Maud/Chapitre 02

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Maison de la Bonne presse (p. 11-15).


CHAPITRE II


Il n’y avait pas encore un mois que Norberat, Raibaud et Aramond avaient réintégré leur home ; le premier à Lyon, le second à Rouen, et le troisième à Nancy, et ils étaient à peine remis de leurs fatigues et guéris de leurs blessures, d’ailleurs légères[1], lorsque tous trois reçurent à peu près en même temps, la visite d’un des notaires de leur localité, qui, après s’être minutieusement renseigné sur leur identité, fit à chacun des jeunes gens la même communication inattendue.

— Un donateur qui tient à rester inconnu me charge de vous remettre, Monsieur, une somme de quinze cent mille francs, en possession de laquelle vous pourrez entrer immédiatement…

Aucune autre explication. À Rouen, comme à Lyon ou à Nancy, à toutes les questions posées par chacun des jeunes-gens, l’officier ministériel répondit qu’il ne pouvait rien dire de plus. Pour le reste, la donation était régulièrement faite, et les bénéficiaires sans aucune appréhension.

Pour les officiers ministériels, cette acceptation ne pouvait d’ailleurs pas faire de doute, chacun d’eux ayant vu tout de suite à quel client il avait affaire : un garçon très comme il faut, certes, et pourvu d’une situation honorable, mais en somme sans fortune pourrait seulement hésiter à accepter la coquette aubaine d’un million et demi lui tombant du ciel ?

Or, et comme si leurs clients s’étaient donné le mot, à leur grand étonnement, les notaires en question reçurent la même réponse. Aramond à Nancy, Norberat à Lyon et Raibaud à Rouen répondirent :

— Je vous remercie, Maître. Mais, avant d’accepter, je demande à réfléchir.


Voilà pourquoi, certain après-midi de septembre, du bureau même de la Générale où il avait repris son poste d’ingénieur, le Nancéen Aramond téléphonait au Lyonnais Norberat :

— Allô ! C’est bien toi, Norberat ?

— En personne, vieux.

— Je pense que tu as reçu comme moi la visite d’un notaire chargé de te remettre 1 500 000 francs ?

Yes ! Pardon, je voulais dire oui. Et Raibaud de même.

— Tu le sais ?

— Il m’a téléphoné il y a une heure.

— Et l’orgueilleux Raibaud refuse ce son bien entendu ?

— C’est en effet son intention.

— Et la tienne ?

— La mienne… La mienne… répéta la voix indécise de Norberat.

— Evidemment, le donateur, ou plutôt la donatrice mystérieuse ne peut être que Miss Strawford.

— Ce n’est pas douteux.

— Alors ?

— Si je n’écoutais que mon amour-propre, je refuserais. Mais il est certain qu’en refusant nous ferions de la peine au donateur mystérieux, quel qu’il soit. Et puis, à parler franchement, un million et demi, c’est tentant, même à une époque où à New-York, à Londres ou à Berne, le franc n’a plus guère que le tiers de sa valeur. Allô !… Tu es toujours là ?

— Je réfléchis.

— À quoi ?

— Il me semble que la chose vaut la peine que nous le discutions ensemble. En conséquence, je propose d’urgence une réunion de l’honorable trio.

— Où ?

— Mais je crois que Paris est tout indiqué ? Tu es d’avis ?

— Oui. Et je vais en parler à Raibaud.


Et le lendemain, les trois amis se trouvaient dans un restaurant parisien du boulevard de Strasbourg, non loin de la gare de l’Est.

On déjeuna d’abord. Puis, au dessert commença une discussion qui fut longue autant qu’animée : fallait-il ou non accepter les 1 500 000 francs ?

Raibaud était d’avis qu’il fallait refuser, Aramond penchait pour l’acceptation, Norberat restait indécis.

Nous ferons grâce à nos lecteurs de tout les arguments qui s’échangèrent, et nous bornerons à résumer le point de vue d’Aramond :

— Il n’est pas douteux que cette fortune nous vient de Miss Strawford, désireuse de nous obliger tout en ménageant notre amour-propre. Or, amour-propre, ou plus exactement faux amour-propre mis à part, pourquoi n’accepterions-nous pas — dans les conditions où il est fait — ce cadeau princier de Miss Strawford ? Riche comme elle l’est, ce don ne constitue pas pour elle un sacrifice. Elle ne s’appauvrit pas pour nous, il n’en résultera pour elle aucune gêne matérielle. D’autre part, comme je la connais, il est certain qu’elle ne se croit pas pour cela quitte envers nous : elle sait qu’il est des services que tous les millions du monde ne suffiraient pas à payer. Pour elle — comme pour Simpson, du reste, — sa dette de reconnaissance reste entière. Mais nous sommes devenus ses amis, et il lui plaît certainement, à elle si bonne, de savoir ses amis tout à fait heureux en devenant riches, et non pas uniquement pour la richesse elle-même, mais parce que la richesse va enfin permettre à chacun de nous de réaliser son ambition. C’est ainsi que Miss Strawford a raisonné, n’en doutez pas.

— Je n’en doute pas… dit Norberat.

— Ni moi… avoua Raibaud. Mais…

— Mais tu trouves humiliant de devoir la fortune à une femme, n’est-ce pas ?

Et comme Raibaud faisait oui de la tête :

— Et cependant, il n’y a pas très longtemps — souviens-toi de ta profession de foi de Schirmeck[2] — il n’y a pas très longtemps, tu te disais décidé, pour arriver, à épouser une femme riche, même sans amour…

— Ce n’est pas la même chose, répondit le docteur : une femme qu’on épouse devient une associée. Tandis que, pour nous, Miss Strawford reste en somme une étrangère.

— Je proteste. Diras-tu que Simpson est toujours pour nous un étranger ? Non, n’est-ce pas ? car il est à présent notre ami. Or, Miss Strawford est devenue pour nous une amie, au même titre que son fiancé. Et il n’y a aucune humiliation, que je sache, à devoir des obligations à ses amis, surtout lorsque ceux-ci, comme c’est le cas, sont assez affectueusement délicats pour ménager les susceptibilités de ceux qu’ils désirent obliger. N’oubliez pas, en effet, que malgré tout, et officiellement, nous ignorons d’où nous vient cette fortune, et qu’il est certain que Miss Strawford se défendra d’être pour quelque chose dans ce don princier.

Et comme ni Norberat ni même Raibaud ne répondaient :

— D’un autre côté, admettons que cette fortune nous vienne d’un étranger. Quelle raison sérieuse aurions-nous pour la refuser ? Je raisonne en homme positif, moi. Certes, il faut de la fierté dans la vie. Mais pas trop n’en faut. Je crois sincèrement que je préférerais mourir de faim plutôt que de demander l’aumône. Mais que quelqu’un vienne me dire : « J’ai de l’argent dont je ne sais que faire ? Partageons… » et je répondrai : « Pourquoi pas ? » À condition, bien entendu, que l’homme me paraisse digne d’estime, et que l’argent ait une origine honnête. En somme, il n’y a que ceux qui n’ont ont pas qui disent du mal de l’argent et nul ne peut s’en passer. À mon avis, on peut parfaitement aimer l’argent tout en restant honnête, et même désintéressé. Je serais pour ma part incapable de faire la moindre bassesse pour de l’argent ; mais je ne croirais pas m’humilier en acceptant une fortune offerte de bon cœur par quelqu’un que ce don n’appauvrirait pas. Telles sont mes idées sur la question. Elle peuvent paraître terre à terre, j’en conviens. Mais encore une fois je raisonne en positif, pour qui le vulgaire von sens a encore son prix…

Bref, Aramond fit si bien qu’il réussit à convaincre Norberat. En se trouvant mis en minorité, Raibaud dut se résigner à devenir millionnaire malgré lui.

Le prince de l’acceptation étant admis, au cours d’une nouvelle discussion il fut décidé que l’on vivrait en commun, et qu’on s’installerait à Paris.

Puisqu’on était riche, en y mettant le prix, et nonobstant la crise du logement, on finirait bien par pouvoir acquérir un immeuble convenable dans lequel chacun aurait son appartement, mais où un certain nombre ; de pièces seraient réservées à l’effet de s’y retrouver ensemble aux heures de repas et de loisir.

— Adopté en principe, dit Norberat, bien qu’il faille prévoir qu’entre nous la vie en commun n’ira pas toujours sans orages. Raibaud est en effet orgueilleux, Aramond entêté, et moi susceptible. Il s’ensuivra fatalement des moments où nous aurons la tentation de nous envoyer des assiettes à la figure en guise d’arguments.

— Lorsque cette tentation nous viendra, répondit Aramond, nous n’aurons qu’à penser à la cave du Crochet[3], et ce souvenir nous rendra certainement plus indulgent les uns pour les autres.

Sur quoi Raibaud formula une autre objection : aucun des trois amis n’était marié, et pourtant, dans l’organisation projetée, une maîtresse de maison était indispensable. Où dénicherait-on une maîtresse de maison ? Faudrait-il donc qu’un des membres de l’honorable trio se dévouât pour la commodité des autres en se mariant ?

— Point… répondit Aramond. Et cette extrémité redoutable nous sera épargnée. N’ai-je pas une sœur ? Thérèse sera, je crois, la maîtresse de maison qu’il nous faut.


À cette occasion, les trois amis éprouvèrent pour la première fois, d’agréable façon, la route-puissance de l’argent. Il ne leur fallu, en effet, qu’une semaine pour dénicher, rue Portalis, à deux pas de l’église Saint-Augustin, un immeuble de trois étages, fort convenable, tout meublé, et libre de tout locataire, dont ils firent séance tenante l’acquisition, moyennant une somme fort rondelette, et où ils s’installèrent immédiatement.

On réserva tout le rez-de-chaussée pour la vie en commun.

Deux pièces du premier étage furent destinées à Mlle Aramond, et les deux autres pièces du même étage à son frère, cependant que Raibaud et Norberat se partageaient de même les quatre pièces du second.

Il restait les quatre chambres du troisième, qui furent réservées aux éventuels invités.

Enfin, les deux pièces mansardées du quatrième furent occupée par une cuisinière et une Bonne, aidées par une femme de ménage, toutes trois placées sous l’autorité directe de Thérèse Aramond.

Après la pendaison de la crémaillère, Aramond et Raibaud se mirent en devoir d’organiser, le premier le petit atelier d’expériences et le second le laboratoire qui devaient leur permettre de continuer les recherches et de poursuivre les travaux qu’ils avaient dû interrompre faute de temps, et aussi de moyens. Quant à Norberat, pour ses projets, un cabinet de travail lui suffisait, car c’était au dehors que pour arriver devait se dépenser le futur tribun.

Du reste, un certain temps fut nécessaire aux trois amis pour recouvrer leur équilibre moral compromis par leur soudain changement de situation, et s’habituer à leur nouvelle existence.

Ce fut dans cette période transitoire que les surprirent les événements dont le récit va suivre.

  1. Voir les Prétendants de Miss Strawford
  2. Voir les Prétendants de Miss Strawford
  3. Voir les Prétendants de Miss Strawford.