Maud/Chapitre 01

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Maison de la Bonne presse (p. 3-11).

MAUD[1]



CHAPITRE PREMIER


Mouzonville est une sous-préfecture qu’on trouve quelque part en Lorraine. Une de ces petites sous-préfectures où dans certaines rues l’apparition d’un passant est un événement, qui fait soulever par d’invisibles mains les rideaux des fenêtres. Au reste, ville assez coquette, et il existe encore de pittoresques vestiges moyenâgeux susceptibles d’intéresser les archéologues. Deux paroisses. Un collège de garçons, qui fut renommé, et un collège de filles.

La jeunesse masculine — et même féminine — s’y livre naturellement à tous les genres de sports, et Mouzonville s’enorgueillit d’un stade authentique, encore que plutôt exigu, situé le long du Mouzon, près de la vieille promenade des Marronniers.

Non loin de cette promenade, sur le flanc de la hauteur qui borde de ce côté la vallée du petit cours d’eau, se trouve une propriété où l’on accède par un chemin traversant la prairie. Propriété d’ailleurs modeste : un assez grand jardin, quelques arbres, le tout clôturé de murs, et, aux milieu, une maison d’un étage, toute simple, assez bien entretenue. Cette propriété est connue à Mouzonville sous le nom de Mon-Espoir.

Ainsi que toutes les choses terrestres, Mon-Espoir avait eu des avatars divers que nous regrettons de ne pouvoir conter, faute de temps et surtout de place. Qu’il suffise de savoir que sa situation à une distance relativement considérable de la ville, et surtout le mauvais état des chemins qui y conduisaient en rendaient la localisation assez difficile. Si bien qu’en dépit de la crise des logements à la fin de la guerre et même après, Mon-Espoir resta un certains temps inhabité.

Enfin, certain jour d’automne, un amateur se présenta chez Me Blazier, le notaire de la rue Neuve que le propriétaire de Mon-Espoir avait chargé de ses intérêts.

Cet amateur était étranger au pays. Il venait de Paris, mais se disait originaire du Nord, ainsi, du reste, que l’indiquait son nom suffisamment flamand de Govaërts (Henri). Il paraissait âgé d’une trentaine d’années tout au plus. Dans tous les cas, ses mouvements étaient étonnamment vifs, et son allure souple et aisée. En sa qualité d’homme du Nord, il était blond, et une barbe presque dorée ornait son visage long et pâle, aux yeux d’un bleu d’acier, dont le clair regard était à la fois froid et hardi. Pour le reste, fort bien mis, quoique sans recherche excessive, et d’apparence très convenable.

En compagnie du notaire, cet Henri Govaërts visita donc Mon-Espoir, et parut trouver la propriété à sa convenance.

Toutefois, avant de donner son acceptation définitive, il tint à s’assurer si l’étroit chemin coupé d’ornières profondes et aussi mal entretenu que possible qui à travers la prairie donne accès à Mon-Espoir était à la rigueur praticable pour une automobile.

Après avoir attentivement examiné ledit chemin sur (out son parcours il crut finalement pouvoir conclure par l’affirmative, et se déclara lors prêt à signer un bail de trois, six ou neuf, en payant une année d’avance.

La semaine suivante, c’est-à-dire au commencement de novembre, Henri Govaërts s’installait à Mon-Espoir.

Installation d’ailleurs rapide, l’habitation que Me Blazier baptisait pompeusement du nom de villa étant louée toute meublée.

Le nouveau locataire n’eut donc à amener avec lui que de menus bagages et un certain nombre de caisses grandes et petites contenant pour la plupart des instruments ou des ustensiles de laboratoire, à la fois fragiles et compliqués.

En plus de ces bagages et de ces caisses, Govaërts avait amené avec lui son auto — un petit landaulet peint en jaune clair — et aussi le valet de chambre qui lui servait en même temps d’aide et de chauffeur, et qu’il appelait Émile.

Émile était un homme entre deux âges, plutôt grand, maigre, brun de teint et de cheveux, au visage fermé, presque sombre. D’humeur taciturne, en public du moins, il ne prononçait peut-être pas trente paroles dans la journée.

D’après son maître, il ne s’agissait pas moins d’un serviteur de ressource, qui savait faire beaucoup de choses, sauf toutefois la cuisine, ce qui obligea Govaërts à chercher dans Mouzonville une bonne susceptible de faire en même temps une cuisinière.

Ledit Govaërts tenait par-dessus tout à avoir quelqu’un de sérieux, dût-il s’agir d’une personne déjà âgée ; et il finit par s’entendre avec la mère Frossart.

La mère Frossart habitait l’étroite, rapide et pittoresque rue du Putoir C’était une veuve de guerre sans enfants ayant dépassé la quarantaine, au physique plutôt corpulente, au moral parfaitement honnête et respectable, à qui l’on ne pouvait guère reprocher qu’une intelligence plutôt bornée et une grande crédulité. On la disait couramment capable de croire que la lune était tombée une belle nuit au milieu de la place Carrière. Au reste, très brave femme, nous le répétons, et bonne cuisinière.

L’ayant mise sous ce rapport à l’épreuve, Govaërts s’en déclara satisfait. Et il fut entendu que la mère Frossart, qui préférait coucher chez elle, devrait être tous les matins pour 7 heures à Mon-Espoir pour regagner son home tous les soirs à 8 heures.


L’installation d’un nouveau locataire à Mon-Espoir était passée presque inaperçue dans Mouzonville.

Le mouvement considérable de population et surtout de troupes qui s’était produit en ville durant le cours de la guerre avait un peu émoussé le sens de la curiosité chez les Mouzonvillois, et même chez les Mouzonvilloises. D’autre part, Mon-Espoir, nous l’avons dit, se trouve tout à fait à l’écart de la ville. Enfin, l’existence que menait là Govaërts ne semblait pas être de celles qui éveillent particulièrement la curiosité.

Par la mère Frossart, qui n’eût pas été femme si elle n’avait été curieuse et bavarde, on savait, en effet, à peu près tout ce qui se passait à Mon-Espoir, et l’on fut vite au courant du genre de vie ainsi que des habitudes du nouveau locataire.

Govaërts se levait le matin entre 7 et 8 heures, faisait une courte toilette, absorbait une tasse de chocolat, puis se rendait dans la pièce du rez-de-chaussée qui lui servait à la fois de cabinet de travail et de laboratoire, et où il travaillait généralement jusqu’à midi.

Lorsqu’on demandait à la mère Frossart à quoi s’occupait exactement son patron, la bonne femme répondait qu’il s’agissait de choses dont elle ne pouvait retenir le nom, qui, toutefois, se terminait en gie.

Après déjeuner, Govaërts allait faire une promenade soit dans les Crans, ce pittoresque cirque en gradins qui domine la vallée du Mouzon en face de Mon-Espoir, soit dans les bois qui bordent la route d’Epinal, soit dans les environs de la grotte de l’Enfer, de l’autre côté de Rebeuville. Ou bien, armé de sa ligne à brochet, il allait pêcher au vif dans le Mouzon. Ou bien encore il sortait son auto, et seul, ou avec Émile, allait faire environs une randonnée de quelques dizaines de kilomètres.

De temps en temps aussi, il se rendait en ville où on le voyait en curieux, la canne sous le bras, les mains dans les poches de dessus, en fumant cigarette sur cigarette, et où il commençait à être connu, Me Blazier ayant eu l’occasion de le présenter successivement à plusieurs de ses amis.

Généralement, on s’accordait à le trouver sympathique, les dames disaient même intéressant, avec son allure aisée, ses yeux bleus derrière, un pince-nez de cristal, son visage long et pâle, sa barbe blonde et soignée, qui, suivant certaines, lui donnait un air distingué.

Govaërts ne se dérobait d’ailleurs pas aux relations, mais il ne les recherchait pas non plus. Il était plutôt courtois que véritablement aimable et, parlant qu’à bon escient, disait toujours des choses justes. Généralement, il s’exprimait correctement, avec une sorte d’éloquence nerveuse, entremêlée parfois d’expressions argotiques inattendues, dont il s’excusait aussitôt par une explication de ce genre :

— D’avoir passé près de trois ans au front avec mes poilus pendant la guerre, j’ai fini par leur emprunter leur langage.

On le voyait rarement sourire, et on sentait en lui un fond de gravité, peut-être même de tristesse. Du reste, on tenait de lui-même que peu de mois auparavant il était à la tête d’une importante maison de commerce que, dégoûté de l’effort, et se trouvant d’ailleurs suffisamment riche, il avait cédée « à la suite d’une épreuve cruelle ».

Comme il n’en disait pas plus, on fut quelque temps dans Mouzonville à se demande quelle pouvait bien avoir été cette épreuve.

Tout d’abord, de l’avoir vu s’installer seul à Mon-Espoir, on l’avait cru célibataire. Mais on avait fini par repérer à son annulaire une magnifique alliance. D’autre part, par la suite, la mère Frossart affirma avoir à plusieurs reprises surpris son maître en contemplation devant une photographie qui devait être celle d’une jeune femme.

D’où l’on conclut que Govaërts avait été et était peut-être encore marié. La question était de savoir s’il avait perdu sa femme, ou s’il s’était séparé d’elle, ou elle de lui.


Les choses en étaient là lorsqu’un jour du milieu de décembre, au courrier du matin, Govaërts reçut une lettre timbrée de Paris.

Il arrivait d’ailleurs assez souvent à Mon-Espoir des lettres timbrées de Paris. Mais après avoir lu celle-là, Govaërts manifesta les symptômes d’une émotion presque joyeuse ; et, appelant la mère Frossart, il lui donna l’ordre de mettre en état deux des pièces du premier étage, en ajoutant qu’elles étaient destinées à « Madame » qui allait à arriver.

Naïvement, la mère Frossart manifesta alors sa surprise, et aussi sa curiosité. Curiosité que, complaisamment, son maître crut devoir satisfaire. Ce fut ainsi que la brave femme apprit ce qu’il en étant exactement de la situation matrimoniale de Govaërts.

Situation pénible, d’ailleurs. Car Govaërts était bien marié. Mais sa jeune femme était atteinte d’une affection nerveuse qui nécessitait son internement dans une maison de santé.

Suite d’une émotion violente, ressentie lors d’un incendie, survenu en pleine nuit, d’un hôtel où, tout nouveaux mariés, Govaërts et sa jeune femme se trouvaient, au cours de leur voyage de noces. C’était en Suisse. Pour sauver sa femme, Govaërts dut traverser les flammes en la portant dans ses bras. Lorsqu’ils furent hors de danger et qu’il la déposa à terre, elle ne le reconnaissait plus.

— Non… Jeanne ne me reconnaissait plus… répéta Govaërts. Elle me regardait d’un air effrayé en disant : « Pourquoi n’avez-vous pas sauvé Henri en même temps que moi ? Laissez-moi retourner là-haut. Je veux sauver Henri, ou mourir avec lui… » Elle se débattait, elle me repoussait, et l’ont dut le retenir de force, pour l’empêcher de se précipiter dans le brasier.

— Jésus !… dit en joignant les mains la mère Frossart apitoyée. Et il y avait longtemps que étiez marié, Monsieur ?

— À peine deux mois. Cela se passait dans le courant de l’an dernier.

— Et depuis ?

— Depuis, grâce à Dieu et aux bons soins d’un docteur de mes amis spécialisé dans le traitement des affections nerveuses, l’état de ma pauvre Jeanne s’est amélioré, et il y a déjà quelques temps que mon ami m’a fait entrevoir la possibilité de me la rendre. C’est dans cette éventualité que j’ai loué Mon-Espoir, où Jeanne trouvera l’ambiance à la fois reposante et salubre nécessaire à son état. Bref, je pense que Madame sera ici dans une huitaine, peut-être avant. J’ajoute qu’il ne résultera pour vous de la présence de ma femme aucun surcroît de peine. Son complet rétablissement demandera en effet encore quelques mois, et jusque-là le docteur me conseille d’attacher à son service une personne qui ne devra pas la perdre de vue, et qu’il me procurera.

— Alors, Madame serait tout de même encore un peu… chose ? s’informa ingénument la mère Frossart.

— Oui et non. La mesure en question est surtout une mesure de prudence. Il y a six semaines, pour la première fois, Jeanne a semblé me reconnaître ; et pour le reste ses facultés s’améliorent de jour en jour, elle raisonne à peu près bien sur toutes choses. Dans tous les cas, il n’y a absolument rien à redouter de la pauvre chère créature, et je suis sûr que vous l’aimerez tout de suite.

— Ah ! bon… fit alors la mère Frossart, qui parut rassurée. Parce que, vous savez, si elle avait été méchante…

Sur quoi, Govaërts la pria de garder pour elle les détails pénibles qu’il venait de lui confier, et de dire simplement que sa femme relevait d’une longue maladie.

Naturellement, la mère Frossart protesta de sa discrétion ; et non moins naturellement grâce à elle toutes les commères de la place Carrière et du Putoir savaient dès le lendemain en quoi consistait la « cruelle épreuve » à laquelle Govaërts avait plusieurs fois fait allusion. La nature du malheur qui l’avait frappé et les circonstances romanesques dans lesquelles ce malheur était arrivé ne firent d’ailleurs qu’augmenter la sympathie qu’on commençait à éprouver pour lui.

Quoi qu’il en fût, à Mon-Espoir on se mit en devoir de faire les préparatifs nécessaires.

Deux des pièces du premier étage furent mises en état.

Ces deux pièces communiquaient entre elles, et l’on ne pouvait accéder à l’une, qu’on appelait celle du fond, qu’en passant dans l’autre, la première en arrivant du couloir, sur lequel elle s’ouvrait directement.

Cette première pièce, éclairée par une fenêtre qui donnait du côté du chemin, fut réservée à la personne qui devait garder la malade, et être pour celle-ci une femme de chambre en même temps qu’une surveillante.

La chambre du fond, un peu plus grande, était destinée à la jeune Mme Govaërts. De cette chambre, on avait une vue agréable, sur la vallée et les Crans. Govaërts en fit remettre en état la fenêtre et remplacer les persiennes en bois à moitié vermoulues par de solides persiennes en fer, auxquelles il fit ajouter un dispositif de son cru, d’ailleurs très simple, permettant de les cadenasser à volonté.

— De la sorte, expliqua-t-il, en certaines circonstances et notamment la nuit, il sera possible de laisser seule la malade, sans redouter une fugue.

Quoique confortable, en somme, l’ameublement de cette pièce était plutôt simple : un lit de coin, un fauteuil de repos, trois sièges, un guéridon, une table, un poêle de faïence, une petite bibliothèque garnie de livres, et, derrière un paravent, une toilette. À la fenêtre, de lourds doubles rideaux.

La pièce précédente fut plus simplement meublée encore, et la porte faisant communiquer les deux chambres munie d’une serrure.


Ce ne fut qu’à la fin du mois — du mois de décembre — qu’un jour après déjeuner, Émile, aux aguets dans la partie du jardon formant terrasse, vint avertir laconiquement son maître de l’arrivée d’une auto.

Il s’agissait d’une puissante limousine, qui, bientôt, stoppa devant l’entrée de la propriété, où déjà Govaërts était arrivé.

La portière s’ouvrit aussitôt et une femme descendit.

Cette femme, qui paraissait âgée d’une quarantaine d’années, était d’aspect commun, en dépit d’une toilette plutôt recherchée. Elle commença par sortir de la voiture trois valises, puis offrit à l’intérieur la main à quelqu’un qui descendit.

C’était, cette fois, une toute jeune femme qui pouvait être âgée de vingt à vingt-deux ans tout au plus, blonde avec des yeux bleus, plutôt jolie que vraiment belle, mais dont le doux visage, pour l’instant empreint d’une tristesse et d’une anxiété visibles, inspirait tout de suite une instinctive sympathie. Cette jeune femme était vêtue avec élégance à la fois sobre et riche, et dès qu’il la vit Gorvaërts s’approcha vivement d’elle en s’écriant :

— Enfin, vous, ma chère Jeanne… Comment vous sentez-vous ? Vous avez fait bon voyage, j’espère ?

À l’aspect de son mari, la jeune Mme Govaërts avait eu un mouvement de recul comme instinctif, d’ailleurs aussitôt réprimé. Ce fut sans une parole qu’elle laissa Govaërts prendre sa main gantée, mais on eût pu voir trembler ses lèvres et s’empourprer légèrement son visage, pendant que, gardant affectueusement cette main dans les siennes, Govaërts poursuivait :

— Vous devez être un peu fatiguée, n’est-ce pas ? Venez… Tout es prêt pour vous recevoir. Venez, chérie… répéta-t-il.

À ce mot de chérie, le regard de la jeune femme étincela soudain, comme de colère ou d’indignation, D’un mouvement brusque, elle retira sa main d’entre celles de son mari, en même temps qu’elle jetait les yeux autour d’elle, avec, dans le regard, une expression de détresse angoissée qui faisait songer à une gazelle traquée et cherchant à fuir.

Mais son mari était tout près d’elle. La femme descendue avant elle restait à deux pas, ne la quittant pas du regard ; et de l’autre côté se trouvait la limousine, dans l’intérieur de laquelle la voix de quelqu’un qu’on ne voyait pas se fit entendre, une voix d’homme un peu gutturale et empreinte d’un léger accent étranger, semblait-il :

— Eh bien ! Madame, vous ne reconnaissez pas votre mari ?

Le ton était calme, mais impérieux, et l’on y discernait comme le frémissement d’une froide menace.

Aussitôt, le visage de la jeune femme pâlit et s’altéra. Et, levant les yeux vers Govaërts, elle s’efforça de lui sourire en balbutiant :

— Excusez-moi, mon… mon ami… Mais je suis très fatigué, et j’éprouve le besoin de me reposer…

— Je vais vous faire les honneurs de votre home, ma chère Jeanne. Mais auparavant, je désirerais saluer le docteur. Voudriez-vous, avec Madame, aller m’attendre dans le jardin ?

Guidées par Émile qui, sur un signe de son maître, s’était avancé, les deux femmes pénétrèrent dans la propriété, pendant que Govaërts s’approchait de la limousine en prononçant à très haute voix :

— Eh bien ! docteur, vous ne descendez pas ?

— Impossible, mon cher… répondit la voix qu’on avait déjà entendue.

— Quoi ! Vous ne me ferez même pas le plaisir de déjeuner à la maison comme c’était entendu ?

— Je regrette. Je regrette beaucoup. Mais réellement je ne puis pas, je vous assure. Il faut, en effet, que je me trouve à Paris avant 8 heures, et dois repartir tout de suite.

D’un regard rapide, Govaërts s’assura que nul ne se trouvait plus à proximité du véhicule. Puis, se penchant à l’intérieur, il se mit à causer à voix basse avec le personnage qui s’y trouvait.

Cette conversation dura deux minutes peut-être. Puis Govaërts referma la portière.

Aussitôt, le chauffeur, qui était resté sur son siège, remit le moteur en marche, et avec une habileté consommée réussit à retourner le véhicule en dépit du peu d’espace dont il disposait. Après quoi il descendit lentement le chemin en pente douce qui menait à la prairie, au milieu de laquelle il s’engagea avec précaution.

Un instant encore, Govaërts suivit des yeux le puissant véhicule ; puis, pensif, il rentra dans la propriété, dont il referma soigneusement à clé la porte grillée.


C’était une belle journée d’hiver, à peine froide, nuageuse, avec d’assez fréquente éclaircies.

Une de ces éclaircies venait de se produire ; et, debout près de Julie devant la maison la jeune Mme Govaërts regardait la campagne ensoleillée.

Devant elle, les pittoresques gradins des Crans, limitaient sa vue. À droite, c’était l’échappée de la vallée sinueuse. À gauche, enfin, la tache sombre des Marronniers, qui, à distance, semblait adossée à l’escarpement sur lequel on distinguait comme accroupi le chevet de l’église Saint-Nicolas, dont la haute flèche s’élançait hardiment dans la brume légère.

— Que dites-vous de ce point de vue, ma chère Jeanne ? dit Govaërts en s’approchant. Très pittoresque, n’est-ce pas ?

Au son de la voix de son mari, la jeune femme tressaillit, puis rougit faiblement.

— Je suis réellement fatiguée, dit-elle sans répondre, et désirerais me reposer.

— Je vais donc vous conduire chez vous.

Et comme, poussée par le démon de la curiosité et n’y tenant plus, la mère Frossart venait d’apparaître sur la porte :

— Voilà notre cuisinière… ajouta Govaërts. Un cordon bleu émérite, doublée d’une brave et honnête femme, qui ne demandera qu’à vous aimer, j’en suis sûr. N’est-ce pas, Madame Frossart ?

— Oh ! oui… répondit la bonne femme, tout de suite entraînée par une sympathie instinctive vers cette douce créature qui paraissait si triste et si malheureuse.

Levant alors les yeux, Mme Govaërts examina un instant cette bonne figure empreinte d’honnêteté et de bonté naïve ; et comme pour la remercier elle finit par sourire à la cuisinière, d’un faible et triste sourire qui serra le cœur de la mère Frossart.

— Et voici mon valet de chambre, dit encore Govaërts en désignant Émile qui venait de se saisir de deux des trois valises posées à terre.

Mais le regard de la jeune femme s’arrêta à peine sur le visage comme du taciturne domestique.

— Il me tarde de me trouver chez moi, dit-elle. Montrez-moi le chemin, voulez-vous ?


Après avoir fait déposer les valises dans la chambre du premier préparée pour la malade, Govaërts congédia les domestiques et resta seul en compagnie de sa femme, avec laquelle il eut une conversation d’une dizaine de minutes.

Lorsqu’il sortit, il semblait soucieux, et même un peu sombre.

Pour se retirer, il dut traverser la pièce précédente, dans laquelle trouvait l’étrangère qui avait accompagné la malade. Et il fronça sourcils en voyant cette femme près de la porte qui faisait communiquer deux pièces.

— Vous écoutiez… dit-il d’une voix brève et dure.

— Non, Monsieur. Je vous jure que non… balbutia la femme,

Un instant, il la considéra d’un regard aigu qui semblait vouloir fouiller jusqu’au fond de l’âme. Puis, d’un ton moins dur :

— Je dois vous appeler Julie, m’a-t-on dit ?

— Oui, Monsieur.

— Vous savez ce que vous avez à faire ?

— Oui, Monsieur.

— Ne pas quitter Madame lorsqu’elle est dehors, je veux dire dans le jardin, car, sous aucun prétexte, vous le savez, elle ne doit sortir de la propriété. Le reste du temps, votre place est dans cette chambre, à la disposition de Madame, qui vous appellera lorsqu’elle aura besoin de vous. N’entrer chez elle que lorsqu’elle vous appellera. On vous montera vos repas ici, mais c’est vous, naturellement, qui servirez Madame chez elle. Avoir pour Madame, non seulement tous les soins, mais tous les égards possibles, On vous a dit tout cela, n’est-ce pas ?

— Oui, Monsieur.

— En cas de besoin, vous saurez que la chambre où je couche se trouve presque en face de la vôtre.

— Bien, Monsieur.

— En principe, vous non plus ne devez pas sortir de la propriété. Mais vous avez demandé à ce que de temps en temps vous soit octroyé un congé de deux jours, que vous serez libre de passer où il vous plaira, sauf à Mouzonville, où vous ne devez séjourner sous aucun prétexte. C’est toujours bien cela ?

— Oui, Monsieur.

— À ce sujet, je vous demanderai de bien vouloir m’avertir quelques jours à l’avance de l’époque à laquelle vous comptez profiter de votre congé.

— Je vous avertirai, Monsieur.

— Je n’ajouterai plus qu’une chose : pas trop de curiosité, pas d’indiscrétions, pas de bavardages : je ne le pardonnerais pas. En revanche, si votre service est fait comme il doit l’être, vous n aurez pas à vous plaindre de moi. Je vous autorise à vous renseigner à ce sujet près d’Émile, qui pourra vous dire comment, suivant le cas, je sais récompenser ou punir.

Ces mots prononcés avec un calme glacé parurent impressionner Julie, qui assura que Monsieur pouvait être tranquille, qu’il serait satisfait d’elle. Govaërts ne répondit pas. Il restait là, comme hésitant, en regardant la porte de l’autre côté de laquelle se trouvait sa femme. Puis il finit par demander à Julie si « elle croyait à quelque chose… »

— J’ai cru, je ne crois plus… répondit Julie, que cette question inattendue tendue parut surprendre.

Un instant encore, Govaërts resta silencieux et pensif. Puis il se décida à prendre congé de Julie, et à descendre.


Dans le couloir du rez-de-chaussée, il rencontra la mère Frossart, à laquelle il dit :

— Demain, lorsque vous vous rendrez en ville pour vos courses, il faudra songer à acheter un crucifix. Et aussi un paroissien, ajouta-t-il. Quelque chose de convenable…

Et comme la cuisinière le regardait avec un étonnement non dissimulé, car elle savait que si bon maître qu’il fût pour elle, Govaërts n’en était pas moins parfaitement incroyant :

— C’est pour Madame… expliqua-t-il. Elle n’est pas encore en état de se rendre à l’église, vous comprenez ? Alors, elle désire pouvoir prier chez elle.

  1. Voir les Prétendants de Miss Strawford, no 133 de la collection des « Romans populaires ».