Mauprat (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 19

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Mauprat (illustré, Hetzel 1852)
MaupratJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 2 (p. 68-70).
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XIX.

Après avoir réfléchi mûrement sur les intentions probables du trappiste, je crus devoir accorder l’entrevue demandée. Ce n’était pas moi que Jean Mauprat pouvait espérer d’abuser par ses artifices, et je voulus faire ce qui dépendait de moi pour éviter qu’il vint tourmenter de ses intrigues les derniers jours de mon grand-oncle. Je me rendis donc dès le lendemain à la ville, vers la fin des vêpres, et je sonnai, non sans émotion, à la porte des Carmes.

La retraite choisie par le trappiste était une de ces innombrables communautés mendiantes que la France nourrissait ; celle-là, quoique soumise à une règle austère, était riche et adonnée au plaisir. À cette époque sceptique, le petit nombre des moines n’étant plus en rapport avec l’étendue et la richesse des établissements fondés pour eux, les religieux errant dans les vastes abbayes au fond des provinces, au sein du luxe, débarrassés du contrôle de l’opinion (toujours effacée là où l’homme s’isole), menaient la vie la plus douce et la plus oisive qu’ils eussent jamais goûtée. Mais cette obscurité, mère des vices aimables, comme on disait alors, n’était chère qu’aux ignorants. Les chefs étaient livrés aux pénibles rêves d’une ambition nourrie dans l’ombre, aigrie dans l’inaction. Agir, même dans le cercle le plus restreint et à l’aide des éléments les plus nuls, agir à tout prix, telle était l’idée fixe des prieurs et des abbés.

Le prieur des carmes chaussés que j’allais voir était la vivante image de cette impuissance agitée. Cloué par la goutte dans son grand fauteuil, il m’offrit un étrange pendant à la vénérable figure du chevalier, pâle et immobile comme lui, mais noble et patriarcal dans sa mélancolie. Le prieur était court, gras et plein de pétulance. La partie supérieure de son corps étant libre, sa tête se tournait avec vivacité à droite et à gauche ; ses bras s’agitaient pour donner des ordres ; sa parole était brève, et son organe voilé semblait donner un sens mystérieux aux moindres choses. En un mot, la moitié de sa personne paraissait lutter sans cesse pour entraîner l’autre, comme cet homme enchanté des contes arabes, qui cachait sous sa robe son corps de marbre jusqu’à la ceinture.

Il me reçut avec un empressement exagéré, s’irrita de ce qu’on ne m’apportait pas un siège assez vite, étendit sa grosse main flasque pour attirer ce siège tout près du sien, fit signe à un grand satyre barbu, qu’il appelait son frère trésorier, de sortir ; puis, après m’avoir accablé de questions sur mon voyage, sur mon retour, sur ma santé, sur ma famille, et dardant sur moi de petits yeux clairs et mobiles qui soulevaient les plis des paupières grossies et affaissées par l’intempérance, il entra en matière.

« Je sais, mon cher enfant, dit-il, le sujet qui vous amène : vous voulez rendre vos devoirs à votre saint parent, à ce trappiste, modèle d’édification, que Dieu nous ramène pour servir d’exemple au monde et faire éclater le miracle de la grâce. — Monsieur le prieur, lui répondis-je, je ne suis pas assez bon chrétien pour apprécier le miracle dont vous parlez. Que les âmes dévotes en rendent grâces au ciel ! pour moi, je viens ici parce que M. Jean de Mauprat désire me faire part, a-t-il dit, de projets qui me concernent et que je suis prêt à écouter. Si vous voulez permettre que je me rende près de lui… — Je n’ai pas voulu qu’il vous vît avant moi, jeune homme ! s’écria le prieur avec une affectation de franchise, et en s’emparant de mes mains, que je ne sentais pas sans dégoût dans les siennes ; j’ai une grâce à vous demander au nom de la charité, au nom du sang qui coule dans vos veines… » Je dégageai une de mes mains, et le prieur, voyant l’expression de mon mécontentement, changea sur-le-champ de langage avec une souplesse admirable. « Vous êtes homme du monde, je le sais. Vous avez à vous plaindre de celui qui fut Jean de Mauprat et qui s’appelle aujourd’hui l’humble frère Jean Népomucène. Mais si les préceptes de notre divin maître Jésus-Christ ne vous portent pas à la miséricorde, il est des considérations de décence publique et d’esprit de famille qui doivent vous faire partager mes craintes et mes efforts. Vous savez la résolution pieuse, mais téméraire, qu’a formée frère Jean ; vous devez vous joindre à moi pour l’en détourner, et vous le ferez, je n’en doute pas. — Peut-être, monsieur, répondis-je froidement ; mais ne pourrais-je vous demander à quels motifs ma famille doit l’intérêt que vous voulez bien prendre à ses affaires ? — À l’esprit de charité qui anime tous les serviteurs du Christ, » répondit le moine avec une dignité fort bien jouée.

Retranché derrière ce prétexte, à la faveur duquel le clergé s’est toujours immiscé dans tous les secrets de famille, il lui fut aisé de mettre un terme à mes questions ; et, sans détruire le soupçon qui combattait contre lui dans mon esprit, il réussit à prouver à mes oreilles que je lui devais de la reconnaissance pour le soin qu’il prenait de l’honneur de mon nom. Il fallait bien voir où il voulait en venir, et ce que j’avais prévu arriva. Mon oncle Jean réclamait de moi la part qui lui revenait du fief de la Roche-Mauprat, et le prieur était chargé de me faire entendre que j’avais à opter entre une somme assez considérable à débourser (car on parlait du revenu arriéré de mes sept années de jouissance, outre le fonds d’un septième de propriété) et l’action insensée qu’il prétendait faire, et dont l’éclat ne manquerait pas de hâter les jours du vieux chevalier et de me créer peut-être d’étranges embarras personnels. Tout cela me fut insinué merveilleusement sous les dehors de la plus chrétienne sollicitude pour moi, de la plus fervente admiration pour le zèle du trappiste, et de la plus sincère inquiétude pour les effets de cette ferme résolution. Enfin, il me fut démontré clairement que Jean Mauprat ne venait pas me demander des moyens d’existence, mais qu’il me fallait le supplier humblement d’accepter la moitié de mon bien pour l’empêcher de traîner mon nom et peut-être ma personne sur le banc des criminels.

J’essayai une dernière objection. « Si la résolution du frère Népomucène, comme vous l’appelez, monsieur le prieur, est aussi bien arrêtée que vous le dites ; si le soin de son salut est le seul qu’il ait en ce monde, expliquez-moi comment la séduction des biens temporels pourra l’en détourner ? Il y a là une inconséquence que je ne comprends guère. »

Le prieur fut un peu embarrassé du regard perçant que j’attachais sur lui ; mais se jetant au même instant dans une de ces parades de naïveté qui sont la haute ressource des fourbes : « Mon Dieu ! mon cher fils, s’écria-t-il, vous ne savez donc pas quelles immenses consolations la possession des biens de ce monde peut répandre sur une âme pieuse ? Autant les richesses périssables sont dignes de mépris lorsqu’elles représentent de vains plaisirs, autant le juste doit les réclamer avec fermeté quand elles lui assurent le moyen de faire le bien. À la place du saint trappiste, je ne vous cache pas que je ne céderais mes droits à personne ; que je voudrais fonder une communauté religieuse pour la propagation de la foi et la distribution des aumônes avec les fonds qui, entre les mains d’un jeune et brillant seigneur comme vous, ne servent qu’à entretenir à grands frais des chevaux et des chiens. L’Église nous enseigne que, par de grands sacrifices et de riches offrandes, nous pouvons racheter nos âmes des plus noirs péchés. Le frère Népomucène, assiégé d’une sainte terreur, croit qu’une expiation publique est nécessaire à son salut. Martyr dévoué il veut offrir son sang à l’implacable justice des hommes. Combien ne sera-t-il pas plus doux pour vous (et plus sûr en même temps) de lui voir élever quelque saint autel à la gloire de Dieu et cacher dans la paix bienheureuse du cloître l’éclat funeste d’un nom qu’il a déjà abjuré ! Il est tellement dominé par l’esprit de la Trappe, il a pris un tel amour de l’abnégation, de l’humilité, de la pauvreté, qu’il me faudra bien des efforts et bien des secours d’en haut pour le déterminer à accepter cet échange de mérites.

— C’est donc vous, monsieur le prieur, qui vous chargez, par bonté gratuite, de changer cette funeste résolution ? J’admire votre zèle et je vous en remercie ; mais je ne pense pas que tant de négociations soient nécessaires. M. Jean de Mauprat réclame sa part d’héritage, rien n’est plus juste ; et lors même que la loi refuserait tout droit civil à celui qui n’a dû son salut qu’à la fuite (ce que je ne veux point examiner), mon parent peut être assuré qu’il n’y aurait jamais la moindre contestation entre nous à cet égard, si j’étais libre possesseur d’une fortune quelconque. Mais vous n’ignorez pas que je ne dois la jouissance de cette fortune qu’à la bonté de mon grand-oncle, le chevalier Hubert de Mauprat ; qu’il a assez fait en payant les dettes de la famille qui absorbaient au delà du fonds ; que je ne puis rien aliéner sans sa permission, et que je ne suis réellement que le dépositaire d’une fortune que je n’ai pas encore acceptée. » Le prieur me regarda avec surprise et comme frappé d’un coup imprévu ; puis il sourit d’un air rusé et me dit : « Fort bien ! Il paraît que je m’étais trompé et que c’était à M. Hubert de Mauprat qu’il faut s’adresser. Je le ferai, car je ne doute pas qu’il ne me sache très-bon gré de sauver à sa famille un scandale qui peut avoir de très-bons résultats dans l’autre vie pour un de ses parents, mais qui à coup sûr peut en avoir de très-mauvais pour un autre parent dans celle-ci. — J’entends, monsieur, répondis-je. C’est une menace, je répondrai sur le même ton. Si M. Jean de Mauprat se permet d’obséder mon oncle et ma cousine, c’est à moi qu’il aura affaire ; et ce ne sera pas devant les tribunaux que je l’appellerai en réparation de certains outrages que je n’ai point oubliés. Dites-lui que je n’accorderai point l’absolution au pénitent de la Trappe s’il ne reste fidèle au rôle qu’il a adopté. Si M. Jean de Mauprat est sans ressource et qu’il implore ma bonté, je pourrai lui donner, sur les revenus qui me sont accordés, les moyens d’exister humblement et sagement, selon l’esprit de ses vœux ; mais si l’ambition ecclésiastique s’empare de son cerveau, et qu’il compte, avec de folles et puériles menaces, intimider assez mon oncle pour lui arracher de quoi satisfaire ses nouveaux goûts, qu’il se détrompe, dites-le-lui bien de ma part. La sécurité du vieillard et l’avenir de la jeune fille n’ont que moi pour défenseur, et je saurai les défendre, fût-ce au péril de l’honneur et de la vie.

— L’honneur et la vie sont pourtant de quelque importance à votre âge, reprit l’abbé visiblemenl irrité, mais affectant des manières plus douces que jamais ; qui sait à quelle folie la ferveur religieuse peut entraîner le trappiste ? Car, entre nous soit dit, mon pauvre enfant… voyez, moi, je suis un homme sans exagération ; j’ai vu le monde dans ma jeunesse, et je n’approuve pas ces partis extrêmes, dictés plus souvent par l’orgueil que par la pitié. J’ai consenti à tempérer l’austérité de la règle, mes religieux ont bonne mine et portent des chemises… Croyez bien, mon cher monsieur, que je suis loin d’approuver le dessein de votre parent, et que je ferai tout au monde pour l’entraver ; mais enfin, s’il persiste, à quoi vous servira mon zèle ? Il a la permission de son supérieur et peut se livrer à une inspiration funeste… Vous pouvez être gravement compromis dans une affaire de ce genre ; car enfin, quoique vous soyez, à ce qu’on assure, un digne gentilhomme, bien que vous ayez abjuré les erreurs du passé, bien que peut-être votre âme ait toujours haï l’iniquité, vous avez trempé de fait dans bien des exactions que les lois humaines réprouvent et châtient. Qui sait à quelles révélations involontaires le frère Népomucène peut se voir entraîné s’il provoque l’instruction d’une procédure criminelle ? Pourra-t-il la provoquer contre lui-même sans la provoquer en même temps contre vous ? Croyez-moi, je veux la paix… je suis un bon homme… — Oui, un très-bon homme, mon père, répondis-je avec ironie, je le vois parfaitement. Mais ne vous inquiétez pas trop ; car il y a un raisonnement fort clair qui doit nous rassurer l’un et l’autre. Si une véritable vocation religieuse pousse frère Jean le trappiste à une réparation publique, il sera facile de lui faire entendre qu’il doit s’arrêter devant la crainte d’entraîner un autre que lui dans l’abîme, car l’esprit du Christ le lui défend. Mais si ce que je présume est certain, si M. Jean de Mauprat n’a pas la moindre envie de se livrer entre les mains de la justice, ses menaces sont peu faites pour m’épouvanter, et je saurai empêcher qu’elles ne fassent plus de bruit qu’il ne convient. — C’est donc là toute la réponse que j’aurai à lui porter ? dit le prieur en me lançant un regard où perçait le ressentiment. — Oui, monsieur, répondis-je ; à moins qu’il ne lui plaise de recevoir cette réponse de ma propre bouche et de paraître ici. Je suis venu, déterminé à vaincre le dégoût que sa présence m’inspire, et je m’étonne qu’après avoir manifesté un si vif désir de m’entretenir il se tienne à l’écart quand j’arrive. — Monsieur, reprit le prieur avec une ridicule majesté, mon devoir est de faire régner en ce lieu saint la paix du Seigneur. Je m’opposerai donc à toute entrevue qui pourrait amener des explications violentes… — Vous êtes beaucoup trop facile à effrayer, monsieur le prieur, répondis-je, il n’y a lieu ici à aucun emportement. Mais comme ce n’est pas moi qui ai provoqué ces explications, et que je me suis rendu ici par pure complaisance, je renonce de grand cœur à les pousser plus loin et vous remercie d’avoir bien voulu servir d’intermédiaire. »

Je le saluai profondément et me retirai.