Mauprat (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 18

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Mauprat (illustré, Hetzel 1852)
MaupratJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 2 (p. 66-68).
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XVIII.

Tandis que Marcasse se livrait à ses graves recherches, je passais auprès d’Edmée des jours pleins de délices et d’angoisses. Sa conduite ferme, dévouée, mais réservée à beaucoup d’égards, me jetait dans de continuelles alternatives de joie et de douleur. Un jour, le chevalier eut une longue conférence avec elle tandis que j’étais à la promenade. Je rentrai au moment où leur conversation était le plus animée, et dès que je parus : « Approche, me dit mon oncle ; viens dire à Edmée que tu l’aimes, que tu la rendras heureuse, que tu es corrigé de tes anciens défauts. Arrange-toi pour être agréé, car il faut que cela finisse. Notre position vis-à-vis du monde n’est pas tenable, et je ne veux pas descendre dans le tombeau sans avoir vu réhabiliter l’honneur de ma fille, et sans être sûr que quelque sot caprice de sa part ne la jettera pas dans un couvent, au lieu de lui laisser occuper dans le monde le rang qui lui appartient, et que j’ai travaillé toute ma vie à lui assurer. Allons, Bernard, à ses pieds ! Ayez l’esprit de lui dire quelque chose qui la persuade ! ou bien je croirai, Dieu me pardonne, que c’est vous qui ne l’aimez pas et qui ne désirez pas sincèrement l’épouser.

— Moi ! juste ciel ! m’écriai-je, ne pas le désirer ! quand je n’ai pas d’autre pensée depuis sept ans, quand mon cœur n’a pas d’autre vœu et que mon esprit ne conçoit pas d’autre bonheur ! » Je dis à Edmée tout ce que me suggéra la passion la plus exaltée. Elle m’écouta en silence et sans retirer ses mains, que je couvrais de baisers. Mais sa physionomie était grave, et l’expression de sa voix me fit trembler lorsqu’elle dit, après avoir réfléchi quelques instants : « Mon père ne devrait jamais douter de ma parole ; j’ai promis d’épouser Bernard, je l’ai promis à Bernard et à mon père ; il est donc certain que je l’épouserai. » Puis elle ajouta après une nouvelle pause et d’un ton plus sévère encore : « Mais si mon père se croit à la veille de mourir, quelle force me suppose-t-il donc pour m’engager à ne songer qu’à moi, et me faire revêtir ma robe de noces à l’heure de ses funérailles ? Si au contraire il est, comme je le crois, toujours plein de force malgré ses souffrances, et appelé à jouir encore pendant de longues années de l’amour de sa famille, d’où vient qu’il me presse si impérieusement d’abréger le délai que je lui ai demandé ? N’est-ce pas une chose assez importante pour que j’y réfléchisse ? Un engagement qui doit durer toute ma vie et qui décidera, je ne dis pas de mon bonheur, je saurais le sacrifier au moindre désir de mon père, mais de la paix de ma conscience et de la dignité de ma conduite (car quelle femme peut être assez sûre d’elle-même pour répondre d’un avenir enchaîné contre son gré ?) ; un tel engagement ne mérite-t-il pas que j’en pèse tous les risques et tous les avantages pendant plusieurs années au moins ? — Dieu merci ! voilà sept ans que vous passez à peser tout cela, dit le chevalier ; vous devriez savoir à quoi vous en tenir sur le compte de votre cousin. Si vous voulez l’épouser, épousez-le ; mais si vous ne le voulez pas, pour Dieu ! dites-le, et qu’un autre se présente. — Mon père, répondit Edmée un peu froidement, je n’épouserai que lui. — Que lui est fort bien, dit le chevalier en frappant avec la pincette sur les bûches ; mais cela ne veut peut-être pas dire que vous l’épouserez. — Je l’épouserai, mon père, reprit Edmée. J’aurais désiré quelques mois encore de liberté ; mais, puisque vous êtes mécontent de tous ces retards, je suis prête à obéir à vos ordres, vous le savez. — Parbleu ! voilà une jolie manière de consentir, s’écria mon oncle, et bien engageante pour votre cousin ! Ma foi ! Bernard, je suis bien vieux ; mais je puis dire que je ne comprends encore rien aux femmes, et il est probable que je mourrai sans y avoir rien compris.

— Mon oncle, lui dis-je, je comprends fort bien l’éloignement de ma cousine pour moi ; je l’ai mérité. J’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour réparer mes crimes. Mais dépend-il d’elle d’oublier un passé dont elle a sans doute trop souffert ? Au reste, si elle ne me le pardonne pas, j’imiterai sa rigueur, je ne me le pardonnerai pas à moi-même ; et, renonçant à tout espoir en ce monde, je m’éloignerai d’elle et de vous, pour me punir par un châtiment pire que la mort. — Allons, voilà que tout est rompu ! dit mon oncle en jetant les pincettes dans le feu ; voilà, voilà ce que vous cherchiez, ma fille ? »

J’avais fait quelques pas pour sortir ; je souffrais horriblement. Edmée courut vers moi, me prit par le bras, et me ramenant vers son père : « Ce que vous dites est cruel et plein d’ingratitude, me dit-elle. Appartient-il à un esprit modeste, à un cœur généreux, de nier une amitié, un dévouement, j’oserai me servir d’un autre mot, une fidélité de sept ans, parce que je vous demande encore quelques mois d’épreuves ? Et quand même je n’aurais jamais pour vous, Bernard, une affection aussi vive que la vôtre, celle que je vous ai témoignée jusqu’ici est-elle donc si peu de chose que vous la méprisiez, et que vous y renonciez par dépit de ne pas m’inspirer précisément celle que vous croyez devoir exiger ? Savez-vous qu’à ce compte une femme n’aurait pas le droit d’éprouver l’amitié ? Enfin, voulez-vous me punir de vous avoir servi de mère en vous éloignant de moi, ou ne m’en récompenser qu’à la condition d’être votre esclave ? — Non, Edmée, non, lui répondis-je le cœur serré et les yeux pleins de larmes, en portant sa main à mes lèvres ; je sens que vous avez fait pour moi plus que je ne méritais, je sens que je voudrais en vain m’éloigner de votre présence ; mais pouvez-vous me faire un crime de souffrir auprès de vous ? C’est au reste un crime si involontaire et tellement fatal qu’il échapperait à tous vos reproches et à tous mes remords. N’en parlons pas, n’en parlons jamais ; c’est tout ce que je puis faire. Conservez-moi votre amitié, j’espère m’en montrer toujours digne à l’avenir.

— Embrassez-vous, et ne vous séparez jamais l’un de l’autre, dit le chevalier attendri. Bernard, quel que soit le caprice d’Edmée, ne l’abandonnez jamais, si vous voulez mériter la bénédiction de votre père adoptif. Si vous ne parvenez pas à être son mari, soyez toujours son frère. Songez, mon enfant, que bientôt elle sera seule sur la terre, et que je mourrai désolé si je n’emporte dans la tombe la certitude qu’il lui reste un appui et un défenseur. Songez enfin que c’est à cause de vous, à cause d’un serment que son inclination désavoue peut-être, mais que sa conscience respecte, qu’elle est ainsi abandonnée, calomniée… »

Le chevalier fondit en larmes, et toutes les douleurs de cette famille infortunée me furent révélées en un instant. « Assez ! assez ! m’écriai-je en tombant à leurs pieds ; tout cela est trop cruel. Je serais le dernier des misérables si j’avais besoin qu’on me remît sous les yeux mes fautes et mes devoirs. Laissez-moi pleurer à vos genoux ; laissez-moi expier par l’éternelle douleur, par l’éternel renoncement de ma vie, le mal que je vous ai fait ! Pourquoi ne m’avoir pas chassé lorsque je vous ai nui ? Pourquoi, mon oncle, ne m’avoir pas cassé la tête d’un coup de pistolet, comme à une bête fauve ? Qu’ai-je fait pour être épargné, moi qui payais vos bienfaits de la ruine de votre honneur ? Non, non, je le sens, Edmée ne doit pas m’épouser ; ce serait accepter la honte de l’injure que j’ai attirée sur elle. Moi, je resterai ici ; je ne la verrai jamais si elle l’exige ; mais je me coucherai en travers de sa porte comme un chien fidèle, et je déchirerai le premier qui osera se présenter devant elle autrement qu’à genoux ; et si quelque jour un honnête homme, plus heureux que moi, mérite de fixer son choix, loin de le combattre, je lui remettrai le soin cher et sacré de la protéger et de la défendre ; je serai son ami, son frère ; et quand je les verrai heureux ensemble, j’irai mourir en paix loin d’eux. »

Mes sanglots m’étouffaient, le chevalier serra sa fille et moi sur son cœur, et nous confondîmes nos larmes, en lui jurant de ne jamais nous séparer, ni pendant sa vie ni après sa mort.

« Ne perds pourtant pas l’espérance de l’épouser, me dit le chevalier à voix basse quelques instants après, quand le calme se fut rétabli ; elle a d’étranges volontés ; mais, vois-tu, rien ne m’ôtera de l’esprit qu’elle a de l’amour pour toi. Elle ne veut pas s’expliquer encore. Ce que femme veut. Dieu le veut.

— Ce qu’Edmée veut, je le veux, » répondis-je. »

Quelques jours après cette scène, qui fit succéder dans mon âme la tranquillité de la mort aux agitations de la vie, je me promenais dans le parc avec l’abbé.

« Il faut, me dit-il, que je vous fasse part d’une aventure qui m’est arrivée hier, et qui est passablement romanesque. J’avais été me promener dans les bois de Briantes, et j’étais descendu à la fontaine des Fougères. Vous savez qu’il faisait chaud comme au milieu de l’été ; nos belles plantes, rougies par l’automne, sont plus belles que jamais autour du ruisseau qu’elles couvrent de leurs longues découpures. Les bois n’ont plus que bien peu d’ombrage, mais le pied foule des tapis de feuilles sèches dont le bruit est pour moi plein de charme. Le tronc satiné des bouleaux et des jeunes chênes est couvert de mousse et de jungermanes, qui étalent délicatement leur nuance brune, mêlée de vert tendre, de rouge et de fauve, en étoiles, en rosaces, en cartes de géographie de toute espèce, où l’imagination peut rêver de nouveaux mondes en miniature. J’étudiais avec amour ces prodiges de grâce et de finesse, ces arabesques où la variété infinie s’allie à la régularité inaltérable, et, heureux de savoir que vous n’êtes pas, comme le vulgaire, aveugle à ces coquetteries adorables de la création, j’en détachai quelques-unes avec le plus grand soin, enlevant même l’écorce de l’arbre où elles prennent racine, afin de ne pas détruire la pureté de leurs dessins. J’en ai fait une petite provision que j’ai déposée chez Patience en passant, et que nous allons voir si vous le voulez. Mais, chemin faisant, je veux vous dire ce qui m’arriva en approchant de la fontaine. J’avais la tête baissée, je marchais sur les cailloux humides, guidé par le petit bruit du jet clair et délicat qui s’élance du sein de la roche moussue. J’allais m’asseoir sur la pierre qui forme un banc naturel à côté, lorsque je vis la place occupée par un bon religieux dont le capuchon de bure cachait à demi la tête pâle et flétrie. Il me parut très-intimidé de ma rencontre ; je le rassurai de mon mieux en lui disant que mon intention n’était pas de le déranger, mais d’approcher seulement mes lèvres de la rigole d’écorce que les bûcherons ont adaptée à la roche pour boire plus facilement. « Ô saint ecclésiastique ! me dit-il du ton le plus humble, que n’êtes-vous le prophète dont la verge frappait aux sources de la grâce, et pourquoi mon âme, semblable à ce rocher, ne peut-elle donner cours à un ruisseau de larmes ? » Frappé de la manière dont ce moine s’exprimait, de son air triste, de son attitude rêveuse, en ce lieu poétique où j’ai souvent rêvé l’entretien de la Samaritaine avec le Sauveur, je me laissai aller à causer de plus en plus sympathiquement. J’appris de ce religieux qu’il était trappiste, qu’il était en tournée pour accomplir une pénitence. « Ne me demandez ni mon nom ni mon pays, dit-il. J’appartiens à une illustre famille que je ferais rougir en lui rappelant que j’existe ; d’ailleurs, en entrant à la Trappe, nous abjurons tout orgueil du passé, nous nous faisons semblables à des enfants naissants ; nous mourons au monde pour revivre en Jésus-Christ. Mais soyez sûr que vous voyez en moi un des exemples les plus frappants des miracles de la grâce, et, si je pouvais vous faire le récit de ma vie religieuse, de mes terreurs, de mes remords, de mes expiations, vous en seriez certainement touché. Mais à quoi me serviront la compassion et l’indulgence des hommes, si la miséricorde de Dieu ne daigne m’absoudre ? »

« Vous savez, continua l’abbé, que je n’aime pas les moines, que je me défie de leur amitié, que j’ai horreur de leur fainéantise. Mais celui-là parlait d’une manière si triste et si affectueuse, il était si pénétré de son devoir, il semblait si malade, si exténué d’austérités, si plein de repentir, qu’il m’a gagné le cœur. Il y a dans son regard et dans ses discours des éclairs qui trahissent une grande intelligence, une activité infatigable, une persévérance à toute épreuve. Nous avons passé deux grandes heures ensemble, et je l’ai quitté si attendri que j’ai désiré le revoir avant son départ. Il avait pris gîte pour la nuit à la ferme des Goulets, et j’ai voulu en vain l’amener au château. Il m’a dit avoir un compagnon de voyage qu’il ne pouvait quitter. « Mais, puisque vous êtes si charitable, me dit-il, je m’estimerai heureux de vous retrouver ici demain au coucher du soleil ; peut-être même m’enhardirai-je au point de vous demander une grâce ; vous pouvez m’être utile pour une affaire importante dont je suis chargé dans ce pays-ci. Je ne puis vous en dire davantage en ce moment. » Je l’assurai qu’il pouvait compter sur moi, et que j’obligerais de grand cœur un homme comme lui.

— Si bien que vous attendez avec impatience l’heure du rendez-vous ? dis-je à l’abbé.

— Sans doute, répondit-il, et ma nouvelle connaissance a pour moi tant d’attraits que, si je ne craignais d’abuser de la confiance qu’il m’a témoignée, je conduirais Edmée à la fontaine des Fougères.

— Je crois, repris-je, qu’Edmée a beaucoup mieux à faire que d’écouter les déclamations de votre moine, qui peut-être après tout n’est qu’un intrigant, comme tant d’autres à qui vous avez fait la charité aveuglément. Pardonnez-moi, mon bon abbé, mais vous n’êtes pas un grand physionomiste, et vous êtes un peu sujet à vous laisser prévenir pour ou contre les gens, sans autre motif que la disposition bienveillante ou craintive de votre esprit romanesque. »

L’abbé sourit, prétendit que je parlais ainsi par rancune, soutint la piété du trappiste et retomba dans la botanique. Nous passâmes assez de temps à herboriser chez Patience ; et, comme je ne cherchais qu’à échapper à moi-même, je sortis de la cabane avec l’abbé et le conduisis jusqu’au bois où il avait son rendez-vous. À mesure que nous en approchions, l’abbé semblait revenir un peu de son empressement de la veille et craindre d’avoir été trop loin. L’incertitude succédant si vite à l’enthousiasme résumait tellement tout son caractère mobile, aimant, timide, mélange singulier des entraînements les plus opposés, que je recommençai à le railler avec l’abandon de l’amitié. « Allons, me dit-il, il faut que j’en aie le cœur net et que vous le voyiez. Vous regarderez son visage, vous l’étudierez pendant quelques instants, et vous nous laisserez seuls ensemble, puisque je lui ai promis d’écouter ses confidences. » Je suivis l’abbé par désœuvrement ; mais quand nous fûmes au-dessus des rochers ombragés d’où la fontaine s’échappe, je m’arrêtai pour regarder le moine à travers le branchage d’un massif de frênes. Placé immédiatement au-dessous de nous, au bord de la fontaine, il interrogeait l’angle du sentier que nous devions tourner pour arriver à lui ; mais il ne songeait pas à regarder l’endroit où nous étions, et nous pouvions le contempler à l’aise sans qu’il nous vît.

À peine l’eus-je envisagé que, saisi d’un rire amer, je pris l’abbé par le bras, je l’entraînai à quelque distance et lui parlai ainsi, non sans une grande agitation :

« Mon cher abbé, n’avez-vous jamais rencontré quelque part autrefois la figure de mon oncle Jean de Mauprat ?

— Jamais que je sache, répondit l’abbé tout interdit ; mais où voulez-vous donc en venir ? — À vous dire, mon ami, que vous avez fait là une jolie trouvaille, et que ce bon et vénérable trappiste à qui vous trouvez tant de grâce, de candeur, de componction et d’esprit, n’est autre que Jean de Mauprat le coupe-jarret.

— Vous êtes fou ! s’écria l’abbé en reculant de trois pas. Jean Mauprat est mort il y a longtemps. — Jean Mauprat n’est pas mort, ni Antoine Mauprat non plus peut-être, et je suis moins surpris que vous, parce que j’ai déjà rencontré un de ces deux revenants. Qu’il se soit fait moine et qu’il pleure ses péchés, cela est fort possible ; mais qu’il se soit déguisé pour venir poursuivre ici quelque mauvais dessein, c’est ce qui n’est pas impossible non plus, et je vous engage à vous tenir sur vos gardes… »

L’abbé fut effrayé au point de ne vouloir plus aller au rendez-vous. Je lui démontrai qu’il était nécessaire de savoir où voulait en venir le vieux pécheur. Mais, comme je connaissais la faiblesse de l’abbé, comme je craignais que mon oncle Jean ne réussit à l’engager dans quelque fausse démarche et à s’emparer de sa conscience par des aveux mensongers, je pris le parti de me glisser dans le taillis de manière à tout voir et tout entendre.

Mais les choses ne se passèrent pas comme je l’aurais cru. Le trappiste, au lieu de jouer au plus fin, dévoila sur-le-champ à labbé son véritable nom. Il lui déclara que, touché de repentir, et ne croyant pas que sa conscience lui permît d’en éviter le châtiment à l’abri du froc (car il était réellement trappiste depuis plusieurs années), il venait se mettre entre les mains de la justice, afin d’expier d’une manière éclatante les crimes dont il était souillé. Cet homme, doué de facultés supérieures, avait acquis dans le cloître une éloquence mystique. Il parlait avec tant de grâce, de douceur, que je fus pris tout aussi bien que l’abbé. Ce fut en vain que ce dernier essaya de combattre une résolution qui lui semblait insensée ; Jean de Mauprat montra le plus intrépide dévouement à ses idées religieuses. Il dit qu’ayant commis les crimes de l’antique barbarie païenne, il ne pouvait racheter son âme qu’au prix d’une pénitence publique digne des premiers chrétiens. « On peut, dit-il, être lâche envers Dieu comme envers les hommes, et dans le silence de mes veilles j’entends une voix terrible qui répond à mes sanglots : « Misérable poltron, c’est la peur des hommes qui te jette dans le sein de Dieu ; et, si tu ne craignais la mort temporelle, tu n’aurais jamais songé à la vie éternelle. » Alors je sens que ce que je crains le plus, ce n’est pas la colère de Dieu, mais la corde et le bourreau qui m’attendent parmi mes semblables. Eh bien ! il est temps que ma honte finisse vis-à-vis de moi-même, et c’est le jour où les hommes me couvriront d’opprobre et de châtiment que je me sentirai absous et réhabilité à la face du ciel. C’est alors seulement que je me croirai digne de dire à Jésus mon Sauveur : « Écoute-moi, victime innocente, toi qui écoutas le bon larron : écoute la victime souillée, mais repentante, associée à la gloire de ton martyre, et rachetée par ton sang. »

— Dans le cas où vous persisteriez dans cette volonté enthousiaste, lui dit l’abbé après lui avoir présenté sans succès toutes les objections possibles, veuillez du moins me dire en quoi vous avez pensé que je consentirais à vous aider.

— Je ne puis agir en ceci, répondit le trappiste, sans l’autorisation d’un homme qui bientôt sera le dernier des Mauprat ; car le chevalier n’a que peu de jours à attendre la récompense céleste acquise à ses vertus, et, quant à moi, je ne puis échapper au supplice que je viens chercher que pour retomber dans l’éternelle nuit du cloître. Je veux parler de Bernard Mauprat, je ne dirai pas mon neveu ; car, s’il m’entendait il rougirait de porter ce titre funeste. J’ai su son retour d’Amérique, et cette nouvelle m’a décidé à entreprendre le voyage au terme douloureux duquel vous me voyez. »

Il me sembla qu’en parlant ainsi il jetait un regard oblique sur le massif où j’étais, comme s’il eût deviné ma présence. Peut-être l’agitation de quelques branches m’avait-elle trahi.

« Puis-je vous demander, dit l’abbé, ce que vous avez de commun aujourd’hui avec ce jeune homme ? Ne craignez-vous pas qu’aigri par les mauvais traitements qui ne lui furent pas épargnés autrefois à la Roche-Mauprat, il ne refuse de vous voir ?

— Je suis certain qu’il le refusera ; car je sais la haine qu’il nourrit pour moi, dit le trappiste en se tournant encore vers le lieu où j’étais. Mais j’espère que vous le déciderez à m’accorder cette entrevue, car vous êtes généreux et bon, monsieur l’abbé. Vous m’avez promis de m’obliger, et, d’ailleurs, vous êtes l’ami du jeune Mauprat, et vous lui ferez comprendre qu’il y va de ses intérêts et de l’honneur de son nom.

— Comment cela ? reprit l’abbé. Sans doute il sera peu flatté de vous voir paraître devant les tribunaux pour des crimes effacés désormais dans l’ombre du cloître. Il doit désirer, certainement, que vous renonciez à cette expiation éclatante ; comment espérez-vous qu’il y consente ?

— Je l’espère, parce que Dieu est bon et grand, parce que sa grâce est efficace, parce qu’elle touchera le cœur de quiconque daignera écouter le langage d’une âme vraiment repentante et fortement convaincue ; parce que mon salut éternel est dans les mains de ce jeune homme, et qu’il ne voudra pas se venger de moi au delà de la tombe. D’ailleurs, il faut que je meure en paix avec ceux que j’ai offensés, il faut que je tombe aux pieds de Bernard Mauprat et qu’il me remette mes péchés. Mes larmes le toucheront, ou, si son âme impitoyable les méprise, j’aurai du moins accompli un impérieux devoir. »

Voyant qu’il parlait avec la certitude d’être entendu par moi, je fus saisi de dégoût ; je crus voir la fraude et la lâcheté percer sous cette basse hypocrisie. Je m’éloignai et j’allai attendre l’abbé à quelque distance. Il vint bientôt me rejoindre ; l’entrevue s’était terminée par la promesse mutuelle de se revoir bientôt. L’abbé s’était engagé à me transmettre les paroles du trappiste, qui menaçait, du ton le plus doucereux du monde, de venir me trouver si je me refusais à sa demande. Nous nous promîmes d’en conférer, l’abbé et moi, sans en informer le chevalier ni Edmée, afin de ne pas les inquiéter sans nécessité. Le trappiste avait été se loger à La Châtre, au couvent des Carmes, ce qui avait mis l’abbé tout à fait sur ses gardes, malgré son premier engouement pour le repentir du pécheur. Ces carmes l’avaient persécuté dans sa jeunesse, et le prieur avait fini par le forcer à se séculariser. Le prieur vivait encore, vieux, mais implacable ; infirme, caché, mais ardent à la haine et à l’intrigue. L’abbé n’entendit pas son nom sans frémir ; il m’engagea à me conduire prudemment dans toute cette affaire. Quoique Jean Mauprat soit sous le glaive des lois, me dit-il, et que vous soyez au faîte de l’honneur et de la prospérité, ne méprisez pas la faiblesse de votre ennemi. Qui sait ce que peuvent la ruse et la haine ? Elles peuvent prendre la place du juste et le jeter sur le fumier ; elles peuvent rejeter leur crime sur autrui, et souiller de leur ignominie la robe de l’innocence. Vous n’en avez peut-être pas fini avec les Mauprat ! »

Le pauvre abbé ne croyait pas dire si vrai.