Maurin des Maures/IV
CHAPITRE IV
Interrogé par M. le préfet, M. le commissaire central avait déclaré qu’il ne savait sur le personnage que ce qu’en disait partout la rumeur publique : un chasseur sans pareil, coureur des bois et coureur de femmes, mais électeur influent dans trente communes.
— Pour des détails, poursuivit-il, si monsieur le préfet en souhaite, M. Désiré lui en donnera. Monsieur le préfet a-t-il déjà entendu parler de M. Désiré Cabissol ?
— Pas du tout.
— Eh bien, M. Désiré est un curieux des choses de la police, et qui nous rend parfois des services appréciables. M. Désiré Cabissol, fils d’un richissime épicier de Marseille, est avocat et même docteur en droit, mais il vit de ses rentes ; il a une fort belle résidence aux environs de Fréjus, mais il n’y séjourne guère ; il se déplace sans cesse, et n’est pas plutôt dans une localité nouvelle qu’il y connaît tout le monde et sait par cœur les moindres commérages dont il a le talent d’extraire la vérité. M. Désiré n’oublie jamais rien. Grand chasseur, la chasse lui est un prétexte à vivre quelque temps dans les plus petits hameaux, logé chez l’habitant qu’il paie bien et dont il se fait aimer, étant aimable. M. Désiré connaît toutes les affaires privées et publiques du département.
« Avec un homme pareil dans chaque province, un gouvernement qui centraliserait leurs connaissances pourrait se vanter d’avoir une police nationale.
« M. Désiré, comme je l’ai dit, daigne quelquefois nous servir. Quand je suis dans l’embarras, je vais le voir. Il m’honore de temps en temps d’une visite.
« Il est à Draguignan depuis hier soir. Si monsieur le préfet m’autorise à le lui présenter…
— Où est-il ?
— À l’hôtel Bertin.
— Faites-lui demander à quelle heure il pourra me recevoir.
— Bien, monsieur le préfet.
Une demi-heure plus tard, M, Désiré Cabissol se faisait annoncer chez le préfet.
C’était un homme de taille moyenne, à figure aimable, bien mis sans recherche, et qui avait la simple allure d’un paisible petit bourgeois. L’œil pétillait par moments d’une toute particulière finesse, qui n’apparaissait que pour disparaître aussitôt, sa préoccupation étant d’inspirer confiance à ses interlocuteurs. Du reste, parfait honnête homme.
— Monsieur le préfet, dit-il, permettez-moi de tenir votre visite pour faite et de vous la rendre. Je suis sûr qu’on vous a dit quels sont mes goûts favoris, mais je doute qu’on vous ait expliqué pourquoi je m’y livre si passionnément.
— Mon Dieu, dit le préfet, on a des goûts… comme cela… sans savoir pourquoi.
— Permettez ; c’est précisément ce que je ne voudrais pas laisser croire à un homme distingué comme celui que je devine en vous, rien qu’à vous voir.
M. Désiré s’assit familièrement sur le coin de la table de M. le préfet, lequel, sceptique et curieux, se mit à l’écouter avec le plus vif intérêt.
— Monsieur, dit M. Désiré, ce qui m’intéresse, c’est l’animal nommé Homme. L’homme est bête et méchant ; mais il est rusé et j’aime à suivre tous les détours de ses ruses, jusqu’à ce que je découvre au gîte le vilain motif de ses actes. Ces sortes de recherches me seraient un médiocre régal (car elles me font repasser souvent par les mêmes chemins), s’il n’y avait pas des originaux — c’est-à-dire de braves gens. Mais il y en a. Maurin en est.
« Ah ! monsieur ! quel malheur de n’être pas capable d’écrire le roman d’un tel personnage !
— Et qui vous en empêche ? dit le préfet.
— Je suis si paresseux à la fois et si actif ! soupira M. Désiré.
Le regard du préfet demanda une explication.
— Écrire un roman ! cinq ou six cents pages ! soulever une plume ! la plonger de minute en minute dans l’écritoire ! Écrire en un jour ce qui se parle en une heure ! ma paresse s’y oppose, comme aussi une activité toute physique qui me porte ailleurs. Au lieu d’écrire et même de lire des romans, j’en observe de vivants, j’en vis moi-même et plusieurs à la fois. J’en suis le déroulement à travers des années, je passe de l’un à l’autre en me jouant. Je prends le train de Nice pour voir où en est celui que j’intitule : Madame Z — ou le train de Draguignan pour assister au dénouement d’un autre que j’appelle : Monsieur Y.
« J’ai trouvé cet emploi de mes loisirs ; et l’étude que je fais des physiologies de chacun me permet de deviner parfois, comme une sibylle, la fin de bien des aventures — souvent, même, grâce aux plus faibles indices, de reconstituer les crimes et d’en retrouver les auteurs. Tout à votre service, à l’occasion, monsieur le préfet.
— Il est dommage, dit le préfet, que vous restiez sur un champ d’observation et de bataille aussi étroit : il vous faudrait Lyon ou Paris.
— N’oubliez pas, monsieur, dit Désiré Cabissol, que je travaille pour ma seule satisfaction. Or, j’aime le Midi. On y trouve des caractères si spéciaux ! Ce Maurin, par exemple, qui vous intéresse tant, est une figure digne d’un pinceau de maître ; je la connais dans les détails ; je sais des mots de Maurin qui me réjouissent à l’égal d’un mot de la Palférine dans Balzac et j’ai, de plus, la joie de l’avoir entendu moi-même, ce mot, sur les lèvres d’un personnage que j’ai découvert. Croyez-moi, monsieur le préfet, ni le billard ni le théâtre ne donnent de ces plaisirs-là ; ni même la besogne du romancier, lequel se traîne sur un seul roman imaginaire dans le temps que je mets à en connaître cinquante, qui sont vécus. Je me fais l’effet d’être une sorte d’Asmodée qui soulève les toitures et les crânes, et qui a le don d’ubiquité.
— Permettez-moi de vous dire que vous êtes vous-même une figure très originale.
— Parce que j’ose faire avec largeur tout ce que nos contemporains font petitement, lorsqu’ils suivent à la quatrième page de leur journal toutes les pauvres histoires mal racontées sous la rubrique faits divers ? Cela les passionne beaucoup ; ils ne font pourtant qu’entrevoir en surface certains drames dont je connais, moi, tous les ressorts. Mais, puisque c’est Maurin qui vous intrigue, que voulez-vous savoir de lui ? Ce ne sont pas ses exploits cynégétiques, je présume, c’est son caractère qui vous intéresse ?
— Naturellement, dit le préfet.
— Eh bien, dit M. Cabissol, ce Maurin est pour moi l’incarnation de sa race. Il est ignorant mais intelligent et fier, calme mais capable des plus vives indignations. Il a la grandeur d’un prince arabe et c’est un pauvre braconnier de Provence. Il est sérieux et sûr, mais, derrière ses moindres paroles, il y a souvent une gouaillerie cachée.
« Cet homme-là, c’est quelqu’un. Dans les armées de la première République, des hommes comme lui, fils de fruitière ou charretiers, devenaient généraux à vingt ans et, sous l’Empire, maréchaux à trente. Ce qui manque à des êtres pareils, ce sont des champs d’action dignes de leur décision, de leur audace, de leur génie. Ça ne redoute rien. Ça sait vouloir. Ça vit braconnier par une ironie du sort ; c’est de la race du pirate qui répondit à Alexandre : « Quelle différence y a-t-il entre toi et moi ? C’est que tu as une flotte, et moi rien qu’une pauvre petite barque. »
« Gaspard de Besse, notre fameux voleur révolutionnaire, était de cette race-là ; seulement Maurin est d’une scrupuleuse honnêteté — c’est-à-dire, hélas ! un peu dégénéré ! Il finira mal, car il tient de l’humanitaire. Il reculerait devant un meurtre, même pour sa légitime défense. Cependant, si on mettait en leur place des énergies pareilles à celle d’un Maurin, on ferait des patries bien plus belles. Mais qui s’en occupe ? Voulez-vous, monsieur le préfet, jeter sur Maurin des Maures un regard digne de lui ? Écoutez ce fait. Il y a quelque sept ou huit ans, il se trouva rayé des listes électorales. Il réclama vainement sa réinscription au maire de Z…, devenu on ne sait pourquoi son ennemi personnel. Le maire fit la sourde oreille. Il entendait traiter notre Maurin en vagabond, en errant, quantité négligeable, individualité douteuse. Maurin insista longtemps mais toujours vainement. Il pouvait s’adresser au juge de paix, mais il croit qu’il vaut mieux, comme dit le proverbe, avoir affaire à Dieu ou à saint Pierre en personne qu’à de tout petits saints. Que pensez-vous qu’il fit ?
« — Ma mère, dit-il un matin tout en s’équipant comme pour la chasse, ma mère, si vous ne me revoyez pas d’un mois ou deux, ne soyez pas inquiète : je vais faire un petit voyage.
« — À pied ?
« — Oui.
« — Et où vas-tu ?
« — Je vais à Paris. »
« Il partit, son fusil au dos, son chien sur ses talons, tuant chaque jour de quoi payer l’auberge. Le vingt-cinquième jour il était à Paris où, par l’intermédiaire d’un député du Var, homme d’esprit, il demanda une audience au ministre de l’Intérieur. Le ministre, sur le portrait que le député lui fit de Maurin, le reçut dès le lendemain. J’ai entendu Maurin et j’ai aussi entendu le ministre conter l’entrevue. Les deux récits concordaient.
« Maurin, dans son costume de chemineau chasseur, à peine entré dans le cabinet du ministre qui le reçut debout, commença ainsi :
« — Avec votre permission, monsieur le ministre, je prendrais bien une chaise — pourquoi je suis un peu fatigué étant venu à pied de Cogolin, comme mon chien pourrait vous le dire, mais je l’ai laissé à l’auberge — pourquoi il est encore plus fatigué que moi… »
« Le ministre se mit à rire et lui désigna un fauteuil. Maurin prit une chaise, puis exposa son affaire et conclut ainsi :
« — Je suis un citoyen, monsieur le ministre, et je tiens à le rester. J’ai fait mon service à la marine, j’ai fait mon devoir et je ne comprends qu’une chose : c’est qu’alors j’ai droit à mon droit. Ça m’a beaucoup dérangé, croyez-le, de venir vous voir à pied. C’est un peu loin, ça prend du temps, mais je suis venu. Seulement, d’autres sont dans le même cas qui ne viendront pas, rapport à la distance, et, du même coup, je vous les recommande. Dites à vos maires de suivre les lois, noum dé pas Dioù ! nous sommes en France, preutrêtre ! »
« Hélas ! toutes les fois qu’on vous contera une saillie de Maurin, ce qu’on ne pourra vous rendre, c’est l’accent, l’inimitable accent. L’accent de Maurin, c’est une musique qui ajoute un sens ; un commentaire à ses moindres paroles. La vie de Maurin est un opéra dont vous n’aurez jamais que le libretto.
« Le ministre, lui, entendit et les paroles et la musique. Il riait de bon cœur. Il serra la main de Maurin et le fit rapatrier avec des éloges.
« Au moment de le quitter, Maurin s’était écrié, en lui frappant sur l’épaule : « Eh bé, vous m’allez, vous ! »
« Voilà l’homme, il est à prendre ou à laisser.
— Voilà le citoyen, dit le préfet ; mais l’homme, celui qu’on appelle un don Juan de la forêt ?
— Celui-là n’est pas moins beau, monsieur le préfet. À seize ans, Maurin, joli comme un gars de nos pays où la race est sèche et nerveuse ; Maurin, brun à peau bistre, jouait sur les plages de Saint-Tropez, nageant, pêchant et barquégeant ; vous diriez, à Paris, canotant. Un été, une famille bourgeoise, le père, la mère et la fille, s’installa sur les bords de la mer dans une villa de Saint-Tropez. Le petit Maurin, qui vivait en bras de chemise, débraillé, à moitié nu, sans cesse lavé par l’eau de la mer, plut à la jeune fille de la villa… Elle avait dix-huit ans et peignait de fort jolies aquarelles… Elle le fit poser souvent, tantôt sur la plage en pleine lumière, tantôt sous les grands pins… Elle plaisait beaucoup au petit pêcheur, la demoiselle… Elle lui plaisait tant qu’il arriva (comme on dit dans le pays) — un malheur. La famille fut désespérée et s’éloigna. Maurin comprit qu’il devait se taire, mais il suivit ces gens à la piste et sut, peu de temps après leur départ, qu’un fils lui était né. Cet enfant ignore aujourd’hui le nom de son père. Baptisé César, on l’appela et il se fait appeler Césariot.
« Des montagnards des Basses-Alpes furent ses nourriciers.
« Ils l’ont mis depuis quelque temps en service chez des pêcheurs de Saint-Tropez, mais ce garçon promet de devenir un mauvais sujet ; c’est un rôdeur de cabarets louches et qui rêve Toulon et les basses orgies de la ville maritime. Maurin, qui ne l’a pas perdu de vue, en est désolé.
« Et tout cela m’intéresse. Maurin, qui a d’autres enfants, en a reconnu deux seulement (un garçon et une fille) parce que, dit-il, ceux-là, « il me semble bien que je suis sûr d’être leur père » ! Quant à Césariot, s’il ne l’a pas avoué pour son fils, ce fut par pure discrétion, en faveur de la patricienne à laquelle ce démocrate de Maurin pense toujours avec orgueil, bien qu’il ne sache pas ce qu’elle est devenue. Il aime, au fond, son gueux de Césariot et n’est pas homme à le laisser « mal tourner » sans essayer d’arrêter le drôle. J’ai pu en causer avec lui, lui ayant d’abord donné à entendre que je savais pertinemment son secret. Il m’a répondu cette parole étonnante :
« — Cet enfant aurait pu porter mon nom ; je n’entends pas qu’il le déshonore ! »
« Dites-moi, monsieur le préfet, si le mot n’est pas héroïque sous sa drôlerie et empreint du plus pur idéalisme ? C’est du bon Maurin, et je m’y connais !
« Son second enfant fut une fille. Il l’eut, deux ans plus tard, d’une femme mariée. Le mari, un bûcheron, allait partout dénonçant, avant la naissance, l’indignité de sa femme et son propre déshonneur. Il proclamait qu’il n’accepterait jamais l’enfant, et qu’il tuerait Maurin. Alors Maurin, bravement, alla trouver le mari récalcitrant :
« — Donnez-moi l’enfant, dès qu’il naîtra, maître un tel. Puisque vous savez les choses, il est juste que je prenne l’enfant à ma charge. »
Il reconnut la petite, en effet. Rien n’était moins légal puisque la naissance de l’enfant ne fut pas déclarée par le mari, mais l’opinion publique approuva. Nul ne dénonça l’arrangement aux magistrats. Et la mère fut bien contente de donner sa fille au vrai père, Jusqu’à l’âge de dix ans, la mère de Maurin éleva la petite, légalement fille de mère inconnue et de Maurin des Maures, en dépit de la formule : « Is pater est quem nuptiœ… » Voilà le don Juan des bois. Convenez qu’il est sympathique.
— Il est surprenant, dit le préfet.
— Surtout si vous songez que, chez les paysans, l’idée d’intérêt passe pour primer toutes les autres, — l’acte de Maurin devient superbe.
— Où est cette fille, à présent ?
— La petite Maurin est servante chez des bourgeois de Grimaud. Elle y a appris la couture et les bonnes manières ; elle est en train de devenir une sorte de demoiselle de compagnie. Or l’état de domestique semble déshonorant à nos Méridionaux en général ; mais Maurin proteste, disant que tout le monde est au service de tout le monde. Il ajoute : « Mon chien est mon domestique et mon ami, et je suis le domestique et l’ami de mon chien. Et ça me fait honneur ! »
— Et vous dites qu’il a, de plus, un tout jeune fils, votre Maurin des Maures ?
— Oui, le petit Bernard, qui vit chez la mère de Maurin ou qui, du moins, s’y trouvait encore il y a quinze jours. Il a onze ans. Il est né d’une fille de cantonnier. Oh ! une histoire toute simple… Vous voyez que notre don Juan n’est pas de l’école de Jean-Jacques.
— Trois enfants, c’est peu, dit le préfet. La France se dépeuple. Maurin n’aura pas la prime.
— Trois enfants avérés ! dit M. Cabissol. D’ailleurs la vie est chère et dure. Les bourgeois les plus aisés sont moins prolifiques et, par conséquent, moins courageux que Maurin.
— C’est vrai, dit le préfet. Mais… vous déjeunez avec moi, monsieur Cabissol ?
— À condition que je serai de votre battue avec Maurin, monsieur le préfet… J’ose vous demander une invitation.
— J’allais vous l’offrir, cher monsieur.
— En résumé, monsieur le préfet, Maurin est un homme non seulement à aimer, mais à ménager. En temps d’élections, par exemple…
— Monsieur le préfet est servi, prononça un domestique qui apparut sur le seuil du cabinet.
— Nous étudierons mieux la question à table, dit M. Désorty.