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Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie IV/26

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Gosselin (Tome VIp. 193-210).
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Quatrième partie


CHAPITRE XXVI.

UN MARIAGE.


Je n’ai pas parlé de ma vie intérieure pendant cette période ; les funestes communications de M. Lugarto avaient complètement cessé. Je m’étais familiarisée avec mes premières craintes : Blondeau couchait dans ma chambre. Comme je mangeais fort peu et que je redoutais toujours quelque trahison, elle préparait elle-même mes repas avec des précautions infinies.

J’avais fait clouer solidement la boiserie qui servait de cachette. On sourira sans doute de mon héroïque résolution, mais j’avais acheté un poignard très acéré qui restait toujours près de mon lit.

Pendant les premiers temps qui suivirent la réception de la lettre de M. Lugarto, j’eus des rêves horribles ; mais peu à peu ils cessèrent : je m’habituai à cette position qui m’avait d’abord semblé effrayante et presque intolérable.

Je voyais rarement M. de Lancry ; il avait sans doute perdu tout espoir de retrouver Ursule, malgré la soumission avec laquelle il avait obéi à ses ordres à mon égard.

Si j’avais insisté auprès de mon mari pour obtenir notre séparation, il y aurait peut-être consenti ; mais, pour mille raisons que l’on comprend, j’étais obligée non-seulement de rester quelque temps encore dans cette position, mais de paraître l’accepter avec joie.

Ma vie était très uniforme ; je voyais presque tous les jours madame de Richeville et Emma, je ne recevais personne chez moi. Le jour, je dessinais, je brodais ; puis j’allais faire quelques promenades au parc de Monceaux, ou quelques visites au bon prince d’Héricourt et à sa femme, qui m’avaient conservé leur amitié, tout en me grondant avec bienveillance au sujet de mon fol amour et de mon dévouement si mal placé.

J’attendais avec impatience le mariage de M. de Rochegune. Alors je comptais me retirer à Maran, que Madame de Richeville avait racheté sous son nom ; je lui avais aussi confié mes diamants qui me venaient de ma mère, ils valaient, je crois, plus de cinquante mille écus. Mon mari avait tout tenté pour me forcer de les lui livrer ; j’avais toujours résisté ; comptant en faire un jour le prix de notre séparation légale.

S’il acceptait, comme je devais le croire, il ne me serait alors que trop facile de dire et de faire croire que M. de Lancry s’était lassé de la vie que nous menions, et que j’avais été encore une fois dupe de mon dévouement. On ne s’intéresserait pas sans doute à une victime aussi stupide que je l’étais, mais je me consolerais en rompant enfin mon horrible chaîne.

Un fait assez insignifiant en lui-même me fit prendre une résolution qui eut plus tard de funestes conséquences.

Depuis quelque temps rien ne me faisait soupçonner la funeste influence de M. Lugarto, lorsqu’un jour je crus m’apercevoir de quelque dérangement dans le classement d’une assez grande quantité de lettres que j’avais serrées dans un coffret d’écaille dont je portais toujours la clef sur moi.

Aucune lettre ne me manquait, mais il me sembla que le coffret avait été ouvert en mon absence.

Je ne pouvais mettre un instant en doute la fidélité de Blondeau ; mais quoique je n’eussé pas de raison de soupçonner l’autre domestique que j’avais, songeant à la puissance de l’or de M. Lugarto et à ses ressources de corruption je me décidai à ne garder chez moi aucun de mes papiers importants.

Dans ce nombre il y avait ma correspondance avec Emma, correspondance qui prouvait la part que j’avais eue à son mariage, ainsi que plusieurs lettres de M. de Rochegune, dans lesquelles il me parlait de la maladie d’Emma, du chagrin où il était de ne pouvoir que se désoler, puisqu’il n’aurait épousé cette enfant que par pitié, etc., etc.

Il m’était donc impossible de confier ces lettres à M. de Rochegune ou à madame de Richeville, un hasard pouvant leur découvrir ce que j’avais tant d’intérêt à leur cacher ; elle et lui étaient, d’ailleurs, comme moi, l’objet de la haine de M. Lugarto, et ces papiers n’eussent pas, sous ce rapport, été plus en sûreté là que chez moi. Je ne savais à qui les remettre, lorsque je songeai à M. de Senneville.

Je le voyais souvent chez sa tante ; on me l’avait dit homme d’honneur, sûr et secret. Je le priai de me garder ce dépôt…

Il fut convenu avec lui que, lorsque j’aurais quelques papiers à joindre à ceux que je lui enverrais, Blondeau irait chez lui et les placerait dans la cassette, dont elle aurait la clef.

M. de Senneville mit la meilleure grâce du monde à me rendre ce léger service. Je craignais tellement l’espionnage de M. Lugarto et le terrible usage qu’il aurait pu faire de cette correspondance, s’il avait su où la surprendre, que je priai M. de Senneville de venir une fois chez moi le soir, afin qu’il pût emporter ce coffret sans être vu.

M. de Senneville eut le tact de ne pas me parler des soins qu’il m’avait rendus autrefois ; il sentit qu’il eût été de très mauvais goût de paraître renouveler ses prétentions à propos de l’obligation que je contractais envers lui.

Je reçus cette lettre de M. de Rochegune quelques jours après son départ pour sa terre où s’était fait son mariage.


« Rochegune, 20 octobre 1836.

« Emma est ma femme ; c’est à vous, noble et sincère amie, que je viens rendre grâce de ce bonheur. Il est votre ouvrage, vos prévisions se sont réalisées, je marche maintenant dans la vie d’un pas libre et sûr, devant moi l’horizon s’éclaircit, de jour en jour il devient plus pur. Vos conseils m’ont rattaché à l’existence par des liens sacrés… Avoir des liens, c’est avoir des devoirs, et l’accomplissement d’un devoir a toujours été pour moi un sérieux plaisir.

« Je tiens à vous écrire parce que mon mariage doit être un événement dans votre vie. Plus je m’éloigne du temps où vous avez renversé mes espérances, plus la raison reprend d’empire sur moi ; plus mon esprit se dégage des basses préoccupations qui l’avaient obscurci, plus je m’applaudis d’avoir suivi vos conseils.

« Vous avez été ce que j’ai aimé le plus au monde ; vous êtes, vous serez ce que désormais j’estimerai le plus religieusement. Je vous dois de connaître un bonheur que je ne soupçonnais pas, le bonheur de vivre dans une autre ; ou plutôt de faire vivre une autre personne, par cela seulement qu’on vit pour elle.

« J’éprouve pour Emma un attachement tout à part. Elle m’est tellement identifiée, assimilée, j’ai la conscience et la preuve d’avoir sur elle une influence si directe, pour ne pas dire si vitale, que je suis à la fois heureux, fier et inquiet de mon action.

« Rien de plus attendrissant, de plus charmant que la naïve extase avec laquelle elle considère parfois la vie que je lui ai faite. Vous aviez raison, Mathilde, son bonheur m’a rendu heureux, son amour m’a rendu presque amoureux.

« Pourquoi vous le cacherais-je ? ce n’est pas là… l’amour que je ressentais pour vous… celui-là a été tué tout entier, tout d’un coup. Il est mort sans dépérissement, sans agonie ; il a été foudroyé dans sa grandeur et dans sa force.

« Je vous l’ai dit souvent, les morts ne vieillissent pas dans la tombe ; s’ils sortaient par miracle de leur sépulcre, ils revivraient tels qu’ils y sont descendus… Eh bien ! il en est de même de mon amour pour vous ; s’il revivait par miracle, il revivrait tel qu’il était lorsqu’il a été subitement frappé au cœur.

« Non, non, grâce au ciel, et heureusement pour moi, pour vous et pour Emma, le sentiment qu’elle m’inspire n’est pas composé de débris du nôtre : c’est un sentiment jeune et vierge qu’elle seule peut-être pouvait me faire éprouver ; car son amour ne ressemble à celui d’aucune femme, et ce sont les amours pareils qui font les amours pareils.

« Je ne puis avancer d’un pas dans la voie généreuse où vous m’avez engagé sans me dire : Mathilde avait raison ; — sans me rappeler ces nobles et saintes paroles : — Lorsqu’on est forcé de renoncer à ce qui aurait pu faire notre félicité sur la terre, que nous reste-t-il sinon de nous consoler en rendant les autres aussi heureux que nous aurions voulu l’être ?

« Comme vous le disiez, je suis quelquefois tenté de me croire un peu dieu en voyant le bonheur de ceux qui m’entourent. Je ne puis vous peindre le profond ravissement de cette bonne duchesse. Elle ne peut croire encore à ce mariage. Quelquefois elle attache sur moi ses yeux humides de larmes en me disant : — C’est donc bien vrai, ce n’est pas un songe, vous avez pris mon enfant dans votre paradis ! — Et puis, quelquefois, malgré moi, elle m’attriste en s’écriant avec effroi : — Cette félicité est trop parfaite, quelque malheur nous menace !

« Je la rassure autant que je le puis, mais elle est superstitieuse comme tous les gens qui ont éprouvé de violents chagrins ; sans vous, sans votre insistance, qui m’a fait sortir de la morne apathie où j’étais plongé, moi aussi je serais devenu fataliste…

« Nous avons agité la question de savoir s’il était opportun de préparer Emma à la révélation du secret de sa naissance : je ne le pense pas ; la délicatesse et la sensibilité d’Emma sont telles, que je craindrais que cette révélation ne lui devînt une source continuelle de chagrins en occasionnant une lutte douloureuse entre ses principes, qui lui feraient accuser sa mère, et sa tendresse, qui la lui ferait défendre.

« Si la fatalité veut qu’elle apprenne un jour ce secret, ce sera un grand malheur, je le sais, mais à quoi bon le devancer ?

« Nous resterons à Rochegune jusqu’au mois de février ou de mars ; Emma le désire. Je ne vous dis pas nos regrets en songeant que nous ne nous verrons pas ; vous savez, hélas ! de qui viennent les obstacles.

« Je me console en pensant que vous êtes heureuse. Je vous connais : la pauvreté vous est de peu ; vous êtes même capable d’y trouver des charmes, pour n’avoir pas à la reprocher à votre mari.

« Puisque je vous écris, je dois tout vous dire. Lorsque j’ai prononcé le mot qui m’unissait pour toujours à Emma, j’ai ressenti un mouvement de poignante amertume. Ce mariage était le dernier pas que je devais faire pour être irrévocablement séparé de vous ; jusqu’alors, quoique je n’eusse conservé aucun espoir, quoique vous ne vous appartinssiez plus, moi, du moins, j’étais resté libre.

« Cette émotion douloureuse fut bientôt effacée… je me trouve heureux du présent. Je ne puis dire que je ne regrette pas, que je ne regretterai pas toujours le passé ; mais j’ai de précieuses espérances pour l’avenir.

« Je me défierais de mon sentiment pour Emma s’il était plus vif qu’il ne l’est à cette heure ; tel qu’il est, il suffit à la joie, au bonheur de cette adorable enfant, et il doit nécessairement grandir encore.

« Ce qui me frappe dans Emma, c’est surtout un sens d’une droiture, d’une rectitude, d’une élévation qui me rappellent beaucoup ces parties saillantes de votre caractère ; et puis, par une imitation enfantine qui a sa source dans son attachement pour vous, elle a pris plusieurs de vos habitudes, votre manière de vous coiffer, jusqu’à certaines de vos inflexions de voix : vous pensez si cela me charme.

« Adieu, bien tendrement adieu ; il me semble que maintenant nos deux positions sont égalisées, et que je sens renaître pour vous cette affection douce et calme d’autrefois : peut-être même plus calme encore, car malgré moi je pressentais vaguement dans l’avenir les agitations de l’amour passionné.

« Maintenant ces folles ardeurs sont des cendres à jamais refroidies.

« Adieu et merci encore, Mathilde ; sans vous non-seulement j’aurais causé la mort de cette enfant que j’aime si tendrement à cette heure, mais je traînerais une vie misérable, stérile, et peut-être dégradée : car je ne pense jamais sans effroi qu’il y a eu un moment où j’ai regretté de ne pas trouver à votre infernale cousine son audace et son cynisme habituels.

« Si elle m’était apparue ainsi que je la souhaitais, égaré par mon désespoir, qui m’aurait fait subir son charme fatal, je me serais peut-être accouplé à cette âme perdue ; peut être j’aurais, comme elle, employé au mal l’énergie et les facultés que Dieu avait mises en moi à d’autres fins.

« Vous le savez, plus on s’éloigne du péril, plus on le considère de sang-froid, plus on juge de son étendue… Eh bien ! je vous le répète… je vous l’avoue, ce danger fut grand, très grand ; il a fallu l’absurde préoccupation de cette femme pour ne pas voir, dans l’impatience avec laquelle j’écoutais ses vertueuses homélies, mon désir de l’entendre me parler un autre langage.

« Oh, Mathilde ! il n’y a rien de plus effrayant, de plus indomptable que les écarts d’un homme de bien qui se croit en droit de renier, de mépriser ce qu’il a jusqu’alors respecté.

« Tenez, quand je pense à ce qui aurait pu résulter du rapprochement du caractère d’Ursule et du mien, je suis épouvanté ; dans ces circonstances, une fois sous l’influence du génie diabolique de cette femme, je ne sais jusqu’où nous ne serions pas allés.

« Me voici bien loin de mon angélique Emma… pauvre enfant, elle ne pourrait pas croire à Ursule… mais… c’est justement lorsqu’on est calme dans le port qu’on aime à se rappeler les tempêtes qu’on a bravées ; c’est parce que l’avenir est riant et paisible que je me plais à me rappeler de quels sinistres orages il aurait pu être assombri ; c’est parce que je suis heureux de bercer sur mon cœur cette enfant candide, que j’évoque la fatale physionomie d’Ursule… »

J’en étais à ce passage de la lettre de M. de Rochegune, lorsque j’entendis un bruit de voix dans le petit salon qui précédait ma chambre à coucher ; et tout à coup je vis entrer M. Sécherin pâle… égaré.

— Au nom du ciel… venez… venez… — s’écria-t-il. — Elle se meurt… elle veut vous voir !

— Qui… se meurt ? — lui dis-je épouvantée, ne voulant pas croire qu’il s’agît d’Ursule, malgré tout le mal qu’elle m’avait fait.

— Je vous dis qu’Ursule se meurt… se meurt… et je ne suis pas là… Mais venez donc… chaque minute de retard, c’est une minute de sa vie que je perds !

— Ursule ! Ursule ! répétai-je en joignant les mains de stupeur et d’effroi.

— Ah ! vous êtes impitoyable !… Puisque moi… je suis venu à sa prière… vous pouvez bien venir aussi… vous ! Je vous dis qu’elle se meurt… que les minutes sont comptées… et je ne suis pas là ! répétait ce malheureux en cherchant à m’entraîner.

Je pris à la hâte un châle, un chapeau ; je le suivis machinalement.

Un fiacre nous attendait, nous y montâmes ; il partit rapidement.

M. Sécherin, défait, les yeux rouges, ardents, les traits contractés par les tressaillements du désespoir, semblait à peine s’apercevoir de ma présence ; il prononçait des paroles sans suite, ne songeait qu’à accélérer la marche de notre cocher par toutes les promesses possibles.

— Mais quand avez-vous appris cette funeste nouvelle ? — lui dis-je — son état est-il donc tout à fait sans ressource ? n’y a-t-il plus d’espoir ?

Il me regarda fixement.

— Avec la dose de poison qu’elle a prise, de l’espoir !… s’écria-t-il avec un éclat de rire convulsif.

— Elle s’est empoisonnée… Ursule ?

Sans me répondre, il me prit la main avec violence, et me dit d’une voix sourde.

— Et je ne pourrai tuer votre mari qu’une fois !…

— Ne songez pas à la vengeance… songez à sauver cette infortunée… s’il en est temps encore… Et votre mère ?

— Ma mère — s’écria-t-il — ma mère est ici… mon Dieu… nous n’arriverons pas… Ursule sera morte… Vous verrez qu’elle sera morte…

— Mais comment avez-vous appris cette funeste nouvelle ?

— Par une lettre… seulement quelques lignes d’elle. — Si je voulais la voir une dernière fois — me disait-elle — il fallait accourir à Paris… Ma mère… implacable… comme elle l’est toujours… Ah ! ce cocher… quelle lenteur… elle sera morte !

— Hé bien, votre mère ? — lui dis-je pour tâcher de l’arracher à cette pénible préoccupation.

— Oh ! ma mère ! — reprit-il d’une voix brève, saccadée, dans une sorte de demi-délire effrayant — oh ! ma mère a tout de suite dit : — C’est une comédie qu’elle joue pour obtenir son pardon !! — Une comédie !… Cette lettre sentait la mort !… Je ne m’y suis pas trompé, moi… Je suis accouru de Rouvray… ma mère m’a suivi… Une comédie !… Vous allez voir… si vous reconnaissez seulement sa pauvre figure mourante !… Et puis les derniers vœux des mourants… c’est sacré… Ah ! nous approchons… Pourvu qu’elle vive assez pour me pardonner ma dureté… non pas ma dureté… ma faiblesse… car c’est par faiblesse que j’ai cédé à la haine de ma mère contre elle. Et voilà ce qui arrive !… voilà ce qui arrive… Une pauvre créature fait une faute : au lieu d’être indulgent… au lieu d’être bon… au lieu de la ramener au bien à force de générosité… on la chasse comme une infâme… on la maudit… Alors elle… que voulez-vous ?… elle s’exalte dans le mal, elle se perd tout à fait… Et puis un jour, comme au fond il lui est resté du cœur… un jour… les remords viennent, la vie lui est à charge… elle s’empoisonne… et alors on dit : Bah !… comédie… comédie… Voilà ce qu’a fait ma mère par haine… voilà ce que j’ai fait par faiblesse.

— Mais les médecins, que pensent-ils ?

— Les médecins ? — ajouta-t-il avec ce sourire convulsif et cet air égaré qui m’effrayait — les médecins… n’ont pas dit comme ma mère : C’est une comédie !… Eux… ils ont dit… — C’est une femme morte… Alors j’ai crié à ma mère : — Eh bien ! vous voilà contente… vous entendez… C’est une femme morte !… Ah !… nous voici arrivés… C’est ici ! — s’écria-t-il.

La voiture s’arrêta.

M. Sécherin descendit précipitamment. Je le suivis en hâte.