Maurin des Maures/I
CHAPITRE I
L’homme entra et laissa grande ouverte derrière lui la porte de l’auberge.
Il était vêtu de toile, guêtre de toile, chaussé d’espadrilles.
Il était grand, svelte, bien pris. Ce paysan avait dans sa démarche une profonde distinction naturelle, on ne savait quoi de très digne.
Il avait un visage allongé, les cheveux ras, un peu crépus, et sous une barbe sarrasinè, courte, légère, frisottée, on sentait la puissance de la mâchoire. Le nez, fort, n’était pas droit, sans qu’on pût dire qu’il fût recourbé.
De la lèvre inférieure au menton, son profil s’achevait en une ligne longue, comme escarpée, coupée à la hache.
Sous sa lèvre, la mouche noire s’isolait au milieu d’une petite place libre de peau roussie, d’un rouge brun de terre cuite.
Un souffle d’air froid, sentant la résine des pins et la bonne terre mouillée, s’engouffra avec Maurin dans la vaste salle haute, fumeuse et noire, de la vieille auberge des Campaux.
Cette auberge est bâtie presque à mi-chemin entre Hyères et la Molle, au bord de la route qui suit dans toute sa longueur la sinueuse coupée du massif montagneux des Maures, en Provence, dans le Var.
— Tu es toi, Maurin ? fit l’aubergiste. Ferme la porte vivement. Tu nous gèles du coup, collègue ! On dirait que tu amènes avec toi tout l’humide et tout le froid de la montagne.
— Mais en même temps, fit Maurin narquois et immobile, toute la bonne odeur du bois, collègues ! Vous êtes dans une fumée à couper vraiment au couteau ! Par l’effet de vos pipes, comme aussi de la cheminée où vous brûlez un chêne-liège entier auquel on aura laissé son écorce, vous êtes dans un nuage qui m’empêchait de vous voir. Ça n’est pas sain, camarades ! Respirez-moi un peu cette « montagnère ».
— La porte ! ferme la porte ! crièrent tous les buveurs sur des tons divers, mais où dominait une manière de déférence.
— La porte, Maurin, on te dit ! Il fait un vrai temps à bécasses !
Il y avait, parmi les buveurs, paysans et bûcherons, deux gendarmes et aussi un garde-forêts reconnaissable à son uniforme vert.
Ce garde forestier se tourna à demi et d’une voix de commandement :
— La porte ! on vous dit ! animal ! Comment faut-il qu’on vous le dise ?
Il avait l’air bourru et l’accent corse.
— Malgré vous, — fit Maurin très tranquillement, — malgré vous, vous en aurez, du bon air frais pour votre santé !
« De quoi vous plaignez-vous ?… Ah ! enfin, on vous voit maintenant, les amis !… Mais je ne connais pas ce garde. C’est un nouveau, je le devine. Et un Corse, cela s’entend… Ah ! n’est-ce pas qu’on respire ? Ton auberge maintenant, Grivolas, sent le thym et la bruyère. C’est bon !
Il s’obstinait à ne pas fermer la porte. Il y eut un silence pendant lequel on « entendit le dehors », un bruissement prolongé à l’infini, qui se renflait et s’abaissait comme celui de la mer roulant des sables.
— Entends-tu le bruit des pinèdes ? fit Maurin. Trente lieues de bois de pins qui chantent à la fois, compères ! C’est ça une musique.
Et il se mit à rire.
Alors, la fille du garde, assise près de son père et tournant le dos à la porte, regarda Maurin en face. Les deux « vïores » de verre, qui, plantées dans des chandeliers de cuivre, fumaient sur la table, posées près de la fille, éclairèrent pour Maurin son visage ovale, régulier, d’une pâleur brune et mate. Les cheveux étaient collés sur les tempes en deux bandeaux plats, mais épais, lisses et reluisants comme l’aile bleue de l’agace et du merle ; et sous les sourcils qui semblaient peints, Maurin vit luire, en deux yeux d’un noir de charbon, d’une couleur rousse de bois brûlé, deux étincelles.
— J’ai froid, l’homme ! dit-elle placidement.
Aussitôt, la porte lourde, en se fermant sous la poussée de Maurin, fit résonner dans toute la vaste auberge comme un écho de montagne.
— Excusez, mademoiselle ! fit Maurin. Pour vous servir on aurait fermé plus tôt.
Le galant Maurin n’avait pas seulement la réputation d’être le premier chasseur et piégeur du pays, — comme aussi le plus franc galegeaïré (ou moqueur et conteur d’histoires joyeuses), — mais encore il passait pour le plus beau coureur de filles dont on eût jamais entendu parler. « Agradavo », il plaisait. Telle est la brève explication que donnaient de ses innombrables triomphes amoureux les gens du peuple à qui on parlait de Maurin ; et sa double renommée débordait sur les départements voisins.
En le voyant si courtois pour la fille du garde, un des deux gendarmes s’agita sur sa chaise. Ce gendarme, jeune, bien fait, était fort soigné de sa personne ; joli, la figure ronde, les traits réguliers, la peau tendue, bien lisse, la moustache d’un noir excessif. Rasé de frais, il avait les joues et le menton bleus comme le ciel. On eût dit une poupée en porcelaine, toute neuve. Un détail de cette physionomie était caractéristique, et semblait plaisant sous un chapeau de gendarme : ses deux pommettes se surélevaient, très roses, comme deux gonflements, deux demi-sphères, deux enflures de santé, signes évidents d’une conscience tranquille et d’une indolence à toute épreuve.
Cela rassurait et donnait envie de rire. Ce beau gendarme, gentil comme un ténor, était amoureux de la « Corsoise » ; il s’était fait agréer, mais par le père seulement, en qualité de fiancé. Persuadé qu’il plairait un jour à Antonia, il n’avait pas voulu cependant « brusquer les choses », reconnaissant de bonne grâce qu’il ne suffisait pas de s’être montré trois fois à une jeune fille, et chaque fois durant quelques minutes à peine, pour être certain de n’avoir pas quelque rival secrètement préféré.
Depuis un mois tout au plus, le garde nouveau était installé dans la maison forestière du Don, et le gendarme, appartenant à la brigade d’Hyères, ne pouvait venir au Don, dans la commune de Bormes, qu’en voisin…
Maurin avait surpris le mouvement d’impatience du gendarme et il en avait aisément deviné la cause.
Il vint s’asseoir près des deux gendarmes dont il n’avait rien à redouter, s’étant toujours gardé avec soin de chasser en temps prohibé et sur des terrains interdits, — ou du moins de s’y laisser prendre.
— Grivolas ! du café ! du café bien chaud ! cria-t-il.
— Tu as donc soupé, Maurin ?
— J’ai toujours soupé, moi ! dit-il. Dès que j’ai faim, tu sais bien, — je mange, n’importe où je suis. Et je soupe toujours sans soupe. Voilà pourquoi le bon café me réjouit plus qu’un autre.
Il but une gorgée de café brûlant avec une satisfaction visible, et se mit à bourrer sa pipe lentement.
Presque tous le regardaient avec beaucoup de curiosité. C’était un homme légendaire que ce Maurin, un homme qui faisait « sortir du gibier aux endroits où il n’y en avait pas ». Et quel tireur, mon ami ! Bête vue était bête morte. Toujours chaussé d’espadrilles, il parcourait en silence les bois, les mussugues (coteaux couverts de cistes), les lits pierreux des torrents, les sommets couverts d’argeras (genêts épineux), les vallons de roches et de bruyères.
Cet homme en pantoufles ne couchait pas trente fois par an, comme tout le monde, dans une vraie maison. Son carnier de cuir, exécuté d’après « ses plans » par le bourrelier de Collobrières, était une fois plus grand que le plus grand modèle habituel et, tout chargé, pesait quarante livres, qu’il trimbalait « comme rien ». Qu’y avait-il là dedans ? Un monde ! Tout ce qu’il faut pour vivre à la chasse, seul, au fond des bois, à savoir : douze gousses d’ail, renouvelables ; deux livres de pain, un litre de vin, un tube de roseau contenant du sel, une gourde d’aïgarden[1] ; une coupe taillée dans de la racine de bruyère, coupe d’honneur offerte à Maurin par les chasseurs de Sainte-Maxime ; deux paquets de tabac de cantine, deux pipes, un couteau-scie ; un couteau-poignard de marin, dans sa gaine de cuir ; un briquet, de l’amadou, trois alènes de cordonnier, un tranchet, une paire d’espadrilles de rechange (il en usait deux paires par semaine) ; une demi-peau de chèvre tannée, pour le raccommodage de ses chaussures ; deux tournevis, six livres de plomb, trois boîtes de poudre, deux boîtes de capsules (car bien qu’il possédât un fusil « à système » il prenait quelquefois son vieux fusil à piston) ; une boîte de fer-blanc pour les œufs et les sauces ; douze mètres de cordelette fine et solide dite septain ; une paire de manchons. Ces manchons étaient des gants de cuir de son invention, sans doigts, où ses bras plongeaient jusqu’aux épaules. Ces manchons, qu’il faisait admirer volontiers, ne semblaient pas d’un usage pratique, mais ils lui rendaient, au contraire, les plus grands services en de certaines occasions.
Quand on disait, chez les paysans, sur un point quelconque du département : « Maurin… » quelqu’un de l’assistance aussitôt ajoutait, sur le ton de l’interrogation : « Des Maures ? » Et si celui qui allait parler répondait : « Oui », vite les têtes se rapprochaient, on faisait cercle pour apprendre quelque nouvelle aventure du roi des Maures, du don Juan des Bois.
Les domaines de Maurin étant immenses, on l’apercevait peu de temps dans la même région. C’est pourquoi, ce soir-là, à l’auberge des Campaux, la curiosité était si vive autour de lui.
Les joueurs oublièrent leurs cartes, pour le regarder attentivement. Les conversations étaient en déroute.
Maurin eut de nouveau un gros rire.
— Je suis tombé ici, dit-il, comme une pierre dans un marais, donc ! que les grenouilles ne disent plus rien ?
Le beau gendarme grommela sottement :
— Grenouilles ! grenouilles ! parlez pour vous, camarade !
Il ne fallait jamais agacer Maurin. Il avait la superbe d’un chef, et la susceptibilité d’un solitaire que rien ne vient heurter à l’ordinaire.
De plus, en présence d’une femme qui ne lui déplaisait pas, jamais Maurin n’eût « laissé le dernier » (le dernier mot) à qui que ce fût. En pareil cas, ce mâle devenait terrible, à la manière de tous les fauves.
— J’ai dit : « grenouilles » ! gronda Maurin, vous faisiez dans cette salle un tapage de grenouilles ! et vous vous taisez comme des grenouilles dans le marais, depuis que j’ai fermé cette porte. Je l’ai fermée pas pour vous, mais seulement pour plaire à la demoiselle… Et vous vous taisez, je dis, comme des Grenouilles ! — Il enflait le mot. — Voilà ce que j’ai dit. Et la gendarmerie ne peut pas y changer une parole. Ça, elle ne peut pas le faire, la gendarmerie !…
La gendarmerie ne peut pas non plus verbaliser contre une phrase inoffensive, après tout, comme celle que Maurin avait prononcée.
Le gendarme, vexé, se tut. La Corsoise, sympathique à Maurin, souriait.
Les Corses, race héroïque, sont ou gendarmes ou bandits. Le père de la Corsoise était fils d’un célèbre bandit corse.
Élevé dans le maquis jusqu’à l’âge de vingt ans, il était devenu un excellent soldat. Maintenant il était garde forestier et sa fille avait dix-huit ans. Elle eût épousé sans répugnance un gendarme, mais elle n’y avait jamais songé. Au choix, elle eût préféré un bandit, et elle n’y songeait pas.
Elle regarda Maurin. Maurin en éprouva une joie physique bien connue de lui.
C’était un peu ce qu’il ressentait parfois au sommet d’une montagne, à l’aube, lorsque la vie lui revenait nouvelle, aux lèvres et dans le sang, après un bon somme, et que le souffle de la mer, chargé des parfums de la montagne, pénétrant jusqu’à la chair par le col ouvert de sa chemise courait dans tout lui, et le faisait frissonner d’aise.
Le regard de la Corsoise l’émut plus que jamais ne l’émut un regard de femme. Le descendant des pirates maures rapteurs de filles tressaillit sous le regard de cet œil très noir, très grand, enflammé, où il reconnut une race de feu, sœur de la sienne. L’envie lui vint de faire le beau, comme elle vient au faisan dans le temps des amours.
— Tu n’as rien tué aujourd’hui ? lui demanda l’un des buveurs.
Alors la physionomie du galégeaïré devint sérieuse :
— Il m’en est arrivé une, dit-il, dans son français traduit du provençal et semé d’idiotismes : osco, Manosco !
Il abattit sur la table son poing fermé, avec le pouce rigide en l’air.
Cela signifiait : « Il m’en est arrivé une bien bonne, surprenante, inénarrable ! »
Osco, c’est-à-dire ; marque-la ! et Manosco, ajouté pour la rime, pour rien, pour le plaisir, pour faire sonner une deuxième fois le osco en invoquant une cité provençale qui a donné, dans les temps, de fortes surprises aux gens de guerre.
Les têtes se groupèrent autour de Maurin. Seuls les gendarmes ne se dérangèrent pas. L’aubergiste fut attentif. Quel gibier lui apportait Maurin ?
Maurin, lui, songeait surtout à plaire à la fille, en contant de son mieux une histoire étonnante.
La belle Corsoise s’était dérangée comme les autres pour écouter le conteur jovial, le fameux galégeaïré.
Maurin repoussa en arrière son petit feutre fané et dit gravement :
— Voilà. Figurez-vous, je n’ai vu, de tout le jour, qu’un gageai (un geai).
Il y eut un : ah ! de désappointement dans l’auditoire.
— Mais espérez un peu ! poursuivit l’homme avec une expression narquoise répandue dans tout son visage, espérez un peu… vous allez voir…
« Le geai me passait sur la tête. Je lui envoie mon coup de fusil. Pan ! il descend à terre et se pose sur ses pattes comme un homme ! Je me dis : Il est blessé ! Et vous auriez dit comme moi. Manquer un geai qui vous passe sur la tête ! le coup du roi ! quand on est Maurin ! le manquer, ça n’est pas possible ! je ne pouvais pas me le croire !
— Alors ?
— Alors je vais pour le ramasser… il fait un bond, mes amis, et se pose à terre, un peu plus loin ! Je me dis : « C’est une masque (un sorcier) ! Nous allons voir s’il m’emportera mes deux sous de poudre et de plomb, ce voleur ! » Je prends mon chapeau… et vlan ! je le lui lance : le voilà coiffé ! mes amis ! je vous l’ai coiffé… il était sous le chapeau, pris, mes amis, pris, flambé, cuit… Avec une sauce bien piquante un geai peut nourrir un pauvre… Je vais donc encore pour le ramasser… Ah ! misère, mes enfants ! misère de moi !… au moment où j’envoie la main en avant, voilà mon chapeau qui fait un bond, lui aussi, et qui se pose dans un arbre ! Je voyais sortir, de dessous le chapeau, les pattes de mon geai… Un chapeau à pattes, là-haut, sur le ciel !… Pauvre de moi !… Il, fait encore un bond… et voilà mon chapeau sur une branche plus haute, au bout d’un pin cette fois !… Il n’est pas neuf, mon chapeau, c’est vrai, tenez, le voilà… mais il vaut bien encore vingt sous… n’est-ce pas, gendarmes ?
« Alors je me dis : « Vingt sous de chapeau et deux sous de poudre et de plomb, ça fait bien vingt-deux sous, si Barrême n’est pas un âne… » Qu’auriez-vous fait à ma place ?… Je tremblais pour mon chapeau. Je me disais : « Voilà un vieux chapeau fichu, il va s’en aller qui sait où ! » Alors, mes amis, je ramassai une motte de terre, je visai bien, je la lançai — et le chapeau tomba comme un gibier ! mais le geai, mes amis, prit son vol et fila comme un chasseur en faute poursuivi par des gendarmes… C’était, je vous le dis, une masque… Osco, Manosco ! Marquez-moi celle-là !
On riait. La belle fille riait, près de Maurin, qui, de façon à être entendu d’elle, dit à voix basse au patron de l’auberge :
— Trois lapins et deux lièvres, ma chasse d’aujourd’hui, sont à l’endroit que tu sais ; vends-les pour mon compte et pour le mieux ; personne n’a besoin de savoir mes affaires.
Il rayonnait, Maurin ; il avait d’une seule histoire fait deux coups doubles : il avait fait rire la belle fille, et agacé les gendarmes : un ! — dissimulé aux yeux des autres auditeurs le profit de sa journée, et satisfait son imagination « d’artiste » : deux ! — car il venait d’inventer son histoire de toutes pièces. Et il savait très bien que tout ce monde n’était pas dupe de sa fable, et que tous l’admiraient de si bien mentir.
Il se moquait un peu de son public, en même temps que de sa prétendue maladresse, à laquelle nul ne croyait.
Et toute cette façon de rire de soi et des autres en se donnant un ridicule vrai ou seulement vraisemblable, c’est cela qui constitue la gouaillerie provençale, la galégeade. Qui trompe-t-on ici ?… Nous ne le saurons jamais.
- ↑ Eau ardente, eau-de-vie.