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Maurin des Maures/XIII

La bibliothèque libre.
Ernest Flammarion, Éditeur (p. 95-102).

CHAPITRE XIII


M. Cabissol explique le rôle du chapeau haut de forme considéré dans ses rapports avec le jeu de boules et, à propos de la pluie et du beau temps, répète le sermon aimable que fit un bon curé pour la fête de Sant-Estrôpi.

M. Désorty et M. Cabissol repartirent ensemble pour Draguignan. Quand ils furent installés dans leur wagon :

— Eh bien, mon cher monsieur Cabissol, dit le préfet, il me semble que vos calmes Méridionaux ont secoué leur indolence dans cette aventure-ci.

— Ils sont indolents à la façon des poètes, mon cher préfet ; sobres comme l’Arabe, et dédaigneux de l’effort qui accroîtra leur bien-être, mais, ne vous y trompez pas, actifs, résistants et hardis, dès qu’il s’agit de prendre part à une « aventure » qui met en mouvement leur imagination.

« Durant la campagne de Russie, savez-vous bien que les Provençaux, d’après les rapports des médecins, se montrèrent les plus endurants et les plus gais parmi tous les héros aguerris qui suivaient le grand Empereur ?

« D’autre part, ils sont bien les cousins germains de cet Arabe à qui un colon offre un sou pour qu’il consente à lui tirer un seau d’eau à son puits. L’Arabe tire le seau et prend le sou.

« — Allons. Mohammed, encore un seau… tu auras encore un sou.

« — Roumi, dit l’Arabe, je n’ai, pour l’heure, besoin que d’un sou. C’est pourquoi tu peux, si cela te convient, tirer toi même un second seau de ton puits. Moi je suis pour l’heure assez riche. »

« Convenez que cela ne manque pas d’allure, et, qui sait ? de sagesse peut-être.

— Hum ! dit le préfet, au point de vue social… Enfin !… Et vos Provençaux sont de cette force ?

— Avant-hier, continua M. Cabissol, j’étais à la campagne chez un de mes amis, près de Draguignan, et nous regardions son cheval de labour, qui, les yeux aveuglés par les œillères bombées, tournait en rond, mettant en mouvement l’engrenage de la noria (puits à roue).

« Or, une branche de cerisier, horizontale, très longue, venait à chaque tour de piste heurter la pointe du collier d’attelage. Le cheval, sentant le heurt, faisait mine de s’arrêter… puis la branche glissait, égratignant le cuir, et, après avoir surmonté la pointe du collier, elle reprenait sa position, tandis que l’animal reprenait sa marche. À chaque tour de piste, il retrouvait le même obstacle, subissait la même impression, ralentissait, brusquement repartait. Et ainsi de suite.

« À vingt pas à peine de la noria, le fermier, tout en surveillant sa bête, bêchait mollement ses oignons.

« Mon ami l’interpella :

« — Eh, Toine ? voilà une branche qu’il faut couper !

« — Sûr, qu’il faudrait la couper ! répliqua Toine, Je m’en suis bien aperçu depuis l’année dernière ! il faudra que j’apporte, un jour, le couteau-scie !!!

« — Et si vous alliez le chercher, Toine, le couteau-scie ?

Ça n’est que trente pas à faire, d’ici à votre maison.

« — Oh ! répondit Toine en se remettant à bêcher ses oignons avec mollesse, je l’apporterai demain, — si je ne l’oublie pas !!!!! car c’est vrai que cette branche maudite abîme tout le cuir du collier !!!!!!! et puis… ça donne au cheval une bien mauvaise habitude !!!!!!!!! »

« Mon ami, qui est du pays et qui a chez lui ce fermier, très brave homme, depuis trente ans, alla vers le cerisier, et prenant la branche à deux mains, il la rompit sans faire aucune réflexion.

« Et ce fut sans rien dire que nous nous en allâmes

— C’est absurde, dit le préfet.

— Mais si pittoresque ! dit M. Cabissol.

— Pittoresque, soit ! dit le préfet, et c’est par amour du pittoresque que ce dompteur de foules, dont vous me contiez l’histoire l’autre jour, se coiffait d’un chapeau haut de forme ?

— Par amour de la parade, mon cher préfet. En d’autres occasions, ce sera par amour du comique. En voulez-vous la preuve ? Certaines sociétés de boulomanes ont imaginé de se coiffer du haut de forme pour jouer leur jeu favori. Ce faisant, ils se donnent la comédie à eux-mêmes, et, du même coup, tournant avec raison en ridicule la coiffure bourgeoise qu’un usage égalitaire leur impose aux grands jours du mariage, ils se vengent gaîment d’avoir eu à la subir ; ils arrivent donc sur leur terrain de jeu, le kalitre en tête.

« Vous n’ignorez pas que, chez nous, les boules sont un jeu national. Les joueurs se divisent en deux catégories : les pointeurs, qui doivent placer leur boule le plus près du but, dit cochonnet ; et les tireurs (nos boules sont ferrées et lourdes) qui doivent lancer directement leur boule, parfois à de longues distances (soit une vingtaine de pas) contre la boule adversaire qu’il s’agit d’écarter du but. Les chapeaux hauts de forme doivent être posés en arrière, sur la nuque, ou très en avant sur le front des joueurs. Il s’agit pour chacun d’eux de lancer sa boule sans perdre son chapeau. C’est la règle de ce jeu très spécial.

« Vous voyez d’ici combien ces coiffures instables deviennent ridicules quand les mouvements des joueurs les déplacent ou les font rouler à terre !

« Et quels lazzis ! quels pétillements de moqueries entrecroisées !… Parfois le joueur désespéré, d’un mouvement instinctif, lâche sa boule pour retenir son solennel couvre-chef… c’est sublime. Et de ces chapeaux hauts de forme on en voit, là, de tous les âges. Toutes les modes sont représentées, larges bords, bords étroits ; les uns sont de simples cylindres, les autres sont coniques ; certains ont de longs poils et sont étrangement évasés… ils ont été empruntés à l’armoire d’un arrière-grand-père… Et de rire. Je vous assure que le spectacle est réjouissant.

« Du reste, le haut de forme, depuis son apparition, a toujours excité la verve railleuse du populaire de chez nous ; il a tout de suite choqué le bon sens national.

« Je me rappelle avoir assisté au mystère de la Nativité qu’on représentait encore il y a un quart de siècle dans nos théâtres populaires de marionnettes.

« Il y avait toujours parmi les personnages de la crèche un vieil aveugle qui se faisait conduire à l’étable de Bethléem, dans l’espoir d’y recouvrer la vue ; son fils, un bambin de douze ans, lui servait de guide ; et pour faire honneur à l’enfant Jésus, le gamin se coiffait du kalitre. Le vieil aveugle et son guide arrivaient ensemble devant Jésus, couché sur de la paille, entre l’âne et le bœuf, dans l’étable légendaire ; ils saluaient l’Enfant-Dieu, puis Marie et Joseph… L’aveugle priait à voix haute et tout à coup, sa guérison s’étant miraculeusement accomplie, il le prouvait d’une façon éclatante en s’écriant, tourné vers son fils : « Oh ! bou Diou ! que capeoù ! (Oh ! mon Dieu ! quel chapeau !) » Et cela est d’excellente comédie !

« Le chapeau haut de forme est né en Angleterre…

« Le bon sens populaire des Provençaux de tout temps a condamné une coiffure qui ne protège ni contre le soleil ni contre la pluie ! »

On arrivait aux Arcs. Les deux voyageurs changèrent de train ; il pleuvait légèrement.

— Tiens ! il pleut ! dit le préfet.

— Il pleut ? dit M. Cabissol. Eh bien, je parie que des Arcs à Draguignan, nous ne verrons pas âme qui vive dans les champs ni sur les routes… Et à propos de pluie, poursuivit-il, j’oubliais de vous conter mon récent pèlerinage à Sant-Estrôpi.

— Où est cela ?

— Pas très loin de Figanières. J’y suis allé l’autre jour. Et voici ce que j’ai vu et entendu…

« Sant-Estrôpi est le nom d’un quartier rural de la commune de Figanières. La chapelle de saint Estrôpi, patron des joueurs de boules maladroits, dépend du château qui porte le même nom, et qui appartient à mes vieux amis Boujarelle. Devant le château, au flanc de la colline, s’étend une terrasse spacieuse qui domine magnifiquement une petite vallée. La chapelle fait face au château, à l’autre bout de la terrasse.

« Or, de tous temps, les propriétaires de cette vieille demeure ont permis aux habitants du quartier et des communes environnantes de fêter saint Estrôpi dans la chapelle comme aussi sur la terrasse où s’installent quatre ou cinq roulottes de forains, vire-vire, tir à l’arbalète, jeux de massacre, etc. Et dans la chapelle un curé du voisinage vient dire la messe.

« J’étais invité, il y a huit jours, à ces réjouissances ; j’y allai.

« Malheureusement, une pluie légère ayant commencé, la veille de Sant-Estrôpi, à asperger nos routes, personne, sauf le curé, ne se rendit à la messe.

« Seuls les châtelains — au nombre de trois — leurs trois fermiers et votre serviteur, y assistèrent. Nous étions sept, neuf en comptant le curé et le petit garçon qui tenait la clochette et répliquait amen aux bons endroits.

« Vous voyez d’ici la vieille chapelle délabrée, aux murs nus, et dont la haute et large porte fut fermée à cause du vent… Dès que la pluie avait cessé, un vent assez fort s’était élevé.

« À l’évangile, M. le curé, vêtu de ses plus beaux ornements, se tourna vers nous et dit :

— « Mes très chers frères,

« Tous les ans, à pareille époque, nous fêtons notre grand saint. Seulement, les autres années, cette fête, célèbre dans toute notre contrée, attire ici tout un peuple de fidèles, jaloux d’honorer notre saint selon ses mérites. Or, aujourd’hui, vous êtes venus en bien petit nombre. »

« Je le crois bien, s’interrompit M. Cabissol, j’étais seul ; les autres assistants appartenaient au domaine de Sant-Estrôpi. Nous, les étrangers du dehors, nous étions un : moi ! Et le curé poursuivit :

« — Et pourquoi êtes-vous venus en si petit nombre pour honorer un si grand saint ?

« Hélas ! je le dis avec douleur, c’est parce qu’il a plu ce matin !

« Eh bien ! mes très chers frères, est-ce qu’il n’est pas bien facile, lorsqu’il pleut, — de prendre un parapluie ? »

« Le bon curé joignit ses mains sur son ventre et éleva ses regards vers la voûte lézardée de la chapelle, c’est-à-dire vers le ciel :

« — Ô grand sant Estrôpi ! s’écria-t-il, sans doute tu leur pardonnes la tiédeur de leur dévotion à ta gloire, mais moi, grand saint, j’ai le devoir de leur dire qu’ils n’auraient pas dû reculer devant le petit désagrément d’être un peu mouillés, à l’heure où il s’agissait de venir aux pieds des autels te rendre l’hommage qui t’est dû ! »

« Les regards du bon curé s’abaissèrent et parcoururent son auditoire composé de sept personnes ; et il continua :

« — C’est pourquoi, mes très chers frères, c’est pourquoi mon âme s’écrie : « Honte ! trois fois honte ! six fois et sept fois honte sur ceux qui ne sont pas venus, quand il leur était si facile de venir même sans être mouillés, — puisqu’ils n’avaient pour cela qu’à prendre un parapluie. Honte cent fois, mille fois honte sur ceux qui pouvant prendre un parapluie… n’ont pas pris de parapluie… Mais en revanche et pour la consolation de mon âme, gloire à ceux qui ont eu l’idée — bien simple, d’affronter les intempéries de la saison, afin de fêter notre grand saint ! Trois fois gloire, gloire six et sept fois, cent fois et mille fois gloire à ceux qui sont venus, avec ou sans parapluie ! Que ceux-là soient bénis. Ainsi soit-il. »

« Le bon curé quitta le ton oratoire pour dire avec beaucoup de simplicité :

« — Maintenant, mes très chers frères, nous allons comme tous les ans faire, au dehors, sur la terrasse, une petite procession, afin d’attirer, par nos prières et nos hymnes pieux, les bénédictions de notre saint vénéré sur les fruits de la terre et les travaux des champs. »

« Le petit clion (clerc, servant) nous distribua des cierges vite allumés et, à la file indienne (je marchais le premier derrière le curé), nous nous acheminâmes vers la porte de la chapelle, que le curé ouvrit péniblement.

« Quand elle fut ouverte, nous pûmes tous voir que les platanes de la terrasse étaient humides… Il tombait une pluie imperceptible, jolie sur les feuilles comme rosée au soleil.

« Le bon curé recula, terrifié :

« — Ah ! sapristi ! fit-il, il pleut encore ! je crois que nous ferons bien de prier dans la chapelle. Sant Estrôpi nous pardonnera. »

— Draguignan ! tout le monde descend ! cria d’un ton terrible, sur le trottoir de la gare, un homme d’équipe à la voix de bronze.