Maud/Chapitre 10

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Maison de la Bonne presse (p. 42-45).


CHAPITRE X


Ce jour-là, une abondante chute de neige avait transformé les rues de Paris en autant de bourbiers glacés ; et rue Portalis nul ne s’était soucié de sortir, sauf Aramond qui, pour la dixième fois peut-être, s’était rend avenue de Messine, chez le négociant — cycle et autos — auquel, depuis plusieurs semaines déjà, il avait commandé la 15 HP de ses rêves, qu’à son gré on tardait beaucoup à lui livrer.

Votre voiture est prête… avait affirmé cette fois le négociant en l’amenant près du véhicule aux lignes élégantes, d’apparence luxueuse, et dont les cuivres neufs brillaient comme de l’or. Et, cette fois, je ne vous bourre pas le crâne, avait-il cru devoir ajouter. Ayez la patience de donner à la peinture le temps d’achever de sécher, et demain vous pourrez essayer la « guimbarde ».

Satisfait par cette assurance — il aimait beaucoup conduire, — l’ingénieur s’en revenait, malgré la neige fondue, par le chemin des écoliers, lorsque, boulevard Haussmann il se heurta presque à Harry Simpson qui semblait flâner, solitaire et mélancolique, en fumant un de ces gros cigares américains qu’il affectionnait.

— Et l’on assure que Paris est grand ! dit gaiement Aramond de belle humeur en serrant la main de Harry. Vous êtes seul ?

— Seul je suis… répondit l’Américain.

— Ces dames ne sont donc pas sorties ?

— Trop mauvais.

— Le fait est qu’il fait un temps… J’espère que vous allez me permettre de vous offrir quelque chose de chaud dans ce café. À moins que vous ne préfériez venir avec moi rue Portalis ?…

Simpson sembla hésiter. Puis :

— No… dit-il. Pas rue Portalis. J’aime mieux le café.

Dans la salle surchauffée, où les glaces miroitaient sous la clarté des ampoules déjà allumées, assis en face d’Aramond devant le thé qu’il s’était fait servir, l’Américain resta d’abord silencieux.

L’ingénieur songea alors seulement à remarquer que son compagnon semblait soucieux, presque sombre.

À la fin, jetant son cigare :

Heureux de vous avoir rencontré, indeed, my dear boy… dit-il, entremêlant à son habitude d’anglais le mauvais français qu’il parlait. Just, j’avais quelque chose à dire à vous, ou à votre ami Norberat. Pas à Raibaud… ajouta-t-il, tandis que son visage s’assombrissait davantage encore.

Aramond pressentit une confidence intéressante. L’air attentif et sérieux, il attendit.

Pensif, Simpson préparait un autre cigare. Lorsqu’il l’eut allumé :

— Non pas que j’en veuille à Raibaud… reprit-il du même ton calme et comme résigné. Ce n’est pas sa faute si Mary s’est mise à l’aimer.

Saisi, Aramond allait protester. L’Américain l’arrêta du geste :

— Ne dites rien. Cela vous savez aussi bien que moi. J’ai assez souvent vu vous regarder ma fiancée, puis votre ami. Vous savez… répéta-t-il en regardant dans les yeux l’ingénieur, qui détourna la tête. Alors, je voulais vous dire cette chose : je suis décidé à partir…

— Comment ?… s’écria Aramond.

— Oui. À laisser à votre ami Raibaud le… le champ libre, comme vous dites en France. Depuis le commencement, votre ami Raibaud s’est conduit en gentleman. J’ai fini par me rendre compte des choses. Un vrai gentleman, très délicat, très chevaleresque. Il aime Mary, il sait que celle-ci l’aime, mais elle est ma fiancée, et il sait aussi que sa perte me rendrait très malheureux. Alors, il fait plus que l’éviter, il la décourage, par devoir, par amitié pour moi. C’est très beau… très beau. Mais je ne veux pas être en reste. Moi aussi j’ai fini par comprendre mon devoir. D’ailleurs, quoi que je fasse, je ne pourrais rien éviter. Je sens Mary s’éloigner de plus en plus de moi. D’un jour à l’autre, elle me rendra ma parole, c’est certain. À quoi bon attendre qu’elle me déteste, qu’elle me chasse ? Qu’elle soit heureuse et votre ami aussi. Lui surtout mérite de l’être, le cher vieux garçon…

Sa voix devenue tremblante sembla soudain se briser, et l’Américain tourna brusquement la tête, pour qu’on ne vît pas les larmes monter à yeux.

Très ému, Aramond ne savait que dire. Il ne put que murmurer, en tendant la main par-dessus la table :

— Mon pauvre Simpson !…

— Vous comprenez ? reprit bientôt l’Américain d’une voix plus ferme. Raibaud est un de ceux qui m’ont sauvé la vie. Alors je paye une dette. C’est mon devoir. Non… Non… Ne dites rien… ajouta-t-il en voyant l’ingénieur prêt à parler. Ma résolution est prise, je vous assure. Je partirai, laissant Mary à Paris, où elle semble vouloir s’installer. Et au bout de quelque temps, je lui écrirai, pour lui rendre sa parole. Je devrais déjà être parti depuis hier. Mais avant-hier… Ecoutez bien, mon cher garçon, car c’était surtout cela que je désirais dire à vous : avant-hier, j’ai vu Sturner.

Aramond sursauta :

— Sturner ? s’écria-t-il,

— Pas si haut !…, recommanda l’Américain en baissant la voix et en regardant autour de lui. J’ai vu Sturner hier, reprit-il plus bas. Rue de Châteaudun. Il marchait devant nous. J’ai vu sa haute stature, parmi la foule. Rien qu’à sa silhouette, je l’aurais reconnu. Mais, à un moment donné, il s’est retourné ; c’était bien son visage, d’une beauté hautaine et brutale. Je voulus me précipiter, mais Edith m’a retenu, de peur d’un esclandre, en m’assurant que je me trompais. Lorsque j’ai réussi à me dégager, la silhouette de Sturner avait disparu, je n’ai pu le retrouver…

Aramond était devenu grave, car la présence à Paris de Sturner était à ses yeux une preuve définitive qu’il se tramait réellement quelque chose soit contre Miss Strawford, soit contre Simpson, peut-être contre les deux.

— Et Miss Strawford, demanda-t-il, a-t-elle reconnu Sturner ?

— Elle a dû aussi le reconnaître, car elle est devenue toute pâle. Mais pour me tranquilliser, sans doute, elle a dit n’être en mesure de rien affirmer.

Sturner à Paris… Et l’autre jour — il n’avait pas dû se tromper — l’autre jour, Aramond croyait avoir vu Fredo. Décidément, il y avait quelque chose.

— Pour ma part, reprenait cependant l’Américain, je reste persuadé avoir vu Sturner. Je suis payé pour le connaître, vous pensez bien, et entre mille je le découvrirais. C’était lui… C’était lui… Alors, j’ai remis mon départ. J’ai peur. Pas pour moi. Peu m’importe ce qui peut m’arriver a présent… ajouta-t-il d’un ton qui serra le cœur de l’ingénieur. J’ai peur pour Mary. Voilà pourquoi je remets mon départ. Mais je crois prudent de mettre à tout hasard au courant quelqu’un de sérieux, et de sûr. S’il m’arrivait quelque chose, vous sauriez à présent d’où le coup vient, et surtout je pourrais compter sur vous pour veiller sur Mary, n’est-ce pas ? et la protéger en cas de besoin.

— Mais pourquoi ne pas vous adresser à la police ? suggéra Aramond. Sturner est toujours sous le coup de la plainte que vous avez déposée contre lui à propos de l’affaire du Crochet, et son arrestation ne demanderait aucune formalité préalable.

Simpson secoua la tête :

— Non. Je préfère ne pas mettre la police au courant. Même j’ai regretté depuis d’avoir porté plainte. En somme, et lorsqu’on va au fond des choses, ce n’est pas sans motif que Sturner est devenu mon ennemi…

Et comme l’ingénieur se récriait :

— C’est ainsi… affirma l’Américain. Ses torts vis-à-vis de moi n’effacent pas les torts que j’ai eus vis-à-vis de lui. Certes, je regrette la lâcheté dont j’ai fait preuve, dans cette cave où nous étions bloqués ensemble, lui blessé, moi valide, lors des tout derniers combats de la grande guerre. Sincèrement, profondément, je regrette. Mais tous mes regrets ne répareront pas le mal dont je porte la responsabilité, et j’aurai toujours à me reprocher d’avoir causé le malheur de Sturner. N’est-ce pas à cause de moi, en effet, que celui-ci a perdu celle qu’il aimait, et qui, lasse de l’attendre, en a épousé un autre ? Mais vous connaissez l’histoire, Aramond. Je vous l’ai déjà racontée plusieurs fois, à vous et à vos amis…

L’ingénieur baissa affirmativement la tête. Simpson, très sombre à pré- sent, poursuivit :

— Maintenant surtout, par ce que je souffre moi-même, je comprends ce que Sturner a dû souffrir, d’avoir perdu celle qu’il aimait. Et il m’arrive souvent de penser avec remords à cette Maud dont il me parlait avec tant de passion, et à laquelle, m’assurait-il, Mary ressemblait tant…


Aramond n’écoutait plus que distraitement.

En lui s’établissait de plus en plus la conviction que non seulement Sturner, mais encore Fredo, devaient être à Paris, et qu’il se passait certainement, ou qu’il allait se passer quelque chose.

Mais quoi, encore un coup ?