Maud/Chapitre 11

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Maison de la Bonne presse (p. 45-49).


CHAPITRE XI


Le lendemain, la décision d’Aramond était prise.

Moralement, il avait non seulement le droit, mais encore le devoir de chercher à voir clair dans la mystérieuse et inquiétante intrigue dont il était toujours à deviner le but.

Voilà pourquoi il se décida enfin à se rendre chez Louise, l’ancienne femme de chambre de Miss Strawford, afin de tâcher de discerner, dans une conversation avec elle, si de cette intrigue elle était complice ou victime. C’allait être le point de départ de ses investigations.

Malheureusement, rue de la Néva, une déconvenue l’attendait. Louise était sortie et ne rentrerait que tard dans la soirée. L’ingénieur ne put donc voir que les parents de la jeune fille, concierges d’un immeuble plutôt modeste, qui lui firent du reste l’impression de très braves gens, quoique leur accueil eût été empreint d’une certaine méfiance, et aux quels, par prudence, il ne crut pas devoir faire connaître son nom,

La rue de Balzac étant à deux pas de celle de la Néva, l’idée vint alors à Aramond d’entrer en passant chez son ami le professeur, aux fins d’essayer de tirer de celui-ci des renseignements dont il pourrait faire son profit.

Mais l’ingénieur jouait décidément de malheur : le professeur Degenève lui aussi, était absent.

— Pas encourageants, mes débuts !… pensa philosophiquement Aramond en reprenant à pied le chemin de la rue Portalis.

Il n’en restait pas moins décidé à agir, non seulement par sympathie pour Simpson et Mary, mais aussi dans son propre intérêt et celui de se amis. Car il ne fallait pas oublier qu’en somme c’étaient eux trois qui l’été dernier, avaient fait échouer la vengeance de Silas Sturner, et celui-ci méditait certainement de prendre sur eux sa revanche.

Ainsi songeait Aramond, tout en suivant le boulevard Haussmann, toujours le chemin des écoliers.

Il marchait au bord du trottoir. Autour de lui allait et venait le flot des passants pressés.

Tout à coup, une bourrade violente, un véritable choc le projeta sur la chaussée, où il tomba à plat ventre, au moment où arrivait, rasant presque le trottoir, l’autobus Passy-Place de la Bourse.

Des cris d’effroi s’élevèrent de toutes parts.

Heureusement, le chauffeur put donner à temps le coup de volant sauveur, et le lourd véhicule ne fit que frôler en passant la tête d’Aramond, lequel se releva aussitôt sans chapeau et sans parapluie, et tout ruisselant d’une boue liquide, mais intact.

Et comme il jetait les yeux sur la foule qui encombrait le trottoir, l’ingénieur crut voir se faufiler rapidement et disparaître au milieu des passants une silhouette qui ressemblait étrangement à celle de Fredo.

Pour Aramond, aucun doute : il venait d’être la victime d’une tentative d’assassinat caractérisée, et vraisemblablement improvisée.

— Décidément, on devait « m’avoir à l’œil », se dit-il pittoresquement en se nettoyant du mieux qu’il pouvait, aidé de citoyens compatissants, et en songeant à l’air singulier avec lequel Edith Ligget le regardait parfois, lorsqu’elle ne se croyait pas observée. Et j’ai commis une imprudence en me rendant en plein jour rue de la Néva. Sans compter qu’hier j’avais très bien pu être repéré en compagnie de Simpson. Il n’en fallait pas tant pour mettre la puce à l’oreille de ces gens-là, pour peu qu’on se donne la peine de me filer, ce qui me semble probable à présent.

La conclusion de ce soliloque intérieur fut qu’il convenait désormais se montrer prudent et circonspect.

Du reste, l’ingénieur ne renonçait pas à son idée d’aller se renseigner près de Louise. Seulement, il s’y rendrait un soir, en voiture, et en compagnie de Simpson, qu’il se réservait de mettre au courant dès qu’il en aurait l’occasion.


Le jour suivant, dans l’après-midi, Aramond se rendait au garage de l’avenue de Messine, afin de prendre livraison et d’essayer la 15 HP dont il avait fait l’acquisition, et qui était enfin prête à livrer.

Il était seul.

Or, en arrivant au garage, il apprit que, souffrant, le mécanicien qui devait l’accompagner pour essayer la voiture avait quitté le travail dans la matinée.

— Désolé de vous infliger un nouveau contretemps, dit le négociant.

Mais je n’ai personne d’autre sous la main. À moins que vous ne Con sentiez à partir seul ? Auquel cas je vous assure que le véhicule est parfaitement au point, et que vous ne risquez aucun ennui en route.

Aramond hésitait. Après l’alerte de la veille, l’incident de ce mécano soudain souffrant et indisponible lui paraissait vaguement suspect.

Mais, d’autre part, il se faisait un véritable plaisir d’essayer sa voiture. Et puis quoi ? Il se forgeait, probablement des appréhensions vaines. S’il se mettait sur le pied d’écouter toujours sa méfiance ou ses craintes, il arriverait à ne plus oser bouger de la maison, ni faire quoi que ce fût.

Brusquement, il se décida. Mais avant de partir, il fit visiter minutieusement devant lui les parties importantes du véhicule, s’attachant surtout à vérifier le montage des roues et les différents organes de la direction.

Tout étant parfaitement en ordre, il partit, seul à bord, s’abstenant de dire, par un reste de méfiance, quelle direction il comptait prendre.

Il sortit de Paris par la Porte Maillot et traversa successivement Courbevoie, Nanterre et Saint-Germain. À chaque tour de roue, il sentait se dissiper son reste de méfiance et de sourde inquiétude. Tout allait bien. Les six cylindres donnaient régulièrement, dans un ronronnement doux et puissant, et le véhicule tenait admirablement la route.

Pris par la griserie de la vitesse, à chaque instant Aramond augmentait les gaz, et peu à peu l’allure s’accélérait, sur la large route bordée d’arbres dénudés par l’hiver, et qui commençait à être moins fréquentée. Successivement, l’indicateur de vitesse marqua 50 kilomètres à l’heure, puis 55, puis 60, puis 65.

Et, sûr de lui, tout à fait rassuré à présent, l’ingénieur prenait sans ralentir un virage assez prononcé, lorsqu’à sa gauche il se produisit coup sur coup deux détonations violentes. Une brusque embardée, puis un choc terrible, dans un bruit de vitres brisées.

Presque simultanément, les deux pneus de gauche venaient d’éclater, et à plus de 60 à l’heure l’auto s’était jetée contre un arbre.


Aramond resta un moment comme assommé et privé de sentiment.

Puis, sentant quelque chose de chaud couler sur son visage il porta machinalement la main qu’il retira pleine de sang, provenant d’une blessure au front qui d’ailleurs devait être légère.

Pour le reste, il se retrouvait étendu sur le bas côté de la route, non loin d’un arbre, le corps pris sous le véhicule à moitié renversé, dont il voyait une des roues d’avant tordues presque devant son visage. Il ne devait d’ailleurs avoir aucune autre blessure, car pour l’instant du moins, à part la gêne résultant du fardeau qui pesait sur lui, il ne ressentait aucune douleur. Et peu à peu ses idées redevenaient nettes, son cerveau lucide. Avec soulagement, il se rendait compte qu’encore une fois il avait échappé à la mort. Décidément la Providence le protégeait, car logiquement il devait être tué sur le coup.

Tout en se disant ces choses, Aramond essayait de se dégager, mais ce fut en vain. Il devait se résigner à attendre qu’on vînt l’aider, ce qui ne pouvait tarder, les véhicules de tous genres circulant nombreux sur cette route.

Autour de lui, une odeur d’essence se répandait, et l’ingénieur eut cette idée que le réservoir d’essence aurait pu prendre feu. Malgré lui il frissonnait à la pensée, de se voir entouré par les flammes sans pourvoir faire un mouvement pour éviter la mort, lorsqu’au tournant de la route, venant de la direction de Saint-Germain, une auto apparut, qui aussitôt stoppa. Un homme assis à côté du chauffeur sauta à terre d’un pas nerveux se dirigea rapidement vers le lieu de l’accident.

Tout de suite, l’allure de cet homme frappa Aramond, qui instinctivement essaya de se soulever pour mieux regarder.

— Par exemple ! s’écria l’homme en arrivant près du véhicule brisé L’animal s’en tire encore !…

— Merci pour l’épithète d’animal… dit froidement l’ingénieur, un peu pâle.

Car il était sûr à présent de ne pas se tromper : cette silhouette mince et nerveuse, cette figure longue et pâle aux yeux d’un gris d’acier étaient bien celle de l’inoubliable Fredo.

— Pas même blessé… dit encore celui-ci, les bras croisés. Ah ! ça, Vous êtes donc verni, vous ?

— Il paraît…

Après un premier moment d’émotion, Aramond reprenait son sang-froid. Il était immobilisé, et en apparence à la merci de son adversaire, c’est vrai. Mais sur cette route fréquentée, où d’une seconde à l’autre un véhicule ou un cycliste pouvaient surgir, Fredo ne pouvait rien contre lui. Et sans le soulagement d’avoir échappé au danger, l’ingénieur se donnait le plaisir de narguer un ennemi qu’il croyait impuissant.

Vêtu très correctement, avec une élégance sobre, le complice de Sturner semblait toujours le même singulier personnage, en toutes circonstances étonnamment maître de lui, et auquel, tout en le sentant redoutable, on ne pouvait s’empêcher de trouver un aspect sympathique.

Pour l’instant, les bras croisés, il considérait en silence Aramond, que, d’ailleurs, il ne devait pas voir. Visiblement, il réfléchissait.

Il y eut quelques secondes de silence, troublé seulement par le ronronnement ralenti du moteur de l’auto de Fredo, toujours arrêtée au milieu de la route, et dont le chauffeur restait à son volant, immobile, dans une attitude indifférente.

À la fin, le complice de Sturner sourit d’un sourire inquiétant. Et décroisant les bras :

Vous vous croyez encore pour cette fois tiré d’affaire, hein ? dit-il à Aramond.

Celui-ci ne répondit pas.

Fredo tourna la tête du côté de Saint-Germain, l’oreille tendue :

— Je ne sais quel est l’imbécile qui s’amuse à nous suivre en taxi depuis Paris. On ne l’entend pas encore, mais il ne tardera certainement pas arriver ; de sorte que nous n’avons pas le temps de causer. Je le regrette car une conversation entre nous n’aurait pas manqué d’intérêt. Sans taxi…

Il s’interrompit, tendant de nouveau l’oreille. On percevait en effet au loin le bourdonnement d’un moteur ; et, toujours immobile à son volant, le chauffeur prononça, comme un avertissement :

— Une auto…

Alors, tranquillement, Fredo tira de sa poche un briquet à essence, qu’il alluma. Et tout en protégeant de la main la petite flamme vacillante : — Je ne pense pas que vous puissiez vous tirer de là aussi heureusement que de la cave du Crochet. Vous ne comprenez pas ? Vous allez comprendre.

Le briquet toujours allumé à la main, il se baissa, et disparut presque entièrement derrière le véhicule renversé.

Quelques secondes s’écoulèrent. Puis un peu de fumée s’éleva, tandis que Fredo se relevait vivement. Une lueur rouge, puis, brusquement, une haute flamme fuligineuse…


Ce fut comme dans un cauchemar qu’Aramond vit à travers la fumée le complice de Sturner remettre froidement le briquet dans sa poche, puis sauter dans son auto, qui, aussitôt, démarra et disparut à une vitesse de bolide, cependant qu’autour de l’avant du véhicule renversé les flammes se faisaient plus hautes. L’ingénieur en sentait déjà l’insoutenable chaleur autour de lui, et notamment à ses pieds, autour desquels le cuir de ses chaussures commençait à se racornir. Horrifié, il faisait pour se dégager des efforts désespérés, sans pouvoir arriver à seulement soulever la masse enflammée, sous laquelle la plus grande partie de son corps restait engagée.

Alors, en proie à un effroi sans nom, il appela à l’aide. Mais nulle voix ne lui répondit, la route restait déserte.

C’était fini. Il allait mourir là, de la mort atroce que tout à l’heure il avait pressentie.

Déjà, il sentait les flammes ronger ses jambes prisonnières. Et les bras instinctivement repliés sur son visage, après une dernière pensée pour Thérèse, il commençait intérieurement une ultime prière, lorsque, venant de la direction de Saint-Germain, une auto — un taxi — stoppa sur la route.

De cette auto, deux personnes descendirent et se précipitèrent, un homme et une femme ; et déjà à moitié évanoui, Aramond crut rêver en entrevoyant à travers la fumée au-dessus de lui, pâli et crispé par une expression d’angoisse indicible, le visage de Miss Strawford.

Non, il ne se trompait pas… Il s’agissait bien de Miss Strawford.

Ce fut Miss Strawford en personne qui, sans se soucier de la chaleur intense, saisit Aramond sous les bras, tandis que, raidi dans un effort surhumain, l’homme qui l’accompagnait parvenait à faire basculer l’auto en feu, dégageant ainsi l’ingénieur, que Mary put alors tirer hors du brasier.