Maurin des Maures/X
CHAPITRE X
La petite ville de Bormes est bâtie dans le ravin, sur les versants de deux collines qui se regardent, dominées par un plus haut sommet. Fortement adossée aux Maures, elle était ainsi bien placée, comme la plupart des villages et des hameaux du Var, pour guetter l’arrivée des pirates sarrasins et se défendre contre eux. De la plaine jusqu’à la petite ville, par des chemins mal taillés dans la roche, la montée jadis était rude. Elle ne l’est plus ; les voitures et charrettes doivent gravir un spacieux chemin moderne, bien entretenu, mais auquel on a dû faire décrire de nombreux détours.
La place publique de Bormes est un plateau, arrangé en terrasse, avec ses balustrades où l’on peut s’accouder devant un horizon de plaines, de collines, d’îles et de mer bleue, sous les poivriers et les mimosas. Des rosiers y fleurissent, respectés par les petits enfants de l’école, auxquels M. le maire est allé expliquer, un jour, comment le respect des propriétés publiques fait la joie commune.
M. Rinal, chirurgien de la marine, cherchant comme il disait un coin où mourir paisible, avait été frappé de la beauté de Bormes.
La vie semblait s’agiter au pied de cette colline, comme la mer au pied d’un îlot escarpé sans pouvoir troubler le repos de ses habitants.
— Pour venir me trouver ici, s’était dit le philosophe, il faudra vraiment qu’on ait besoin de moi, ou que l’on m’aime.
Et il habitait une maison simple, comme toutes celles du pays, sur des gradins qui, taillés dans la colline, dominent la place et portent, parmi les fleurs, des orangers et des grenadiers. Il avait même un bananier, objet constant de ses soins.
Il vivait là avec un chien borgne et une vieille gouvernante. Le médecin de Bormes venait tous les jours faire une partie d’échecs.
M. Rinal avait le don des langues.
C’était un hébraïsant remarquable, un orientaliste de premier ordre, quoique inconnu ; il avait lu le chef-d’œuvre de chaque littérature dans le texte original. Une ou deux langues cependant lui manquaient encore. — « Cela m’amusera à apprendre dans les deux dernières années de ma vie. » L’histoire de la Révolution française, les Évangiles, les fables de La Fontaine, le Livre des Morts des Egyptiens, Sakountala et les quatrains de Kheyam étaient ses livres préférés. Quand il en parlait, il faisait claquer sa langue comme un gourmet qui déguste un vieux vin. Ses héros favoris étaient Jeanne d’Arc, inexplicable prodige, Odette, Jésus… et Marat ! Il avait Charlotte Corday en exécration. « Elle ne parvint à entrer chez l’homme de bien, disait-il, qu’en lui faisant dire qu’elle avait un service à lui demander, au nom du peuple. C’est une coquine. Marat demandait beaucoup de têtes, il avait raison. Il ne faut espérer que dans le balai de la mort. La mort c’est la grande nettoyeuse. Espérons dans la mort. Prions-la. C’est l’épuratrice ! » Quand il avait fait l’apologie de Marat, ingénument, avec une conviction douce et forte de brave homme, — que de fois, si l’on était à table, à déjeuner ou dîner, on avait pu l’entendre crier, furieux : « Catherine ! Catherine ! »
Catherine arrivait, très grosse, essoufflée…
— Monsieur ?
— Vous savez bien que je ne peux pas supporter la vue d’une tête de poulet ! Qu’est-ce que c’est que ça ?
— C’est la tête, monsieur.
— Comment avez-vous pu oublier de la faire disparaître ?
— Je me suis fait aider ce matin par la voisine. C’est elle qui a fait fricasser le poulet… je n’ai pas pensé à lui dire…
— C’est abominable !… Ça vous arrivera encore, je le sais bien ! En attendant je ne pourrai plus déjeuner, moi, ça m’a coupé l’appétit ! Donnez-moi des figues sèches… C’est dommage. Il avait l’air appétissant, ce poulet.
Tel était dans la vie ce farouche révolutionnaire, ce chirurgien qui avait coupé des jambes et des bras sous le feu de l’ennemi, et qui souffrait, par les temps humides, de plusieurs vieilles blessures.
Pendant la campagne du Mexique, à Puebla, il avait dû passer dans un canot, en service, sous le feu de l’ennemi… « C’est mon plus pénible souvenir, disait-il, vous allez voir pourquoi ! » Et voici ce qu’il racontait :
— J’avais pour aide un petit mousse, un enfant, quatorze ans. Je ne pouvais pas le regarder sans penser à sa mère, dont il me parlait souvent.
« Nous passions sous le feu ; dans ce canot, il grêlait des balles. Un homme est blessé. J’étais debout, incliné vers lui, occupé d’un premier pansement. Quand je me retourne pour prendre des mains de mon petit infirmier une bande de toile qu’il tenait, je le vois couché au fond de l’embarcation, tout blotti, un peu tremblant. Les hommes riaient. Et moi, impatienté, oubliant qu’il pleuvait du plomb, je dis, comme si nous avions été tranquilles dans une salle d’hospice :
« — À quoi penses-tu, gamin ? le linge, donc ! »
« Prompt à m’obéir, l’enfant se leva tout debout, et aussitôt, frappé d’une balle, vint s’abattre contre ma poitrine. Il dit : « Maman ! » et mourut dans mes bras… Je ne m’en suis jamais consolé. »
Il adorait les enfants.
La marque essentielle de cet homme d’élite, c’était son intelligence sympathique des simples, des travailleurs de terre et de mer, des hommes du peuple. Sans effort il se mettait, comme on dit, à leur place, à leur point de vue, et jugeait leurs actes ou leurs intentions du fond de leurs nécessités propres, seules conditions de leur existence. Il comprenait leurs besoins, les circonstances qui les enserraient et les commandaient, les fatalités auxquelles ils sont soumis, l’importance pour eux de ce qui nous semble frivole à nous. Aussi était-il populaire.
Il avait toujours à leur service un conseil judicieux, simple, comme donné par un des leurs, et, en même temps, contrôlé par une haute sagesse.
Au fond, cet homme était un prêtre dans le sens élevé du mot, un recteur, un directeur d’âmes. Il avait pour clients ceux qu’auraient dû rassembler le curé. Le curé en souriait : — « Vous me prenez mes ouailles. Quel dommage que vous soyez un mécréant ! Pourquoi ne croyez-vous pas en Dieu ? »
— J’y crois, j’y crois, monsieur ; Dieu, c’est la bonté humaine.
« Ce Dieu-là a sur d’autres l’avantage d’être révélé, tangible, visible, certain. Mieux vaut un bon mécréant qu’un croyant mauvais. »
Le curé allait volontiers chez le mécréant : « — Que n’ai-je, disait-il, beaucoup de païens comme celui-là ! Le bon Jésus n’osera jamais le damner ! »
Les gens de Bormes aimaient leur hôte, qui rendait au pays des services effectifs, remplaçant quelquefois, sur sa demande, le médecin malade ou absent, et surtout se faisant le professeur gratuit, non seulement de quelques enfants mais de plus d’un adulte.
Du haut de son mur en surplomb sur la place publique, tandis qu’il regardait les enfants jouer aux boules le dimanche, il lui était arrivé de dire tout à coup à l’un des petits joueurs :
— Comment t’appelles-tu, toi ?
— Un tel.
— Que fait ton père ?
— Jardinier.
— Il fait des primeurs ?
— Oui.
— Des roses, des œillets, des fleurs qu’il envoie à Paris ?
— Oui, monsieur Rinal.
— Tu lui succéderas ?
— Oui, monsieur Rinal.
— Tu sais l’anglais ?
— Non, monsieur Rinal.
— Eh bien, viens chez moi une fois par semaine. Je te l’apprendrai. Tu enverras des fleurs à Londres.
Il était adoré. Voilà l’homme à qui M. Cigalous conduisait Maurin.