il comprit la nécessité de laisser croire à Emma qu’il l’aimait depuis longtemps. Je me chargeai de faire sa demande à madame de Richeville.

Je courus chez elle… Avant de lui parler, je voulus voir Emma.

Je renonce à exprimer sa surprise, sa joie, son ivresse, lorsque je lui appris et le retour de M. de Rochegune, et la demande de mariage que je venais faire à madame de Richeville.

Cette chère enfant me promit de paraître très étonnée lorsque la duchesse lui apprendrait cette bonne nouvelle.

Mon mensonge ne pouvait donc être découvert ni de ce côté, ni du côté de M. de Rochegune.

J’entrai chez madame de Richeville.

— Je viens de voir Emma, elle va beaucoup mieux — lui dis-je.

Madame de Richeville secoua tristement la tête.

— Je suis sûre qu’Emma me cache quelque chagrin. M. Gérard cherche en vain la cause de cette maladie de langueur… Il faut que cette malheureuse enfant ait une peine profonde et secrète qui la tue. En vain je l’interroge… Souvent je viens à penser qu’elle connaît le mystère de sa naissance, et pourtant rien ne me prouve que mes craintes soient fondées… à ce sujet.

— Votre médecin ne vous a-t-il pas dit qu’Emma était affectée d’une maladie nerveuse ?… Vous le savez, la cause de ces affections est souvent aussi inexplicable que la rapidité de leur guérison…

— Hélas ! rien n’est aussi plus rapide que leurs rechutes. Voyez : il y a quinze jours, Emma se portait à merveille… et maintenant… quelles inquiétudes ne me donne-t-elle pas !…

— Tous vos amis ont partagé votre anxiété, tous se réjouiront de l’espérance que vous devez concevoir… Parmi eux, je n’ai pas besoin de vous citer M. de Rochegune ; je l’ai vu ce matin.

— Il est arrivé ?

— Oui, et il m’a fait part d’une résolution très importante ; c’était pour y réfléchir plus mûrement qu’il était allé passer quelque temps dans la solitude. Ainsi que vous devez le croire, sa vie est maintenant… bouleversée.

— Hélas ! ma pauvre Mathilde ! on ne peut vous faire de reproches ; vous avez obéi à la voix impérieuse du devoir… Mais M. de Rochegune est bien malheureux.

— Il l’a été beaucoup ; à cette heure… il l’est moins. Vous le connaissez… son caractère est faible ; il n’use pas sa force à se raidir contre l’impossible, il a le courage d’envisager l’avenir tel qu’il doit l’accepter… il lui est resté pour moi un attachement sincère, mais son amour n’a pu résister à la rude épreuve que je lui ai imposée ; souvent il vous l’a dit lui-même…

— Oui, je ne vous le cache pas, Mathilde, il m’a bien souvent répété avec désespoir que votre retour à votre mari avait tué son amour, que la Mathilde d’autrefois était comme morte pour lui.

— Mon amie, M. de Rochegune dit bien rarement de vaines paroles… Dans cette circonstance, comme toujours, il a été sincère… Il est complétement détaché de moi ; la preuve de cela… je vais bien vous étonner, c’est qu’il désire se marier.

— Lui ! lui ! c’est impossible !

— Son absence, ainsi que je vous l’ai dit, n’a eu pour but que de réfléchir plus à loisir à cette grave détermination. Dans quelques années, l’âge mûr commencera pour lui. Il est isolé… l’avenir l’inquiète… lui semble sombre, désert. Il ne m’aime plus d’amour… ainsi qu’il vous l’a dit, et il ne ment jamais : ce sentiment est mort en lui… Par cela même que je tenais une grande place dans sa vie, et que je ne l’y tiens plus, il sent le besoin de se créer des liens durables, de chercher le bonheur dans les pures affections de la famille.

— Lui !… se marier… se marier — répéta madame de Richeville avec surprise ; — et c’est à vous, à vous qu’il fait cette confidence ?

— Je suis toujours son amie… ne devait-il pas m’instruire d’un projet si important ?

— Sans doute… Mathilde… et pourtant vous consulter à ce sujet… vous, qu’il a tant aimée… c’est presque cruel !

— J’ai vu dans cette confidence non de la cruauté, mais de l’affection… Comme lui, j’ai froidement envisagé sa position ; que voulez-vous qu’il fasse désormais ? Ne trouvez-vous pas naturel qu’il songe à l’avenir ?… la femme qu’il choisira ne sera t-elle pas bien heureuse ? Vous connaissez la bonté de son cœur, la noblesse de son caractère ; et s’il se marie ; c’est qu’il se sait capable d’assurer le bonheur de celle qu’il épousera…

— Oh ! je n’en doute pas… tous les liens, tous les devoirs sont sacrés pour lui.

— Eh bien alors… pourquoi vous étonner de son désir de se marier ?…

— Ah ! Mathilde… il n’y avait qu’une femme digne de lui.

— Je ne pense pas tout à fait comme vous, mon amie ; mais je crois que M. de Rochegune, à cause même de ses rares qualités… doit être aussi difficile à marier qu’Emma par exemple.

— Ah ! Mathilde, à cette heure, je voudrais n’avoir que cette préoccupation.

— Rassurez-vous — lui dis-je — vous n’aurez bientôt plus qu’à vous occuper du soin de lui trouver un mari…

— Hélas ! vous savez toutes mes craintes à ce sujet.

— Vous allez me prendre pour une folle, mais je vous dirai pour elle ce que vous disiez pour M. de Rochegune : Il n’y a qu’un homme digne d’elle, et c’est lui.

— Qui !… lui ?…

M. de Rochegune.

M. de Rochegune !

— Certainement.

M. de Rochegune ! M. de Rochegune !… En effet, ma pauvre Mathilde, vous êtes folle.

— Pas si folle peut-être.

M. de Rochegune !

— Mais oui. Qu’y a-t-il donc là de si étonnant ? le croyez-vous homme à s’inquiéter de la naissance d’Emma ? le croyez-vous capable de songer à sa fortune ?

— Nullement… mais de sa vie il ne pensera, il n’a pensé à Emma.

— Mais enfin supposez qu’il y pense.

— Lui ? c’est impossible !

— Supposez-le… Ne seriez-vous pas heureuse, bienheureuse ?

— Quelle question !… mais à quoi bon ces rêves ?

— Et si ce n’étaient pas des rêves ?

— Comment ?

— Et si M. de Rochegune, frappé de toutes les adorables qualités d’Emma, qu’il a pu apprécier depuis longtemps, en était épris, non pas peut-être d’un amour violent, exalté, mais d’un amour sérieux, grave, qui n’attend que le mariage pour devenir passionné… Mais si M. de Rochegune, enfin, vous demandait sa main, la lui donneriez-vous ?

— Mathilde, Mathilde… voici la première fois que vous me causez un sentiment de chagrin… Emma ne me donnerait pas les inquiétudes qu’elle me donne… que cette triste plaisanterie…

— Par le souvenir de ma mère, mon amie, ce que je vous dis est vrai ; M. de Rochegune m’a priée de vous demander la main d’Emma, et, si elle y consent, le mariage se fera le plus tôt possible.

Ces paroles étaient sous une invocation si sacrée pour moi, que madame de Richeville fut obligée de me croire.

Je renonce à peindre son saisissement, sa joie, son étonnement redoublés par la joie et l’ivresse d’Emma, qui, du reste, me garda fidèlement le secret…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tout était accompli.

Je l’avouerai, tant que je pus avoir un doute sur l’heureuse issue de mon projet, mes craintes, mes incertitudes, mes angoisses suffirent pour me distraire… Mais arrivée au terme que je m’étais proposé, j’eus un moment d’abattement désespéré.

Ma tâche était accomplie. Emma serait heureuse, M. de Rochegune serait heureux ; mais moi… moi…

Je dirai tout…

Tant que M. de Rochegune considéra son mariage avec Emma comme une sorte de sacrifice, tant que je le vis presque malgré lui sous l’influence de mon souvenir, j’éprouvai une sorte de satisfaction mélancolique, mon dévouement me coûtait moins.

Mais lorsque peu à peu il subit le charme irrésistible de cette enfant, qu’il voyait pour ainsi dire renaître et revivre sous son regard ; mais lorsqu’il découvrit les trésors de cette âme angélique, mais lorsqu’il me dit avec effusion qu’il n’y avait peut-être qu’une femme au monde capable de le consoler de mon abandon, et que cette femme était Emma… mais lorsqu’il me dit que le bonheur qu’il me devrait lui ferait sans doute oublier un jour… les chagrins que je lui avais causés… oh ! alors, je l’avoue, j’eus de bien amers, de bien douloureux ressentiments… J’en avais honte… j’en savais l’indignité, mais je ne pouvais leur échapper.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Bientôt ce mariage fut la nouvelle de tout Paris.

Les uns y virent une preuve de dépit ou d’inconstance de la part de M. de Rochegune ; d’autres un tour de force de madame de Richeville, qui était arrivée à ses fins à force de finesse et d’habileté ; pour d’autres, ce fut un mariage d’inclination ; plusieurs, enfin, affirmèrent que M. de Rochegune, avant tout possédé du besoin de faire parler de lui, n’avait considéré dans cette union qu’une originalité, car il n’était pas supposable que l’on donnât cent mille écus de rente à une pauvre orpheline sans une arrière-pensée quelconque.

Le mariage devait se faire à Rochegune dès que les formalités le permettraient.